Outre le dossier consacré aux »Falaises de marbre«, le deuxième numéro de »Jünger Debatte« contient cinq articles sur d’autres sujets et une rubrique informant le lecteur des derniers livres parus sur l’auteur. Comme dans le précédent numéro, une petite partie est consacrée à des documents d’archives et, pour finir, on peut lire la bibliographie commentée de la réception de l’œuvre d’Ernst Jünger dans l’espace francophone de 1921 à 1945.

Le dossier s’ouvre sur la contribution de Siegfried Lokatis, »Ernst Jüngers ›Marmorklippen‹. Benno Ziegler und die Hanseatische Verlagsanstalt« qui évoque la publication des »Falaises de marbre«. Parmi les innombrables correspondances d’Ernst Jünger qui éveillent actuellement l’intérêt des chercheurs, se trouve en effet celle entre Ernst Jünger et son éditeur, Benno Ziegler, plus de 500 lettres, conservées, pour l’essentiel, au Deutsches Literaturarchiv de Marbach, mais aussi aux archives de la Leipziger Buchwissenschaft (Bibliotop). De 1932 à 1949, la maison d’édition de Hambourg, Hanseatische Verlagsanstalt (HAVA), édita les écrits d’Ernst Jünger de cette période, du »Travailleur«, jusqu’aux »Falaises de marbre«.

Les lettres d’Ernst Jünger mettent en relief son évolution au cours de ces années, tout en permettant »d’analyser concrètement son comportement durant le Troisième Reich et d’en donner, dans ce contexte, une nouvelle évaluation«. Ces lettres sont, d’après Siegfried Lokatis, des »documents d’une rare clarté sur l’exil intérieur de l’auteur«. Parallèlement, on peut lire un aperçu de l’histoire de la maison d’édition durant cette période troublée. L’auteur évoque, en particulier, ses compromissions durant la dictature nazie et la guerre, les difficultés rencontrées, les stratégies mises en œuvre pour contourner la censure, puis, après la guerre, son purgatoire sous les forces d’occupation anglaise et américaine.

Sur cette toile de fond aux couleurs sombres, il estime qu’Ernst Jünger et ses »Falaises de marbre« se détachent pour ainsi dire comme une figure lumineuse et une page ensoleillée de la maison d’édition. L’incroyable concours de circonstances qui permit à la maison d’édition de publier »Sur les Falaises de marbre«, en déjouant la censure, est décrit avec minutie. La correspondance témoigne enfin de l’amitié qui lia Ernst Jünger à son éditeur Benno Ziegler. À sa mort, en 1949, Jünger mit fin à sa collaboration avec la Hanseatische Verlagsanstalt. L’exploitation de cette correspondance permet d’élucider certaines questions qui avaient pu donner lieu dans le passé à des interprétations erronées.

Dans sa contribution »Attentate sind Scheinlösungen. Ernst Jünger und der Widerstand«, Michael Großheim relève dans les écrits d’Ernst Jünger une allusion récurrente à une visite qu’il reçut de nuit en 1938, et qui l’inspira dans son activité d’auteur en introduisant cette scène dans »Les Falaises de marbre«. Or cette entrevue entre le narrateur de l’ouvrage et son visiteur, le prince Sunmyra, met en lumière le jugement d’Ernst Jünger sur l’acte de résistance. Michael Großheim s’intéresse à la position d’Ernst Jünger durant l’Occupation à Paris et à ses contacts avec ceux qui allaient perpétrer l’attentat contre Hitler le 20 juillet 1944. En s’appuyant sur divers documents, il montre que Jünger était nécessairement au courant de ce qui se tramait. Il insiste de plus sur la position inconfortable de Jünger qui se savait menacé, ayant été jugé par le régime comme un élément peu sûr.

En se référant aux »Falaises de marbre«, on voit que si Jünger tente de »résister«, il n’approuve pas pour autant la violence d’un attentat, dont on ne peut prévoir les conséquences qui peuvent être désastreuses. Tout doit commencer par un travail sur soi-même, il prône la voie du chemin spirituel, pour, en toute circonstance, garder sa liberté intérieure dont aucun tyran ne peut venir à bout. Toutefois, après l’échec de l’attentat contre Hitler, il exprime longuement son admiration pour le courage et l’abnégation des hommes qui l’ont tenté.

Dans la contribution intitulée »Tagebuch einer Erzählung. Zu den ›Marmorklippen‹ in Ernst Jüngers Tagebüchern« Joana van de Löcht établit, qu’en en 1939, l’année où Jünger se propose d’écrire »Sur les Falaises de marbre«, il décide également de tenir son journal, projet qui l’occupera pendant de nombreuses années. Il mène alors de front la rédaction de son récit et celle de son journal; les interférences entre les deux sont nombreuses et s’éclairent mutuellement, ce que s’emploie à montrer Joana van de Löcht. Le journal devient en quelque sorte le laboratoire du récit d’Ernst Jünger.

On peut y lire ses réflexions sur la construction des phrases, l’emploi de certains prénoms, de certains sons ou images qui soulignent sa recherche d’un nouveau style, qu’il nomme, à ce moment de sa vie, »le style imagé«, et qui deviendra ensuite le »réalisme magique«. Cette confrontation entre le journal et le récit permet en outre d’aborder une question qui a fait couler beaucoup d’encre: le récit des »Falaises de marbre« est-il un récit chiffré? Certes, l’ouvrage n’est pas un récit à clé traditionnel, pourtant, en dépit des assertions d’Ernst Jünger refusant que l’on interprète son récit de la sorte, il est possible de montrer, selon Joana van de Löcht, que Jünger s’inspire des personnages, de l’actualité de l’époque, de ses propres réactions et réflexions à leur propos pour écrire son récit. Il n’y a donc pas reproduction originale de certaines figures historiques, mais un faisceau d’inspirations multiples qui participent de l’élaboration du récit. Le journal des »Falaises« donne donc de précieux renseignements permettant de dévoiler certains aspects cachés de l’œuvre, autrement dit, il offre une aide à son déchiffrement.

On peut lire ensuite l'article de Manuel Mackasare: »[…] was unveränderlich im Schreine der Erscheinung eingeschlossen ist: Zum Verhältnis von Stoff und Form in Ernst Jüngers Marmorklippen«. Dans son étude du fond et de la forme des Falaises, Manuel Mackasare met en lumière la construction de l’œuvre et ses différents niveaux. Chaque détail prend une importance certaine, que ce soient les noms, les indications de lieux, de temps, les couleurs, pour s’intégrer à une mosaïque savante de laquelle le lecteur peut retirer des enseignements philosophiques. Oui, l’actualité de l’année 1939 est bien reproduite dans le texte, mais parmi beaucoup d’autres images de différentes époques du passé et peut-être aussi du futur, pourrait-on ajouter. »L’intemporel du récit souligne son universalité«. L’occupation de botaniste des deux frères est, selon l’auteur, un des fils rouges que l’on peut suivre tout au long du récit comme s’opposant aux méfaits du chaos et du brouillard en train d’immerger la paisible et solaire Marina. Il existe donc dans ce texte un »système reposant sur des symboles« qui permet finalement de retrouver la vision du monde de l’auteur au moment où il écrit son récit: son message dépasse le temporel; l’immuable et l’intelligible sont convoqués par-delà le déroulement des péripéties chaotiques qu’il relate et de celles auxquelles il assiste dans sa vie.

Dans »Kunst der Perspektive. Zur Revision des ›Gestalt‹-Konzepts in Jüngers ›Auf den Marmorklippen‹« Matthias Schöning se propose d’étudier une variation caractéristique dans l’œuvre d’Ernst Jünger en s’appuyant sur une nouvelle structure de ses écrits, détectable et évidente, si l’on compare la notion de »Gestalt« contenue dans »Le Travailleur« de 1932 au concept de perspective illustré dans les »Falaises de marbre« de 1939. En fait, la notion de »Gestalt« et celle de perspective dénotent une antinomie dans la façon de »voir«.

Ernst Jünger porte un jugement sur l’époque, puis sur le temps, en utilisant non plus l’essai, mais la fiction. Or le point de vue, la perspective adoptée par le narrateur dans les »Falaises« change du tout au tout par rapport à celui générant la notion de »Gestalt«. Le narrateur des »Falaises« revient sur le passé, il fait des allusions à l’avenir et cela contribue à relativiser ce qui se passe dans le présent. Il y a donc bien, comme ce sera d’ailleurs le cas dans son récit suivant »Héliopolis«, pourrait-on ajouter, trois strates de temps dans le récit des »Falaises de marbre«. C’est que les métaphores liées à la notion de »Gestalt« dans »Le Travailleur« ne peuvent plus être employées dans le contexte historique de l’année 1939, au cours de laquelle Jünger écrit les »Falaises«. Dans l’effort de compréhension du temps, une distance critique devient nécessaire. Il est également impérieux d’employer une langue différente, en observant à partir d’une cache, ce qu’il se passe. »On ne peut exclure d’y voir un acte de résistance«. Finalement, la construction de l’œuvre laisse entrevoir dans le chaos, un ordre irradiant d'une structure profonde de notre univers, qui perdure, peu touchée par ce qui peut advenir à la surface.

Cette première partie du volume se termine sur une rubrique d’Alexander Pschera qui a recueilli des comptes rendus du livre »Sur les Falaises de marbre« s’étalant au cours du temps, ceux d’Henri Thomas, le traducteur, en 1941, Paul de Man en 1942, Julien Gracq en 1965, Durs Grünbein en 2018 et, pour finir, celui très intéressant de Wilhelm Großmann, car publié en janvier 1940, juste après la parution du livre en Allemagne.

La deuxième partie du livre, intitulée »Freie Aussprache« s’ouvre sur la contribution de Fabian Mauch »›Ganz und gar Leiden‹. Ernst Jüngers ›Kaukasische Aufzeichnungen‹«. L’auteur se propose d’étudier les »Notes du Caucase«, une partie des »Journaux de guerre« de la Deuxième Guerre mondiale, non dans une perspective historique, mais essentiellement littéraire. Il y voit un document mettant en lumière la différence entre le temps historique et le temps mythique. C’était le général C. H. von Stülpnagel (1886–1944) qui avait chargé Jünger d’une mission consistant à inspecter les troupes dans les territoires de l’Est de l’Europe. Les termes employés par Jünger pour décrire ses impressions relèvent, selon l’auteur, de la philosophie de l’histoire. Accablé par l’horreur dans laquelle il est projeté, Jünger essaie d’en tirer des conclusions qu’il développera dans les textes suivants en particulier celui de »La Paix« (1945). Les méfaits du nihilisme, par excès de rationalisme aveugle, ne pourront être surmontés, selon lui, qu’avec »l’aide des Églises«. En interprétant la transformation de l’État national en empire, Jünger en arrive également à prévoir l’avènement d’un »État mondial«, cela sera le sujet d’un essai qu’il consacre à ce thème en 1960.

Le deuxième article de cette partie est celui de Helmuth Kiesel intitulé »Ernst Jüngers ›Arbeiter‹ – Eine Programmschrift der ›heroïschen Moderne‹«. L’auteur replace »Le Travailleur« d’Ernst Jünger dans son contexte historique, l’année 1932, qui vit s’amorcer une transformation de la république de Weimar. L’ambiance de cette époque est perceptible dans l’écriture de cette œuvre. Dans le cercle d’amis et de connaissances qui l’entourait, on attendait de Jünger qu’il prenne clairement position sur la situation historique de l’Allemagne.

C’est cette atmosphère »apocalyptique« qui sert de toile de fond à l’ouvrage que Jünger écrivit au début des années trente. C’est ainsi qu’il passa de la notion d’»idée«, présente dans certains de ses écrits politiques antérieurs, à celle de »figure« (Gestalt), dans »Le Travailleur«. Ce nouveau temps, dont il annonce la venue, marqué par la figure du travailleur, est caractérisé par deux adjectifs employés fréquemment »héroïque« et »total«. Helmuth Kiesel trace alors un parallèle avec la notion de »modernité héroïque« forgée par l’historien Heinz Dieter Kittsteiner. Cela lui permet de montrer l’originalité de la pensée d’Ernst Jünger au moment de la conception de cette œuvre et de la différencier »des concepts idéologiques et des pratiques bolcheviques, aussi bien que fascistes, et de la distinguer surtout du national-socialisme«.

Albert C. Eibl s’intéresse dans son article »Der Waldgang des ›Abenteuerlichen Herzens‹. Zu Ernst Jüngers Ästhetik des Widerstands im Schatten des Hakenkreuzes« à la poétique d’Ernst Jünger sous le Troisième Reich: une façon d’écrire qui se dissimule (verdeckte Schreibweise). Cela commence en 1927, quand Jünger commence à rédiger la première version du »Cœur aventureux«. Il met au point une stratégie dans son activité d’auteur pour préserver son autonomie, sa liberté de dire ce qu’il pense être »la vérité«. C’est ce qu' Albert Eibl appelle, son »Waldgang«, son retrait dans la forêt, en s’appuyant sur les idées développées dans le texte éponyme de Jünger, écrit après la Deuxième Guerre mondiale. L’analyse fouillée qu’il fait du fragment »Der Hippopotamus« contenu dans »Le Cœur« aventureux en donne un exemple convainquant. Il s’agit de déchiffrer les symboles utilisés par Jünger dans son fragment, mais aussi dans sa correspondance, en particulier celle avec Carl Schmitt, au moment où il écrit la deuxième version du »Cœur aventureux«.

Les deux courts textes suivants reviennent sur les »Carnets de guerre 1914–1918« d’Ernst Jünger. Il s’agit d’un texte d’Alexander Glück, intitulé »Der Leser als Forscher: Wer’s lesen kann, ist klar im Vorteil! Ein Rätsel in Ernst Jüngers ›Kriegstagebuch 1914–1918‹ und seine Lösung« et d’un texte de Helmuth Kiesel, intitulé »Zusammenstellung der Korrekturen und Ergänzungen zur Edition von Ernst Jüngers ›Kriegstagebuch 1914–1918‹ (2010), die bis zur fünften Auflage (2014) anfielen«. Alexander Pschera consacre ensuite quelques pages aux principaux livres consacrés à l’auteur publiés récemment.

La dernière partie de ce numéro, »Aus dem Archiv«, s’ouvre sur la correspondance entre Ernst Jünger et Julien Gracq 1952–1992, commentée par Alexander Pschera. Elle met en lumière les rapports amicaux qui liaient les deux hommes. En contrepoint, certainement, est édité un court texte d’Henri Pougin de 1945, peu connu du grand public et même des spécialistes, intitulé »Wie kann man die nationalsozialistischen Intellektuellen retten? (1945). Eine französische Nachkriegsdebatte um Ernst Jüngers und Martin Heideggers Rolle im Nationalsozialismus«, texte introduit et traduit par Alexander Pschera. Une dernière contribution d’Alexander Pschera clôt le volume, la bibliographie commentée de la réception d’Ernst Jünger dans l’espace francophone entre 1921 et 1945, ce qui est une première et se révèle fort intéressant.

En conclusion, on peut dire que ce numéro de »Jünger Debatte«, comme le précédent, apporte des informations de grand intérêt sur l’homme Ernst Jünger et son œuvre. Ce qui surprend, c’est la cohérence de l’image de l’auteur qui se dégage de l’ensemble des contributions pourtant d’inspirations fort différentes. Les éditeurs doivent finalement recourir à des textes beaucoup plus anciens, qu’ils soient français ou allemands, pour apporter une contradiction, un autre éclairage. On peut y voir le résultat positif des études très sérieuses et approfondies menées par les jeunes chercheurs de langue allemande à partir des archives jüngeriennes conservées au Deutsches Literaturarchiv.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Danièle Beltran-Vidal, Rezension von/compte rendu de: Thomas Bantle, Alexander Pschera, Peter Trawny (Hg.), Zwischen Mythos und Widerstand. Ernst Jüngers »Auf den Marmorklippen«, Frankfurt a. M. (Vittorio Klostermann) 2019, 216 S. (Jünger Debatte, 2 [ 2019]), ISBN 978-3-465-04383-6, EUR 48,00., in: Francia-Recensio 2020/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.2.73337