»Non, non, la puissance des tyrans a des bornes. Quand l’opprimé ne peut trouver nulle part la justice, quand le fardeau du despotisme lui devient insupportable, – il s’adresse avec confiance au Ciel, il s’élève jusqu’à lui et il y retrouve tous ses droits éternels inscrits en caractères impérissables […] – et si tous les moyens lui manquent, le dernier lui reste, le glaive est dans les mains de l’homme libre«1. Ainsi parle le paysan aisé Werner Stauffacher lors du serment du Grütli, dans le drame de Friedrich Schiller »Guillaume Tell«. D’après la légende, les Suisses luttèrent au XIVe siècle contre les Habsbourg qui, devenus empereurs du Saint-Empire romain germanique, opprimaient la population.
Après avoir subi une série d’humiliations de la part des baillis habsbourgeois, au mépris de toutes les lois du Saint Empire, un groupe d’hommes libres réunis autour de Stauffacher fit sur la prairie du Grütli le serment de lutter pour l’indépendance et la justice. Cette scène est un moment emblématique de la pièce de Schiller comme le mythe national suisse; c’est également un argument emblématique de la lutte contre le despotisme. Et c’est précisément en se référant à cette scène dans sa plaidoirie au tribunal de Nuremberg que l’avocat Otto Nelte chercha à défendre son client Wilhelm Keitel2.
Keitel, Generalfeldmarschall et chef de l’Oberkommando de la Wehrmacht, fut accusé de crimes contre la paix, de complot, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité par les Alliés après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Comment est-il concevable qu’un général national-socialiste se déclare non coupable des crimes commis par l’armée qu’il avait commandée en se référant à la justification par excellence de la lutte contre la tyrannie? En se déclarant être un »homme d’honneur«?
Dans sa thèse, parue en 2018 aux éditions Ferdinand Schöningh, l’historien Jan Brüggemann s’attaque à un mythe déjà maintes fois remis en cause: celui d’une »Wehrmacht aux mains propres«. Dès 1995, l’exposition »Guerre d’extermination. Crimes de la Wehrmacht 1941–1944«, organisée par l’Institut de recherches sociales de Hambourg démystifie l’image d’une Wehrmacht »honnête« et surtout non affectée par l’idéologie nationale-socialiste3. A suivi sur ce sujet une historiographie abondante, désormais devenue presque classique4. Alors, qu’écrire de nouveau sur ce thème? Brüggemann souhaite y ajouter une nouvelle perspective, en s’attaquant notamment à la genèse du mythe lors du procès de Nuremberg. En se concentrant sur les membres de l’Oberkommando des Heeres (OKH), le commandement suprême de l’armée de terre de la Wehrmacht, et de l’Oberkommando der Wehrmacht (OKW), l’organe de commandement suprême des forces armées allemandes, il dirige son regard vers les coulisses de la défense de l’élite militaire nazie. L’auteur effectue ainsi une fine analyse de la situation particulière des officiers accusés avant et durant les procès. Qui plus est, il met en lumière les réseaux qui se tissèrent entre les prisonniers à Nuremberg et leurs dynamiques propres, ainsi que leur impact sur le développement d’une stratégie de défense commune qui sera à l’origine de la légende d’une »Wehrmacht propre«.
L’œuvre de Brüggemann est divisée en trois grandes parties, suivies par une annexe de 150 pages comportant les procès-verbaux des auditions des officiers accusés. L’auteur commence par une description des conditions de vie des militaires allemands en captivité alliée. Il se fonde ici sur les journaux intimes des généraux emprisonnés, ce qui lui permet de mettre l’accent sur leur vécu individuel, et d’insister sur le sentiment d’ignominie qui s’exprime dans ces récits: le simple fait d’envisager un procès juridique, ajouté à cette captivité, leur paraît le comble de l’indignité. Jamais auparavant, au cours de l’histoire, les chefs d’une armée n’avaient été collectivement mis en cause et tenus responsable de la conduite d’une guerre. Pour ces généraux et officiers qui avaient pour la plupart été socialisés sous l’Empire, qui avaient baigné dans le militarisme prussien et combattu lors de la Première Guerre mondiale, cette situation signifiait une perte de leur prestige social à titre individuel mais également corporatif.
Par conséquent, ils désiraient ardemment présenter un contre-récit à l’image de la Wehrmacht véhiculée par l’accusation alliée à Nuremberg, celle d’une armée ayant commis d’innombrables crimes de guerre et trahi ses propres normes. De manière très – pour ne pas dire trop – détaillée et parfois répétitive, l’auteur met en lumière l’émergence – au début encore timide – du mythe, en se fondant cette fois-ci sur les procès-verbaux des interrogatoires alliés. Avec l’arrivée du procès lui-même, la légende de la Wehrmacht prit davantage de consistance. L’auteur traite avant tout de la relation entre avocats et accusés dans ce contexte, et montre le déséquilibre frappant entre les officiers et leurs défenseurs, lié à la détention du savoir militaire par ces derniers alors que les premiers en étaient souvent totalement dépourvus.
Ainsi, les avocats dépendaient en grande partie de l’expertise directe de leurs clients afin de pouvoir élaborer une défense; ce qui explique pourquoi les généraux eurent une grande influence sur le déroulement de leur défense ainsi que sur la vision de la guerre qui y était propagée. Les stratégies des avocats ne furent cependant pas toujours identiques, étant donné les rivalités qui existaient aussi entre accusés – ce qui pouvait mettre en péril l’élaboration d’un récit commun en réponse à l’accusation alliée. Brüggemann met à ce propos l’accent sur la stratégie de défense de Wilhelm Keitel et Otto Nelte. Contrairement aux autres généraux, Keitel fut le seul à faire montre d’une certaine autocritique, ce qui fut très mal vu chez ses camarades. Selon eux, il risquait ainsi de mettre en danger non seulement l’image de la Wehrmacht, mais également la vie et la liberté de ses compatriotes accusés. Néanmoins, Keitel et son avocat dressèrent le portrait d’un soldat obéissant, docile, qui n’aurait pas su que la Wehrmacht avait commis des crimes. Par déformation professionnelle et en raison de sa socialisation dans l’esprit militariste, il n’aurait plus été capable de reconnaître des ordres criminels.
Le fait que Keitel assume une certaine responsabilité morale était très insolite à Nuremberg et fut en grande partie dû à l’action d’Otto Nelte. Ce juriste presque inconnu, à l’origine militariste et nationaliste comme la plupart de ceux de sa génération, avait progressivement pris ses distances avec son client à mesure qu’il apprenait l’ampleur des crimes nationaux-socialistes. Convaincu de l’inhumanité de la Wehrmacht mais devant néanmoins défendre son client, Nelte était placé dans une situation paradoxale. C’est pour montrer que tout le monde aurait pu et dû, au moins sur le plan moral, résister à la tyrannie, qu’il aurait choisi la citation de Schiller – un affront pour les autres accusés et leurs avocats. Nonobstant du point de vue juridique, Keitel n’aurait pas été coupable; manque de dol et de causalité entre ses propres ordres et les crimes commis par l’armée.
Le tribunal de Nuremberg ne fut pas convaincu par la plaidoirie de Nelte; Keitel fut jugé coupable et exécuté. Néanmoins, le mythe d’une »Wehrmacht aux mains propres« était né, et commença à s’implanter avec grand succès dans la mémoire collective allemande – comme Brüggemann le décrit dans la dernière partie de son livre. Les soldats de la Wehrmacht auraient donc été des »hommes d’honneur« … Brüggemann arrive ainsi, malgré quelques longueurs et répétitions, à ouvrir sur un sujet bien connu une perspective nouvelle. Sa connaissance approfondie des sources, surtout, permet une approche très enrichissante et donne des idées de futures recherches sur les protagonistes et les mécanismes de l’émergence de ce mythe.
Six ans après le verdict de Nuremberg, un autre juriste se servit de cette même citation de Schiller et de la même argumentation qu’Otto Nelte, mais dans un contexte fort différent. Lors du procès Remer en 1952, Fritz Bauer, procureur général de Brunswick inculpa l’ancien Generalmajor Otto-Ernst Remer pour diffamation et insulte envers la mémoire des défunts. L’officier avait qualifié les membres du complot du 20 juillet 1944 autour de Claus von Stauffenberg de »traîtres à la patrie«. Dans sa plaidoirie, Bauer expliquait: »Ce que disait Stauffacher [dans »Guillaume Tell«], Stauffenberg l’a fait, lui et ses camarades du complot du 20 juillet 1944, gardant souvenance de ce que nous ont fait apprendre nos poètes et penseurs, gardant souvenance du bon et vieux droit allemand«5. Contrairement à Nelte, Bauer gagna son procès. Néanmoins, c’étaient à l’époque encore les soldats de la Wehrmacht, pas les résistants, qui restaient des »hommes d’honneur« dans la perception allemande.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Philipp Glahé, Rezension von/compte rendu de: Jens Brüggemann, Männer von Ehre? Die Wehrmachtgeneralität im Nürnberger Prozess 1945/46. Zur Entstehung einer Legende, Paderborn, München, Wien, Zürich (Ferdinand Schöningh) 2018, 631 S. (Krieg in der Geschichte, 112), ISBN 978-3-506-79259-4, EUR 39,90., in: Francia-Recensio 2020/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.2.73340