L’ouvrage »Allemagne et Italie. Regards croisés sur l’historiographie« est issu de la Studienwoche organisée en 2017 par l’Istituto storico italo-germanico de Trente (ISIG)1. Ce séminaire récurrent affronte chaque année une thématique différente (en 2019, celle des migrations), dont, de manière régulière, celle des échanges historiographiques entre aires germanophone et italophone. La publication reprend l’axe qui était celui de la rencontre: s’interroger sur la force persistante du paradigme national dans ces échanges, en dépit d’une réelle tendance à l’internationalisation des travaux, et sur les moyens éventuels de se défaire de la force du national, jugée limitative.
L’originalité revendiquée de l’entreprise tient au fait d’avoir demandé aux historiennes et historiens italiens de »raisonner sur l’historiographie allemande«, et vice-versa. Dans ce but, l’ouvrage rassemble 18 contributions, réparties de façon équilibrée entre modernistes et contemporanéistes et par nationalité (mais pas en termes de genre). Comme le remarque Kiran Klaus Patel dans sa contribution consacrée à l’histoire de la construction européenne, la spécificité du binôme germano-italien ne peut se lire que par sa confrontation au contexte international, un effort que tous les auteurs ne font pas, toutefois. L’utilité du recueil semble pourtant évidente, dans la mesure où elle ne peut que favoriser les échanges entre deux communautés d’historiennes et historiens qui se lisent de moins en moins en raison de l’hégémonie croissante de l’anglais (le problème est bien entendu le même dans les échanges franco-allemands et même franco-italiens).
L’ensemble de l’ouvrage est organisé par domaines historiographiques: histoire politique, des médias, économique, juridique, du genre, religieuse, avant de s’intéresser, dans une septième et dernière partie, au concept de »voisins distants« (ferne Nachbarn). Cette dernière partie, dont le lien au reste du recueil n’est pas complètement évident, est en partie consacrée à la lecture critique d’un recueil d’articles de Christof Dipper, figure de l’histoire de l’Italie en Allemagne2. Le recueil »Ferne Nachbarn« (2017) est consacré aux voies différenciées vers la modernité dans les deux pays (allant en cela à l’encontre de la thèse encore fortement ancrée des »histoires parallèles«).
Cette partie inclut aussi des contributions sur les dimensions institutionnelles des échanges scientifiques germano-italiens: celle de Lutz Klinkhammer mériterait notamment d’être traduite pour éclairer le débat sur l’avenir du financement de la recherche en France.
Dans leur introduction, Christoph Cornelissen, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Francfort et directeur de l’ISIG, et Gabriele D’Ottavio, ricercatore à l’université de Trente, reconnaissent l’hétérogénéité des contributions, liée au genre séminaire dont est issu l’ouvrage. De fait, certaines contributions répondent de façon incomplète à la commande des curateurs. Certes, elles livrent des panoramas très informés et utiles sur tel ou tel champ historiographique dans l’un des deux pays, ou les deux, ou à l’international, mais sans porter pour autant un regard italien/allemand sur l’historiographie du pays miroir, et donc sans analyser les convergences ou divergences méthodologiques, thématiques ou institutionnelles entre les deux pays.
Il est vrai que la comparaison est plus facile dans certains champs que dans d’autres. Comme le remarque Massimo Meccarelli à propos de l’histoire du droit, »le dialogue entre l’Italie et l’Allemagne est marqué par un paradigme disciplinaire commun«, fruit d’une solide tradition dans chacun des deux pays. Au contraire, Giulia Frontoni déplore le caractère relativement limité d’une histoire de la participation politique des femmes qui, dans les deux pays, regarde vers le monde anglo-saxon. En ce qui concerne l’histoire de la Réforme (Lucia Felici), les historiens italiens doivent beaucoup à leurs collègues allemands, qui en retour les ont un peu ignorés. Bref, le dialogue bilatéral constant et équilibré est finalement un phénomène idéal assez rare: la réalité est plutôt, la plupart du temps, celle d’échanges ponctuels dans un cadre transnational où les Anglo-saxons tiennent le haut du pavé, les Français semblant aussi bien présents.
À cet égard l’ouvrage a le mérite de proposer une cartographie, certes un peu en mosaïque, des médiateurs (individuels et institutionnels) et des concepts qui peuvent constituer le langage commun nécessaire à l’échange, comme le rappelle Xenia von Tippelskirch à propos d’histoire du genre et religion. Certaines contributions parviennent en outre, avec inventivité et originalité, à choisir des observatoires stimulants, ainsi les usages publics de l’histoire économique, qui conduit Luciano Segreto à envisager les considérations néo-bourboniennes sur le développement manqué du Mezzogiorno aussi bien que la question de la spoliation des biens juifs par le régime nazi, ou encore les manuels d’histoire du droit, révélateurs des cultures scientifiques dans les deux pays comme le remarque Thorsten Keiser.
La grande majorité des études recueillies joue le jeu des regards croisés, malgré une présentation souvent tubulaire: on évoque la situation en Allemagne, puis en Italie, ou le contraire, laissant au lecteur le soin de procéder lui-même à la comparaison, à moins qu’elle ne soit proposée en conclusion. Des ponts entre les deux histoires nationales apparaissent pourtant. Il s’agit, schématiquement, de l’histoire urbaine et régionale, de celle de la modernisation socio-économique, des unifications nationales, des dictatures totalitaires et de la construction de démocraties européennes sur leurs décombres, mais aussi des renouvellements par l’histoire globale, le spatial turn ou le social turn (l’Allemagne regarde en revanche plus nettement que l’Italie du côté des humanités numériques). Un autre lien fort entre les deux pays est pourtant, de façon surprenante, absent de la partie consacrée à l’histoire religieuse: l’Église catholique n’apparaît qu’au prisme de la Réforme protestante à laquelle sont consacrées deux denses contributions. On regrette aussi l’absence d’une comparaison sur les études juives qui aurait été passionnante.
Le volume réussit, en 500 pages, le tour de force de présenter un panorama, sinon exhaustif, du moins étendu et varié des historiographies de deux grandes puissances scientifiques européennes. Il ne donne qu’une envie: étendre le dialogue à la France, et aux autres pays. En ce sens, il prépare sans aucun doute et utilement les travaux d’un colloque consacré aux »regards croisés« sur l’histoire contemporaine de l’Italie, qui se tiendra à l’université de Bologne au printemps 20213.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Fabrice Jesné, Rezension von/compte rendu de: Christoph Cornelissen, Gabriele D’Ottavio (a cura di), Germania e Italia. Sguardi incrociati sulla storiografia, Bologna (Società editrice il Mulino) 2019, 504 p. (Annali dell’Istituto storico italo-germanico in Trento Quaderni, 105), ISBN 978-88-15-28439-6, EUR 39,00., in: Francia-Recensio 2020/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.2.73343