Depuis deux ans, nous sommes entrés dans un long cycle de centenaires en lien avec la république de Weimar. Ainsi, après les commémorations portant sur la fin de la guerre et la révolution en 2018, l’année 2019 fut l’occasion de commémorer les 100 ans de la constitution weimarienne. C’est dans la dynamique éditoriale accompagnant cet anniversaire que se situe le livre d’Udo di Fabio, professeur de droit public de l’université de Bonn, ancien juge de la Cour constitutionnelle fédérale (de 1999 à 2011) et conservateur assumé1. Mais contrairement à d’autres juristes comme Christoph Gusy ou Horst Dreier2, Udo Di Fabio n’est pas un spécialiste de la constitution weimarienne et le petit livre publié chez C. H. Beck est sa première monographie historique sur la période de l’entre-deux-guerres.

La nature du livre et le public auquel il s’adresse ne sont pas chose aisée à déterminer. Contrairement à ce que laisse entendre le titre, les lecteurs qui s’attendraient à trouver une étude de la constitution de la première démocratie allemande risquent d’être déçus.

Dans la préface et l’introduction, l’auteur revendique une approche large de son sujet d’étude. Il affirme explicitement que son travail ne relève ni de l’histoire du droit ni de »l’historiographie traditionnelle«, mais que son intention est de »réunir les perspectives des sciences juridiques, des sciences historiques et des sciences sociales« (p. 14) sur le devenir de la république de Weimar. Il veut ainsi croiser »les circonstances historiques de départ« avec les »conditions politiques fondamentales« tout en prenant en compte les »forces socio-culturelles ayant le plus d’influence dans l’espace intellectuel et artistique«, »les grands récits politiques«, »l’espace de l’opinion publique avec ses particularités structurelles«, tout en n’oubliant ni »l’importance des symboles politiques ni les relations internationales« (p. 6).

Toutefois, Di Fabio ne précise pas plus avant la logique avec laquelle il entend articuler toutes ces approches et ces thématiques. Les fondements méthodologiques du travail entrepris restent donc fort vagues, l’auteur se contentant régulièrement de renvoyer aux résultats que produisent son analyse constitutionnelle historique (»verfassungshistorische Analyse«).

Dans ce qu’on peut décemment qualifier d’»essai« la constitution weimarienne ne sert, dès lors, que de tremplin pour proposer des éléments (souvent succincts) d’histoire politique, avec un premier chapitre se penchant sur la naissance de la république, suivi de chapitres thématiques consacrés aux grandes tendances intellectuelles et culturelles de la période, au statut du président, à l’économie, au parlement, la presse et l’opinion publique (en un seul chapitre), au rôle de l’armée et enfin aux dernières années (en deux longs chapitres qui constituent près du tiers du livre).

Au bout du compte, les résultats peuvent paraître plutôt modestes en ce que l'auteur arrive à la conclusion générale que »les appréciations usuelles ne sont nullement erronées, mais elles sont généralement trop simplistes, monocausales« (p. 7). Toutefois, on peut s’interroger sur la réalité de ces »appréciations usuelles« (selon lesquelles la république aurait succombé seulement en raison des faiblesses de sa constitution ou seulement en raison de la violence des crises économiques), car il semble difficile d’affirmer qu’elles ont encore cours telles quelles dans la recherche contemporaine sur la république de Weimar.

En même temps, tout en refusant l’explication monocausale par les faiblesses de la constitution Di Fabio défend une focalisation (quasi monocausale) sur le rôle du président de la république – seule institution véritablement analysée en détail (30 pages, à mettre en relation avec les 8 pages consacrées au Reichstag). Dès lors, le destin de la république apparaît se jouer entièrement en fonction de la personnalité des deux présidents: d’un côté, Friedrich Ebert, »le plus grand homme d’État« de la période, sans lequel la république n’aurait probablement pas survécu à la période 1918–1924, et de l’autre, Paul von Hindenburg, le conservateur »vain et ambitieux«, qui d’emblée visa la suppression de la démocratie weimarienne. Malgré toute la sympathie que l’on peut avoir pour Friedrich Ebert et le fait qu’on ne puisse que saluer la revalorisation de l’effet stabilisateur de son action politique après 1918, affirmer qu’»avec lui comme président il n’y aurait pas eu de chancelier Hitler« relève de la politique-fiction plus que de l’étude historique.

Et dans le même ordre d’idées, même si l’on ne peut qu’être d’accord avec la description de Hindenburg comme conservateur réactionnaire et antidémocrate, il semble problématique de réduire l’effondrement du régime weimarien à sa seule action – une approche qui constitue un pas en arrière manifeste par rapport à la richesse et la nuance de l’historiographie depuis cinquante ans.

Cette valorisation de la fonction présidentielle se trouve en continuité avec la conception très positive que l’auteur a de la nature démocratique de l’Empire wilhelminien. En 1914, les Allemands auraient eu sous les yeux un empire »dont la plupart pouvaient être fiers et l’étaient effectivement« (p. 15). La monarchie que balaye la révolution n’aurait pas été un régime despotique, mais »une démocratie respectable« (p. 41) dans le contexte international de l’époque: »L’empire de 1867/1871, avec la centralité législative d’un Reichstag librement élu, était, selon les critères de l’époque, pleinement une démocratie, toutefois une démocratie avec quelques défauts esthétiques [Schönheitsfehler]« (p. 34).

En même temps, il faut admettre que Di Fabio ne fait mystère du fait que son intérêt pour la constitution et l’histoire de la république de Weimar se nourrit d'abord de l’inquiétude que lui inspire le monde contemporain. L’ordre international, né de l’effondrement du bloc soviétique, lui apparaît aujourd’hui »sorti de ses gonds« (p. 248) et travaillé par deux dynamiques fondamentales: »la fin du droit des relations internationales d’inspiration atlantiste« et »l’épuisement du paradigme supranational« (p. 7).

La désorientation que cause cette situation nouvelle favoriserait la montée des populismes (de gauche et de droite – dans cet ordre) et nous exposerait à de nouvelles »tentations autocratiques« (p. 8.). Dans un tel contexte, »les questions adressées au passé deviennent rapidement des questions adressées au présent et au futur. Même si les nouvelles sociétés volatiles de l’ouest pratiquent une politique de la mémoire [Geschichtspolitik], elles oublient, au quotidien et sur bien des points, ce que sont les fondements d’une société libre – aussi bien sur le plan institutionnel que culturel« (p. 5). Le but ultime de l’étude du destin de la république de Weimar est donc de »retrouver notre passion pour la démocratie libérale« (p. 8).

Cette dimension »militante« d’interrogation sur le présent ne se cantonne nullement à la préface et à la conclusion du livre, mais se retrouve jusqu’au cœur des analyses »historiques«. Ainsi, dans le chapitre sur les grandes tendances intellectuelles qui marquent la vie de la république de Weimar, Di Fabio conclut la première partie, consacrée à l’idée qu’il y a une continuité intellectuelle entre l’empire et la république puisque les principaux acteurs politiques de cette dernière se sont formées politiquement avant-guerre (un point que l’historiographie semble avoir intégré depuis un certain temps) par la considération qu’Ernst Jünger et Carl Schmitt eurent raison de souligner que »la démocratie a besoin d’une capacité de persuasion métaphysique, a besoin de sentiments d’identité et des certitudes d’ordre […]. C’est pour cela que l’État de droit doit être consistant et efficace, que le patriotisme n’est pas un déraillement et ne saurait être limité à une adhésion fondamentale aux normes, une démocratie a aussi besoin de symboles« (p. 53).

La note de bas de page indique que la charge porte ici contre la notion de »patriotisme constitutionnel«, popularisée par Dolf Sternberger et Jürgen Habermas dans les années 1970/1980. Si l’on peut imaginer que le conservateur Di Fabio se dresse plus directement contre l’actualisation de cette notion par Jan-Werner Müller3, le rapport avec le contexte weimarien apparaît pour le moins ténu et peine à convaincre de sa pertinence en contexte.

Mais en même temps, c’est probablement dans cette vision inquiète du présent que l’essai de Di Fabio est le plus utile: par l’insistance qu’il met sur la fragilité de l’ordre démocratique. Au regard de l’exemple weimarien, Di Fabio pense pouvoir montrer que le discours fédéral sur l’impossibilité d’un retour du passé parce qu’on aurait su tirer les »leçons de Weimar« tient beaucoup de l’incantation. Notamment le concept de »démocratie militante«, un des piliers de la culture démocratique de la RFA, risque de se fissurer rapidement à mesure que s’érode la culture démocratique sur laquelle elle repose: »Es führt kein Weg an der Einsicht vorbei, dass eine demokratische Verfassung dann machtlos wird, wenn intellektuelle und massenmediale Prägekräfte, wenn wichtige Teile der Elite und schließlich die Mehrheit der Wähler eine andere Ordnung wollen« (p. 249).

1 Cf. Helmut Kerscher, Porträt. Ein Konservativer in Rot, Süddeutsche Zeitung, 13 décembre 2008; Wer ist Udo di Fabio? Udo Di Fabio, ein ungewöhnlicher Konservativer, Augsburger Allgemeine, 12 janvier 2016.
2 Christoph Gusy, 100 Jahre Weimarer Verfassung. Eine gute Verfassung in schlechter Zeit, Tübingen 2018; Horst Dreier, Christian Waldhoff (dir.), Das Wagnis der Demokratie. Eine Anatomie der Weimarer Reichsverfassung, Munich 2018.
3 Jan-Werner Müller, Verfassungspatriotismus, Berlin 2010.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Christian E. Roques, Rezension von/compte rendu de: Udo Di Fabio, Die Weimarer Verfassung. Aufbruch und Scheitern. Eine verfassungshistorische Analyse, München (C. H. Beck) 2018, 299 S., 9 Abb., ISBN 978-3-406-72388-9, EUR 19,95., in: Francia-Recensio 2020/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.2.73347