Cet ouvrage est à la fois une autobiographie et une biographie, l’une pouvant être lue sans l’autre. Celle qui écrit ses Mémoires s’appelle Rita Schober, elle est spécialiste de Zola et sa réceptrice dominante dans le monde germanophone à l’époque de la RDA, elle fut aussi l’élève de Victor Klemperer dans l’immédiat après-guerre; celle qui commente ces Mémoires s’appelle Dorothee Röseberg, elle aussi est professeure d’université et a connu la RDA, mais à plus de 30 ans de distance de son sujet d’expérience.
À l’instar de ses collègues romanistes de RDA, Rita Schober aurait voulu publier ses Mémoires1. Elle avait d’ailleurs rédigé un plan en quatre grands chapitres mais la mort, en 2012, à l’âge vénérable de 94 ans, ne lui a pas permis de mener à bien ce projet. Elle n’aura rédigé que le premier chapitre prévu, »les origines«, ainsi que quelques fragments des autres chapitres, comme le récit de ses séjours en URSS, en tant que professeur invitée.
Un collègue lui avait promis qu’il éditerait ces fragments, il n’a pas pu le faire, et Wolfgang Asholt, ami de Rita Schober, a longtemps cherché la bonne personne pour assumer cette tâche. C’est ainsi que le projet est arrivé dans les mains de Dorothee Röseberg en 2014. Dorothee Röseberg connaissait bien entendu »die rote Rita« [Rita la rouge] mais elles n’étaient pas proches (voir p. 10). Dorothee Röseberg a accepté d’éditer les fragments autobiographiques de son ainée mais à condition d’en faire une édition critique. Quatre ans plus tard, c’est chose faite, et le résultat est à la hauteur de notre attente. De surcroît, il paraît pour le centenaire de cette éminente romaniste.
Rita Schober est née en 1918 dans un foyer modeste d’une petite ville de Bohème du Nord. Elle a étudié la philologie classique et les lettres françaises à l’université allemande Charles de Prague de 1936 à 1938 et de 1943 à 1944. Alors que Prague est en train d’être libérée, elle soutient son doctorat ès lettres. Puis en 1946, c’est l’expulsion des Sudètes suite aux décrets Beneš. En 1948, elle devient l’assistante de Victor Klemperer à l’université de Halle-Wittenberg et le suit plus tard à Berlin, à l’université Humboldt. Il l’oriente vers la littérature malgré sa formation linguistique.
En 1954, elle présente sous sa direction une thèse d’habilitation en littérature française, sur le naturalisme de Zola. À partir de 1957, elle dirige la chaire de philologie romane de l’université Humboldt, jusqu’en 1978. Elle occupe de hautes fonctions dans cette université qui lui permettent de »sauver« la romanistique en tant que discipline2. En France, elle est connue pour avoir dirigé l’édition des »Rougon-Macquart« en retraduction, édition qui fut achetée par un éditeur de la RFA en 19743. On la connait pour ses travaux sur Zola et l’on sait aussi parfois qu’elle fut parmi les premières, en Allemagne, à s’intéresser scientifiquement à Houellebecq. À l’époque de la RDA, elle fut aussi en mesure de publier sur la Nouvelle critique et le structuralisme et représentait son pays au sein de l’Unesco – ce qui, dans les deux cas, en dit long sur son importance scientifique et politique.
D’abord, Dorothee Röseberg a organisé les 58 fichiers qui lui ont été confiés, les a mis en ordre et les a complétés par d’autres textes: des discours et des entretiens que Rita Schober a donnés sur son parcours, une présentation dans le cadre d’un grand projet sur les romanistes germanophones4, mais aussi des textes plus intimes comme les bilans annuels qu’elle rédigeait pour elle-même dans son ordinateur. Le travail de D. Röseberg dans cette première partie va au-delà de la compilation car il a fallu faire des choix et s’en expliquer, pour donner à lire un texte cohérent.
Dans une deuxième partie, D. Röseberg commente tous ces textes autobiographiques, note les incohérences, les répétitions, compare les souvenirs d’un grand témoin de l’Histoire à ce que disent les archives, que ce soit celles de Rita Schober (comme sa correspondance par exemple), celles de l’université Humboldt ou encore le dossier qui existe sur elle à la Stasi (à »prendre avec des pincettes«, comme tout dossier de la Stasi). Elle a aussi exhumé trois entretiens avec Rita Schober qui n’ont jamais été publiés et qui sont riches d’enseignement, notamment une interview de 1995, donnée dans le cadre d’un projet d’histoire culturelle sur les élites est-allemandes, interrompu faute de moyens (p. 196). Une grande partie des archives est reproduite dans une troisième partie.
Pour mieux comprendre Rita Schober, elle a aussi rencontré les amis proches et des collègues de Rita Schober, recueilli leurs confidences, lu des ouvrages de psychologie, et probablement s’est-elle aussi parfois un peu mise à sa place pour la comprendre, elle qui a étudié à la Humboldt dans les années 1970 (p. 319) et obtenu une chaire de civilisation et de culture dans le département d’études romanes de l’université de Halle ‒ l’université où Rita Schober commença sa carrière.
L’attention que D. Röseberg porte à la langue de Rita Schober est imposante, de sorte que cette dernière semble examinée à travers la loupe de Klemperer, son ancien maître. D. Röseberg repère ainsi que Rita Schober attribue beaucoup d’importance au fait de se comporter »proprement« et »avec droiture« (»sauber« et »geradlinig«), dans le sens de »bien se comporter«, alors que l’adjectif »propre«, avec d’autres, a été souillé par le nazisme mais n’a pas disparu du vocabulaire de Rita Schober, dans son usage nazi (p. 258). Par là, D. Röseberg se rapproche également d’Ottmar Ette qui a récemment jugé Hans Robert Jauss, le grand théoricien de la réception au passé lourdement nazi, à son propre langage5. Rita Schober aussi a été membre du parti nazi, de 1940–1945, mais cette appartenance n’a pas du tout la gravité de l’engagement de Jauss. Ce »secret« de Rita Schober n’en était plus un depuis le livre de Ralph Jessen paru en 19996, mais il n’était toutefois pas unanimement connu de ses amis et collègues (p. 203), comme cela fut visible au moment de la présentation du livre en Allemagne, dans le cadre d’une journée commémorative à la Société Leibniz7.
Dorothee Röseberg retrace très précisément les aménagements de Rita Schober avec le passé, ses travestissements (elle disposait d’une attestation du président du parti communiste de sa ville de naissance qui prétendait qu’elle avait adhéré au parti nazi pour espionner et rapporter des informations, ce Persilschein est visible p. 211), ses embellissements, parfois ses mensonges (notamment sur les conditions de son expulsion des Sudètes, plus favorables qu’elle ne le laisse croire dans la mesure où elle a pu bénéficier du statut de »personne déplacée antifasciste«, voir p. 215, 217). L’enquête de D. Röseberg redonne de la chaire à la prose scientifique, et parfois un peu sèche et didactique, de cette »grande dame de la romanistique«.
Toute la vie de Rita Schober est exposée. D’une part sa vie privée: son premier mariage avec un homme tué au front puis son second avec Robert, communiste déporté à Dachau, dont la carrière fut entravée par l’ancienne appartenance de sa femme au parti nazi (p. 222), son amour profond pour son fils unique, et sa souffrance après sa disparition, un an avant son propre décès. D’autre part sa vie professionnelle: sa carrière accélérée, au début, grâce à ses fictions d’immédiat après-guerre (p. 219), ses rapports avec Klemperer, dont elle était proche mais qui avait connaissance de son appartenance au parti nazi (»Très mauvaise surprise, c’est comme si on m’avait tapé par derrière sur la tête avec un marteau« écrit-il le 10 avril 1949 dans son journal non censuré, désormais disponible en version électronique, p. 2208), ses combats en faveur de la romanistique, la perte de son statut social après 1990.
Dorothee Röseberg met au jour de terribles paradoxes: Rita Schober, cette femme si attachée à la transmission parle dans ses fragments autobiographiques à peine de ses étudiants (p. 323); elle qui dès 1993 a souhaité faire son mea culpa scientifique9 voulait en réalité certainement garder la maitrise du discours porté sur sa personne10, elle qui a menti sur son passé était aussi pétrie de morale et voulait »tout faire bien« (p. 248), elle qui était entourée d’amis fidèles, se sentait pourtant profondément seule, parce qu’elle s’est toujours sentie menacée (p. 225), elle qui se tenait si droite, qui était si imposante et si élégante, se débattait avec des secrets, des hontes, ou encore des traumatismes (par exemple sur sa naissance, voir p. 224–225). Tout ce refoulé, D. Röseberg parvient à le détecter par hasard ou par recoupements, comme des éclats de vérité.
Un autre des mystères de Rita Schober est son retour à la religion, à la fin de sa vie11. N’est-il qu’une marque du grand âge, comme un retour à l’enfance (catholique) au seuil de la mort? Ou témoigne-t-il d’un besoin, de la part de femmes qui ont connu la RDA, de retrouver des valeurs de solidarité et d’entraide12"? Peut-être enfin avait-elle tout simplement besoin de croire encore en quelque chose, elle qui – comme l’écrit Dorothee Röseberg – a cru à la RDA comme on croit au Bon Dieu (p. 261)13.
Au-delà de la personne de Rita Schober et de l’histoire d’une discipline universitaire, cet ouvrage intéressera toute personne qui travaille sur l’écriture de soi et l’écriture de l’Histoire.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Aurélie Barjonet, Rezension von/compte rendu de: Rita Schober – Vita. Eine Nachlese. Ediert, kommentiert und mit Texten aus Archiven und dem Nachlass erweitert von Dorothee Röseberg, Tübingen (narr/francke/attempto) 2018, 366 S., 2 farb.,36 s/w Abb. (edition lendemains, 46), ISBN 978-3-8233-8227-0, EUR 78,00., in: Francia-Recensio 2020/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.2.73358