Cet ouvrage n’est pas une nouvelle biographie de Speer (1905–1981), l’architecte de Hitler devenu ministre de l’Armement et des Munitions du Reich en 1942, mais une étude de la mémoire du nazisme en Allemagne fédérale construite à partir de l’image que renvoie Speer du régime déchu. En somme, il s’agit pour l’auteure de voir comment la construction du personnage public de Speer s’inscrit et façonne tout à la fois un certain rapport du passé nazi, qui évolue au fur et à mesure des décennies.

En effet lors du procès de Nuremberg en 1945/1946, Speer se présente comme un artiste apolitique, aveuglé par Hitler jusqu’à devenir un technocrate du régime nazi, sans avoir rien su ou rien voulu savoir de ses politiques criminelles. Il crée alors une impression favorable autour de sa personne: c’est le seul des accusés à reconnaître sa culpabilité et il semble sincère. Condamné à une peine de prison de 20 ans et incarcéré en octobre 1946 à Spandau (Berlin), Speer construit habilement son image publique. À sa sortie de prison en 1966, il est un personnage médiatique en RFA. Selon la thèse avancée par l’auteure, Speer a influencé par ses publications la politique du passé en RFA en incarnant une mémoire consensuelle du nazisme: celle d’une société qui reconnaît avoir été fascinée et trompée par Hitler et prétend avoir ignoré à l'époque des faits les crimes commis et notamment le génocide des juifs. Le cas de Speer est ainsi monté en généralité et permet d’évacuer la question de la culpabilité collective.

Conformément à cette thèse, le livre est bâti selon un plan chronologique scandé par les trois principales publications post-1945 de Speer: ses souvenirs, »Erinnerungen«, dont la première version date de 1946 (l’ouvrage est republié en 1969 en RFA; la traduction française a été publiée en 1971 chez Fayard1), son journal de Spandau, »Spandauer Tagebücher« (1975, en français en 1976)2, et son livre revenant sur la politique nazie de la main d’œuvre, »Der Sklavenstaat. Meine Auseinandersetzungen mit der SS« (1981)3. Alors que les deux premiers ouvrages ont été bien reçus en RFA, le dernier est plus critiqué. La première biographie critique de Speer est d’ailleurs publiée en 1982. L’évolution de l’image publique de Speer en RFA renvoie ainsi à celle de la mémoire collective et au changement de paradigme mémoriel dans les années 1980: le récit victimaire des Allemands n’est alors plus audible.

L’intérêt du livre de Baijayanti Roy est de montrer que chaque publication de Speer correspond à un état de la mémoire collective en RFA sur le passé nazi. La démarche de l’auteure consiste à analyser le discours de Speer et à le déconstruire en le confrontant aux connaissances scientifiques sur le régime nazi et sur ce personnage, dont il existe aujourd’hui de multiples biographies. Celles-ci, ainsi que les archives, démontrent les compromissions indubitables de Speer à l’effort de guerre jusqu’à mai 1945, à l’exploitation de la main d’œuvre forcée et des détenus des camps de concentration et à la persécution des juifs.

Ainsi à propos des souvenirs de Speer de 1946 : Speer s’y décrit comme étudiant de l’Université technique de Berlin ayant tardé à rejoindre le NSDAP. Or on sait au contraire que c’est l’un des premiers à adhérer à ce parti en mars 1931. Speer minore la part de l’antisémitisme dans cette adhésion et rapporte celle-ci à son anticommunisme, une justification dans laquelle se reconnaît la société ouest-allemande des années 1950. De plus, Speer est entré dans la SS en 1932 et a été actif dans une de ses unités motorisées (NSKK), comme chef de section à Wannsee, révélant la dimension idéologique de sa démarche.

À propos du journal de Spandau de 1969: le livre a été programmé pour devenir un best-seller en RFA comme à l’étranger. Les éditions Ullstein s’engagent fortement au plan financier pour le publier. Le journal Die Welt achète des droits pour en publier des extraits. Macmillan à New York engage la somme de 350 000 dollars pour le traduire en anglais, soit la plus forte somme payée à l’époque pour acheter les droits d’un livre étranger. Pour Eugen Kogon (1903–1987), intellectuel de gauche et ancien détenu du camp de concentration de Buchenwald, le lectorat de la RFA en 1969 s’identifie à Speer, dont le livre contribuerait même à normaliser l’État ouest-allemand. C’est une »saga de victimisation« (p. 186), qui renvoie au discours des Allemands sur eux-mêmes.

Certes le journal de Spandau évoque davantage la Shoah que le premier livre de Speer (totalement silencieux sur le sujet), mais il reste pétri de préjugés antisémites et continue à fournir une image du bureaucrate nazi coupé de la sphère criminelle. Cette dichotomie renvoie à la mémoire de l’époque du passé nazi distinguant la part acceptable du nazisme (la technologie, la politique de résorption du chômage, etc.) de ses pires excès, commis par des criminels dont Speer se dissocie. Quand Speer se présente comme une victime idéaliste d’un pacte avec le diable, c’est toute la société ouest-allemande qui se reconnaît dans cette représentation faustienne.

Les points de vue critiques viennent à l’époque principalement de l’étranger (notamment Raul Hilberg) alors qu’en RFA, les années 1960–1970 restent marquées par la dissociation entre une connaissance cognitive des crimes du régime, diffusée par la presse, les livres d’histoire, ou les procès comme celui dit d'Auschwitz à Francfort (1963–1965), et une absence de réflexion critique dans la sphère familiale créant une distance avec les criminels SS inculpés auxquels les Allemands ne s’identifient pas.

Dans les années 1970, Speer continue de s’enfermer dans le silence sur son rôle personnel dans la Shoah. En 1971, Daniel Goldhagen l’accuse via le magazine new yorkais Mid Stream de faire semblant de ne rien avoir su à l’époque des faits, alors qu’il aurait été présent lors du tristement célèbre discours de dévoilement de Himmler donné à Posen le 6 octobre 1943. Dans ce discours, le Reichsführer-SS a expliqué aux dirigeants du parti nazi la nécessité d’exterminer tous les juifs, y compris les femmes et les enfants. Speer ne parle pas de ce discours dans ses mémoires, ce qui constitue pour Goldhagen une preuve de son hypocrisie. Speer se défend et rétablit sa version en affirmant avoir quitté Posen avant le discours de Himmler et en se trompant dans les dates. L’épisode ne ternit pas l’image de Speer dans l’opinion ouest-allemande ; il faut attendre les années 1980 pour voir la perception de Speer devenir critique en RFA. Ainsi la thèse de Speer selon laquelle il n’aurait pas appliqué l’ordre dit de la terre brûlée de Hitler pour soi-disant protéger le peuple allemand est démontée : Speer a voulu préserver jusqu’au bout, en tant que ministre de l’Armement, ce qui restait des capacités militaires du Reich.

Les principales sources utilisées dans le livre sont la correspondance de Speer, notamment avec son ami architecte Rudolf Wolters et la chronique jusqu’à présent inexploitée de celui-ci durant les »années brunes«. Un des apports du livre est de montrer comment le discours sur Speer sert un discours professionnel justifiant la continuité des architectes et des constructeurs après 1945 en Allemagne de l’Ouest, en s’appuyant sur l’image publique de Speer, ce milieu s’auto-représente comme apolitique et légitime son travail dans un contexte de reconstruction puis de croissance économique.

Les bémols de ce livre sont premièrement l’enfermement sur des sources produites par Speer ou autour de sa correspondance, ce qui limite l’étude de l’impact de ses publications, deuxièmement une définition de la réception des écrits de Speer limitée aux historiens (Joachim Fest utilise les écrits de Speer quand il publie sa biographie de Hitler en 1973), aux journalistes et aux architectes, et troisièmement la non prise en compte de ce qui se dit en RDA, alors que la dénonciation du laxisme de l’État ouest-allemand envers les ex-élites nazies fait partie de l’identité antifasciste du régime socialiste.

1 Albert Speer, Au cœur du Troisième Reich, traduit de l’allemand par Michel Brottier, Paris 1971.
2 Id., Journal de Spandau, traduit de l’allemand par Dominique Auclères et Michel Brottier, Paris 1976.
3 Id., L’Empire S.S., traduit de l’allemand par Guy Fritsch-Estrangin et Jeanne-Marie Gaillard-Paquet, Paris 1982.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Marie-Bénédicte Vincent, Rezension von/compte rendu de: Baijayanti Roy, The Making of a Gentleman Nazi. Albert Speer’s Politics of History in the Federal Republic of Germany, Frankfurt a. M. (Peter Lang Edition) 2016, 432 S. (Beiträge zur Aufarbeitung der NS-Herrschaft, 5), ISBN 978-3-631-65890-1, EUR 89,95., in: Francia-Recensio 2020/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.2.73359