»Wir wollen mehr Demokratie wagen«, »nous voulons oser plus de démocratie«: c’est en ces termes que Willy Brandt, au soir du 28 octobre 1969, abordait la partie de sa déclaration gouvernementale inaugurale consacrée à la politique intérieure. Depuis lors, cette phrase est devenue une citation incontournable de l’ex-chancelier, au point d’avoir gagné une signification et une portée qui ont largement dépassé son cadre original. Forts de ce constat, Axel Schildt (†) et Wolfgang Schmidt ont organisé à Berlin les 19 et 20 septembre 2017 un colloque consacré aux origines et à l’héritage de la formule brandtienne.
Deux ans plus tard, les actes du colloque ont donné lieu à une publication par la Bundeskanzler-Willy-Brandt-Stiftung, publication qui fait l’objet de la présente recension. L’ouvrage se compose d’une introduction générale suivie d’une réflexion sur la notion de »Zeitworte« ou mots historiques, et se divise en quatre parties, chacune étudiant un aspect de la citation de Willy Brandt.
L’introduction d’Axel Schildt, ancien directeur de la Forschungsstelle für Zeitgeschichte à Hambourg disparu le 5 avril 2019, et Wolfgang Schmidt (p. 11–23) présente le projet, son contexte et sa structure générale. Pour sa part, la contribution de Martin Sabrow (p. 24–38) permet de mieux saisir le concept de »Zeitworte« en tant que composante des lieux de mémoires. À partir de la citation de Willy Brandt qui fait l’objet de l’étude, puis à partir d’autres exemples historiques (Bismarck, Luther, Schabowski, Churchill), Martin Sabrow rend compte des conditions de leur formation et du reflet qu’elles donnent de la société qui s’en empare.
La première partie (p. 39–102) est consacrée aux origines de la formule de Willy Brandt en la replaçant dans le contexte des années 1950 et 1960, deux décennies qui voient s’accroître l’exigence de »modernisation« et de »démocratisation«. La contribution de Kristina Meyer interroge le lien entre la gestion de l’héritage nazi dans la société ouest-allemande et le projet brandtien, lequel constitue davantage une continuité, un »trait d’union«, qu’une césure en la matière.
Alexander Gallus s’intéresse à la place de la pensée des intellectuels »non-conformistes« dans les premières années de la RFA. Cette pensée est d’abord marquée par le désir ardent de réaliser la révolution démocratique manquée ou inachevée par deux fois, en 1919 puis en 1945, avant de rejeter l’élément révolutionnaire, à mesure que l’adhésion à la Loi fondamentale de 1949 se fait plus prégnant, pour se concentrer sur l’exigence de démocratie et finir par adhérer à la vision brandtienne. Jens Hacke, quant à lui, s’interroge sur l’influence des idées de Jürgen Habermas, partisan d’une »Gesellschaft mündiger Bürger« (société de citoyens responsables/majeurs, dans le sens kantien du terme) émancipée des parlements et des partis, et Ralf Dahrendorf, favorable à une pratique démocratique renouvelée au sein des institutions mises en place en 1949, sur le processus de démocratisation tel que défini par Willy Brandt.
Enfin, Detlef Siegfried offre une lecture de l’»Außerparlamentarische Opposition« (opposition extra-parlementaire) et des »Neue soziale Bewegungen« (nouveaux mouvements sociaux) en RFA comme précurseurs des revendications de Willy Brandt en matière de démocratisation en ce qu’ils ont développé une conception propre de la »démocratie participative«, souvent par contestation des partis en place, au rang desquels la SPD.
La deuxième partie (p. 103–182) traite de la mise en application, de la portée et des limites du projet brandtien entre 1969 et 1974. Elke Seefried met en avant le lien, voire les tensions, entre exigence de modernisation portée par la coalition SPD-FDP et planification politique, placé sous le signe de la rationalité. Dietmar Süß traite de l’impact de la formule brandtienne au sein de la SPD, et plus particulièrement chez les jeunes sociaux-démocrates »Jusos«, qui portaient le projet de »plus de démocratie« depuis les années 1950.
Knud Andresen poursuit cette réflexion en étudiant la culture politique des mouvements de jeunesse après 1968 et leur contribution au processus de modernisation de la société. Alexandra Jaeger, à partir du cas de la cellule hambourgeoise de la SPD, étudie les conséquences de l’adoption en 1972 du »Radikalenerlass«, qui exclut de la fonction publique tout membre d’organisation reconnue extrémiste, sur la perception, par les militants sociaux-démocrates, du projet brandtien. Daniel Münkel met en lumière l’attitude ambiguë du SED face à l’arrivée au pouvoir de Willy Brandt, partagé entre la crainte de voir les idées du nouveau chancelier essaimer dans la société est-allemande et la volonté de soutenir l’Ostpolitik, dont la réussite, pour Berlin-Est, conditionne la reconnaissance internationale de la RDA.
La troisième partie (p.183–238) réinscrit le projet édicté par Willy Brandt dans une dimension internationale et comparatiste. Philipp Gassert met en lumière les attitudes opposées de Richard Nixon et de Brandt face aux revendications de la jeunesse à la fin des années 1960, le premier les rejetant pour se poser en représentant de la majorité silencieuse tandis que le second s’en fait le porte-voix. Hélène Miard-Delacroix, dans une perspective franco-allemande, met en avant le rôle précurseur de la RFA, qui précède la France de quelques années dans l’abaissement de la majorité de 21 à 18 ans ou dans la dépénalisation de l’adultère, de l’avortement et de l’homosexualité. Martina Steber étudie les réticences des intellectuels conservateurs en Grande-Bretagne et en RFA face au projet porté par le Labour Party et la SPD, qui craignent une mise en danger de la démocratie par le possible éclatement d’une révolution socialiste, permettant respectivement l’avènement du thatcherisme et le retour à la chancellerie de la CDU au tournant des années 1980.
La quatrième et dernière partie (p. 239–276) s’interroge sur la portée à l’international de l’exigence de démocratie telle qu’incarnée par Willy Brandt. Reprenant le fonctionnement de l’Internationale socialiste à compter du milieu des années 1970, Bernd Rother étudie la validité du modèle démocratique comme point de convergence entre les pays membres, modèle qui cesse d’être un critère d’admission au sein de l’Internationale, comme ce fut le cas pour le Nicaragua, la Grenade et le Panama. Frank Bösch, pour sa part, met en lumière les contradictions entre le »plus de démocratie« édicté par Willy Brandt puis repris par ses successeurs à la chancellerie, et l’établissement ou l’approfondissement de relations diplomatiques avec des pays reconnus comme dictatoriaux, à l’instar des démocraties populaires, de la Libye, de l’Arabie saoudite ou de la Chine, souvent pour des raisons économiques et géostratégiques.
De par les axes de réflexion qu’il propose et la variété de ses contributions, issues de la plume de spécialistes reconnus sur le sujet, l’ouvrage d’Axel Schildt (†) et Wolfgang Schmidt trouve une place de choix dans l’historiographie brandtienne. Pour le lectorat, averti ou non, il constitue une excellente exploration de la célèbre formule de l’ancien chancelier ainsi que du projet de société qu’elle recouvre, d’abord en la réinscrivant dans son contexte historique, social et culturel, puis en s’attachant à en saisir les origines, les inspirations, les influences et la postérité, laquelle se mesure encore largement aujourd’hui.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Julien Genevois, Rezension von/compte rendu de: Axel Schildt, Wolfgang Schmidt (Hg.), »Wir wollen mehr Demokratie wagen«. Antriebskräfte, Realität und Mythos eines Versprechens, Bonn (Dietz) 2019, 292 S., 1 Abb. (Willy-Brandt-Studien, 6), ISBN 978-3-8012-0549-2, EUR 32,00., in: Francia-Recensio 2020/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.2.73360