Cet ouvrage, issu d’une thèse de doctorat, s’inscrit dans un vaste projet franco-allemand portant sur »Les évacuations dans l’espace frontalier franco-allemand, 1939–1945«, initié par les universités de Bochum, Sarrebruck et Paris-Sorbonne. Plusieurs axes de recherche, pour une comparaison entre les deux pays, ont été mis en avant, dont l’évacuation des entreprises en France et en Allemagne en 1939–1940, étudiée par Luise Stein. Cette somme, récompensée en 2017 par la Société d’histoire de l’entreprise (GUG), relate deux évacuations d’ampleur, soit deux processus parallèles effectués dans une aire limitrophe par deux adversaires aux systèmes politiques différents. Mais au-delà de la question de l’évacuation, cette thèse permet aussi d’explorer des sociétés en guerre. L’accent est mis sur les entreprises industrielles, des très grandes aux très petites, car elles sont plus significatives dans la Sarre, en Allemagne, et dans les départements de la Moselle et du Bas-Rhin, en France.
Cette étude adopte un angle d’approche comparatif au niveau régional, qui s’appuie sur de nombreuses monographies d’entreprises – exploitées avec prudence –, sur des travaux universitaires, ainsi que des études régionales et nationales, mais qui traitent peu de l’année 1940. Sans omettre les nombreuses publications sur l’État national-socialiste, et parfois, avec toutes les précautions nécessaires, des informations des documents nationaux-socialistes, quand d’autres sources n’existent pas. De nombreuses archives d’origines différentes ont été consultées, tant privées – d’entreprises ou de banques – que publiques – notamment d’instances nationales et militaires –, très variées et complémentaires, et plutôt équilibrées pour les deux pays. Celles-ci permettent aussi bien d’étayer l’argumentaire que de nuancer un propos aux analyses construites et ordonnées.
Le livre est divisé en six parties: la préparation de l’évacuation; de l’évacuation au retour, de septembre 1939 à juin 1940; l’évacuation des moyens de production; une petite géographie des déplacements d’entreprises; le personnel évacué; et pour finir, une partie sur le dénouement de l’été 1940 à 1944/1945. L’auteure propose une mise en perspective chronologique, en commençant en 1919 pour terminer à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Dans la première partie, on peut suivre les plans d’évacuation des deux pays, confrontés en regard de leur évolution politique respective, ainsi que de leurs adaptations. On découvre ainsi les changements d’acteurs, notamment en Allemagne, les initiatives privées des entrepreneurs, ou encore les changements territoriaux, comme le retour de la Sarre au »IIIe Reich«. Des exemples riches et précis sont développés mettant en évidence des différences notables pour ces deux pays limitrophes. Dans les deux cas, les acteurs respectifs voyaient leur territoire frontalier comme lésé et menacé.
La seconde partie expose, après une description exhaustive des entreprises mosellanes, alsaciennes, puis sarroises, les structures économiques dans la zone d’évacuation, comme celles de la céramique ou des industries de guerre. Ensuite, Stein constate qu’en France il n’y avait qu’un organisme chargé de l’évacuation, quand l’Allemagne en comptait cinq. Cette polycratie, selon l’expression de Stein, généra quelques frictions. Enfin, le témoignage d’un soldat français met en avant l’ambivalence de certains acteurs, notamment quant au problème des pillages des entreprises délaissées.
Le développement suivant aborde l’évacuation des moyens de production, nécessitant la mise en place d’un cadre juridique, et dont découlent des contentieux. L’exemple de la sucrerie d’Erstein, en France, est éloquent à ce titre. On apprend également que les réouvertures d’entreprises étaient assujetties à une autorisation. La France et l’Allemagne ont connu parfois des situations similaires – par exemple, l’impréparation des législateurs –, tout en se distinguant par ailleurs dans leur gestion; le »IIIe Reich« ayant notamment mis sous contrôle l’économie. Pour terminer, l’auteure étudie les trois options des entreprises, que sont la poursuite de l’activité, la délocalisation et la fermeture. Pour cette dernière, elle ne pouvait être qu’économique en France, et politique en Allemagne.
Ensuite, les aspects géographiques sont analysés: on constate que les aires proches de la zone d’évacuation étaient, pour les deux pays, des cibles privilégiées pour réinstaller les entreprises évacuées. Toutefois, les États étudiés n’intervenaient pas dans le choix des localités, même si dans l’Empire allemand, le Gau, particularité politico-régionale, faisait des efforts de dirigisme. On remarque de plus que les deux pays de l’étude soutiennent financièrement les entreprises utiles à l’effort de guerre, même si le régime nazi a apporté plus d’aide que la IIIe République.
Enfin, l’auteure se pose la question de l’évacuation du personnel. Il est à noter que ces pays étaient en manque de personnel, à cause de la mobilisation, puis de l’évacuation. Pour remédier à cette situation, l’Allemagne nazie renforça la législation du travail, ce qui lui permit en outre de mieux contrôler et concentrer l’économie de guerre. La France, plus libérale, a mieux su utiliser le facteur travail, et donc mobiliser la société de guerre. Pour le personnel, les deux régimes ont apporté des solutions pratiques et positives à divers niveaux et dans des registres souvent très différents.
Pour finir, la dernière partie développe le retour des entreprises, l’été 1940 et la fin de la guerre 1944/1945. Les entreprises sarroises n’étaient pas sorties indemnes de cette évacuation. Mais la situation des établissements lorrains, de retour dans leur région annexée de fait à partir de juin 1940, était d’autant plus complexe. Cette complexité dépendait d’abord de leur éventuelle confiscation. Ensuite, ceux qui revenaient devaient composer, interagir, voire coopérer avec les nouvelles autorités nazies. Ainsi, les relations économiques entre la Sarre et la Lorraine se poursuivaient entre 1940 et la fin de la Seconde Guerre mondiale, où une dernière évacuation chaotique commença en septembre 1944.
Il s’agit d’un excellent et immense travail de recherche, où aucune piste ne semble avoir été délaissée. Il suit la chronologie, est méthodique et méticuleux, souvent avec un développement ternaire. Il est clair et riche, d’une grande variété tant au niveau des sources que des exemples choisis, faisant appel à d’autres disciplines, comme la linguistique appliquée à l’étude des champs sémantiques. L’ouvrage est aussi un très bon exemple d’étude comparative, entre deux pays, avec des sources de langues différentes, sur une période difficile et troublée, où les archives sont éparpillées, voire détruites. L’importante bibliographie est aussi un point fort à souligner. De plus, des cartes simples et originales, produites par l’auteure, illustrent bien les aspects géographiques de cette étude. Enfin, le manque de sources pour certains aspects est souligné et des questions restent ouvertes.
On peut toutefois soulever deux points, qui n’enlèvent rien au résultat final. Tout d’abord, il aurait été opportun de fournir un petit glossaire, notamment pour les institutions et les autorités citées dans le livre, tant françaises qu’allemandes. Ensuite, les nombreuses conclusions intermédiaires, qui sont de belles transitions, apparaissent parfois comme des répétitions ralentissant le rythme de la lecture.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Pascal Schneider, Rezension von/compte rendu de: Luise Stein, Grenzlandschicksale. Unternehmen evakuieren in Deutschland und Frankreich 1939/1940, Berlin, Boston (De Gruyter Oldenbourg) 2018, VIII–396 S., 20 Abb., 6 Tab. (Schriftenreihe zur Zeitschrift für Unternehmensgeschichte, 31), ISBN 978-3-11-058898-9, EUR 74,95., in: Francia-Recensio 2020/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.2.73364