Un livre innovant, enfin traduit, dix ans après sa première parution en anglais. Il est ambitieux car il aborde un sujet difficile à appréhender: les archives comme lieu de l’inquiétude épistémique et politique et la gouvernance coloniale. Les archives ne sont ici ni un outil ni une source, mais le cœur même de la recherche dont la méthode consiste à suivre »le courant de l’archive« – comme l’indique le titre anglais, »Along the Archival Grain«, en procédant par immersion et non à contre-courant, comme la recherche traditionnelle. L’archive est considérée comme un corpus et surtout comme un champ de force discursif. S’appuyant sur le cas de l’Indonésie colonisée par l’Empire néerlandais, Ann Laura Stoler ne propose pas une étude événementielle de la période (1830–1930) mais celle des émotions incluses dans les relations racialistes de pouvoir qui apparaissent dans les documents.

Après l’éclairante introduction d’Arlette Farge, l’ouvrage ouvre sur un prologue suivi de deux parties; l’une plus conceptuelle – »L’archive coloniale et ses états affectifs« – de trois chapitres, et l’autre plus analytique – »Les filigranes dans l’histoire coloniale« – avec deux chapitres consacrés à ce que l’auteure désigne comme des »non-événements«, jusqu’ici non étudiés: les manifestations des Eurasiens de Java en mai 1848, les commissions sur le paupérisme blanc en 1872 et 1901, et le cas particulier de Frans Carl Valck, petit fonctionnaire stationné à Sumatra, confronté à la violence coloniale des planteurs.

Dans le prologue, l’archive est définie en tant que lieu de ce qui est espéré et conjuré (p. 21). Ann Laura Stoler souligne que la crainte, le doute, la nervosité qui sourdent des documents proviennent de l’absence de sens commun du colonisateur pour les choses et les personnes. Cette absence explique l’importance des rumeurs et les différentes formes de compensation archivistique, comme l’accumulation de documents produits et immédiatement mis de côté sur des kilomètres d’étagères. Le doute génère commissions, institutions et bâtiments qui représentent autant de monuments à l’impetus colonial et à son impuissance.

Au chapitre 2, l’auteure prend »Le pouls des archives« dont le champ de force rend selon elle compte des énergies politiques qui utilisent les faits sociaux pour fabriquer un savoir qualifié, un savoir »historié et étagé (storeyed)« à la Roland Barthes (p. 50). Elle souligne que les archives étaient aussi alimentées par des médecins, des religieux, des professeurs, des directeurs d’orphelinats qui livraient des chroniques de l’inquiétude. Elle cherche à mettre en évidence les sentiments émergents, montrant que l’archive coloniale répertorie tout ce qui pouvait s’imaginer de menaçant (p. 48). De fait, le sens commun colonial se heurte aux mentalités autochtones que le colonisateur échoue à modeler.

Constitué historiquement et politiquement, ressortissant à »l’habitus«, à la »dimension tacite«, à la »compréhension implicite«, il est le centre vivant de la réflexion d’Ann Laura Stoler (p. 66–71). Ce que l’auteure appelle les »habitudes épistémiques« imprègne les autorités sur un mode racialisé. Les débats sur les Inlandsche Kinderen (Européens pauvres nés sur place et population métisse) fixent l’attention. Ils marquent l’épistémologie coloniale de la race (p. 69). L’auteure montre que la gouvernance coloniale requérait le calibrage et la gestion des différents degrés de soumission des agents coloniaux et des colonisés (p. 72).

L’État taxinomique devait produire et contrôler des sentiments. Les textes officiels, les mentions marginales, les notes de bas de page et les correspondances semi-officielles révèlent une profonde angoisse administrative face aux états affectifs dans les colonies. D’où »la préoccupation pour la maîtrise du hasard« (p. 75). De fait, Ann Laura Stoler définit la gouvernance coloniale comme une communauté prospective. Elle remet en cause le surinvestissement foucaldien et le »régime de vérité« supposé, alors que c’est l’incertitude épistémique qui produit les débats les plus intenses autour de vérités coloniales sujettes au changement (p. 77). Le traitement des archives coloniales ne doit plus être extractif mais ethnographique (p. 81) et consister en une entreprise d’immersion (p. 82), une observation des événements en tant que moments perturbateurs et réorientations du probable (p. 86). L’auteure propose d’entrer dans ce »champ de force«, afin de comprendre comment les inintelligibilités des empires sont entretenues (p. 89).

La première partie, intitulée »L’archive coloniale et ses états affectifs«, réfute l’idée selon laquelle les États coloniaux se conformeraient au modèle wébérien de l’État, reposant sur la rationalité de l’autorité impériale (p. 94). L’archive néerlandaise montre à l’opposé une densité discursive autour des questions de sentiments et d’états d’esprit. Le sentiment est la substance même des projets gouvernementaux (p. 97), une question souvent éludée de la recherche, car distrayant de l’analyse du dessein politique de l’État colonial.

Le chapitre 3, »Les habitudes d’un cœur colonial«, explore l’espace entre raison et sentiment. Il s’intéresse au reformatage de l’intime (p. 102). L’auteure souligne pour les autorités le poids du profil affectif, de l’éducation d’un caractère et de sentiments rationalisés (p. 104). D’où l’importance de la »fabrication de la morale« (p. 105), de »l’ingénierie morale« des États coloniaux (Weber et Durkheim réunis (p. 108). De façon convaincante, le cadre historique est repris pour éclairer les stratégies coloniales entre savoir rationnel et savoir affectif. L’auteure revient sur les premiers philosophes modernes (XVIIe et XVIIIe), intéressés par la culture de la sensibilité (p. 112) et par le lien entre passions et bien public. Il faudrait selon elle s’interroger sur les »interprétations préemptives que nous avons faites des archives« (p. 113), privilégiant le rationnel. Les annotations et biffures, etc., dévoilent au mieux »le pouls des archives« (p. 121).

Enfin Ann Laura Stoler se penche sur les »marges historiées« en analysant la manifestation emblématique des Inlandsche Kinderen en 1848 (p. 115); celle de parents en colère, du fait des restrictions empêchant leurs enfants d’accéder à des postes supérieurs dans l’administration, s’ils n’étaient pas partis étudier une dizaine d’années aux Pays-Bas et n’y avaient pas obtenu le certificat Radikaal de l’académie de Delft. Elle souligne l’inquiétude des autorités qui envisagent des tirs à balles réelles. Elle rapporte que les récits »vivants et détaillés« de cette manifestation n’ont jamais été publiés. Ce non-événement, car non retenu par la recherche, montre le désarroi face au traitement injuste des Créoles et l’incapacité du gouvernement colonial et royal à évaluer la force des sentiments et leurs implications. L’auteure parle de la crainte des »émotions contagieuses« (p. 138). Elle explique ainsi l’option en faveur d’une éducation des jeunes aux Pays-Bas, seule capable de contrer la menace des »sensibilités durables« sur place (p. 139). Les autorités veulent déterminer, à partir d’un aptum colonial appris en métropole, qui sont les citoyens à part entière. Les sentiments devant être »des effets du système politique« (p. 145). Elle constate le refus de prendre en considération le réel vécu. Une politique du mépris, de la myopie se manifeste.

C’est au chapitre 4, »Développer des négatifs historiques«, que l’auteure précise ses pistes de recherche et devient la plus innovante. Elle interroge le mode subjonctif de l’imaginaire officiel et son caractère affectif (p. 150); elle analyse les propositions de traitement du »malaise affectif« des Inlandsche Kinderen, afin de tracer les contours d’un groupe colonial »flou«, dangereux et de contrer les potentielles révoltes. Des »schémas de détresse«, auraient façonné les taxinomies coloniales (p. 151). En regardant à la fois localement, au microscope, et avec un grand angle vers les Pays-Bas, une utopie coloniale est mise au jour par »négatifs coloniaux« et »transparences métropolitaines«.

Ann Laura Stoler scrute ainsi l’articulation des sentiments et des projets de l’État. Elle s’interroge sur l’espace de leur production (p. 153) avec les Inlandsche Kinderen/Indos que les autorités souhaitent transformer en »citoyens industrieux«. Elle analyse les débats sur les lieux d’éducation; familles ou institutions. De fait, des colonies rurales d’enfants, des écoles artisanales furent créées, s’inspirant d’expériences néerlandaises et australiennes, antillaises, etc. Mais les projets étaient discordants et se soldèrent par des échecs, comme celui de la Ambachtschool à Surabaya. Les écoles artisanales furent remplacées par des colonies agricoles pénitentiaires sur le modèle français de Mettray.

Autant, ou plus que les faits eux-mêmes, les discussions répertoriées à ce sujet permettent de comprendre le sens commun colonial. Elles montrent le parallèle établi par les tenants d’une vision industrielle entre la classe ouvrière aux Pays-Bas et les travailleurs colonisés (p. 175), réunis par les déterminants »indolence, insolence et arrogance«. L’auteure analyse les programmes de l’époque entre visionnaires utopiques et visionnaires coloniaux (p. 186); elle met en lumière les »sentiments de perte«, la nostalgie rurale et l’angoisse industrielle au fondement de ces projets (p. 189). Jusqu’en 1930, toutes les propositions pour résoudre le »problème indo« avortent. Elles constituent des négatifs coloniaux (p. 191). Absentes de l’historiographie, car inabouties, elles illustrent les tensions qui donnent naissance à de prolifiques commissions d’experts.

Le chapitre 5, »Les commissions«, traite du paupérisme et des causes de la pauvreté croissante des Inlandsche Kinderen. Des commissions d’enquête sont créées, dirigées par des notables aux opinions préétablies. Les deux principales, en 1872 et 1901, documentent l’engagement social de l’État et, de plus en plus, la tentative de dégager les statuts ontologiques des groupes sociaux (p. 195). Les taxinomies changent: on parle désormais d’Indos, de soldats européens démobilisés, vivants avec les indigènes (compagnes et enfants métissés), de vagabonds, de mendiants, environ 17,5% des Européens en Indonésie. Les commissions – secrètes – s’inquiètent de ces populations »à part« et diffusent des anecdotes »emblématiques« qui confirment les préjugés (p. 197), la fragilité des catégories raciales et celle de l’État colonial.

La seconde partie, »Les filigranes dans l’histoire coloniale«, chapitre 6, exemplifie les réflexions de l’auteure à partir de l’analyse du cas de Frans Carl Valck, résident adjoint de la côte est de Sumatra, à Deli, qui relate un crime odieux, commis par des autochtones contre le planteur Luhmann et sa famille (1876), rappelant les crimes contre les planteurs allemands en Afrique du Sud-Ouest, avant le génocide des Héréros (1904–1908).

L’histoire exemplaire de Luhmann – elle n’est pas unique – fait grand bruit à l’époque. Ann Laura Stoler s’interroge sur la disparité des récits et sur les stratégies de lecture et stratégies rhétoriques face à des textes remplis d’allusions. Ces »histoires divergentes« ouvrent selon l’auteure une entrée ethnographique dans l’espace confus de la colonie (p. 248). Elle s’interroge sur la situation des Malais, des Chinois et des Javanais récalcitrants; sur les diverses versions concernant les campements en forêt de coolies fugitifs, toutes fondées sur des rumeurs. Elle note: »Dans les récits des Européens, les subalternes ne s’expriment qu’avec une voix muette«.

L’enquête scrupuleuse menée dans les archives indique qu’existent de véritables »fictions coloniales«, reposant sur des hiérarchies de crédibilité que les autorités échouent à contrôler. La rumeur apparaît comme une forme cruciale de savoir culturel (p. 251, 296–299). L’incomplétude du savoir étant la règle pour l’administration. Dans ses rapports à ses supérieurs, Valck, résident adjoint peu rigoureux, indigné mais respectueux du projet colonial, s’appuie aussi sur la rumeur (p. 257) pour distinguer entre les dires et les faits des planteurs, coupables à ses yeux d’extrêmes violences sur les Indonésiens et les coolies chinois.

Selon lui, Luhman était responsable de son sort, la cruauté engendrant la vengeance (p. 269). La description par Valck de l’attaque rappelle, comme le note l’auteure, les faits relatés dans le roman à thèse d’Eduard Douwes Drekker »Max Havelaar« (1860). Valck dénonce à ses supérieurs, le pouvoir des planteurs, la »barbarie de sang-froid« qui tuait sans merci, la corruption et le complot du silence (p. 252). Avec son sens colonial divergeant, détonnant, il veut restituer le contexte politique de la guerre d’Aceh et celui des événements au quotidien.

Dans le chapitre 7, Ann Laura Stoler valorise les détails de l’ethnographie, car »l’essentiel, comme diraient Michel Foucault, Michel de Certeau et Carlo Ginzburg, se trouve dans les objets du quotidien« (p. 301). C’est l’ethnographie comme texte. Valck, fonctionnaire sans panache, sera finalement renvoyé de la fonction publique, disparaissant des archives coloniales, mais l’auteure retrouve et étudie ses correspondances avec sa fille; une épistolarité »sans qualité« (p. 350), où l’on voit comment »la chose coloniale« imprègne son existence (p. 336). L’auteure revient sur différents points et pose une multitude de questions sur l’ignorance et la mauvaise foi, le »mensonge vital« du colonisateur (référence à la »Lebenslüge« de Georg Simmel, p. 328), la politique du mépris, le pathos et le politique dans la Java coloniale, etc. Elle analyse des visions coloniales gravées dans l’excès, à l’exemple des ordonnances sur les coolies maintes fois réécrites. Elle conclue que pour écrire l’histoire impériale il nous faut comprendre comment les mesures politiques et les processus psychiques produisent ensemble les subjectivités.

Ann Laura Stoler revendique de s’écarter des sentiers battus des recherches postcoloniales et ne mentionne que peu les autres publications sur la même aire géographique. Elle remet en question l’historiographie coloniale de l’échelle bureaucratique et de ses méthodes, et ouvre des pistes en s’intéressant au sentiment et au sens commun colonial en filigrane de l’archive; une archive qui regorge d’histoires enchevêtrées, de significations multiples, de nuances subtiles, difficiles à lire. En s’y plongeant, elle découvre des centaines de rapports gouvernementaux, d’informations privées et de rumeurs archivées qui tentent d’évaluer les menaces qui pèsent sur l’Indonésie, »joyau de la couronne«.

L’auteure interroge l’archive en tant qu’»espace illusoire et inquiet« (p. 298), elle examine l’interstice entre raison et sentiment, mis au jour, notamment, par l’étude du rapport aux Inlandsche Kinderen. La gouvernance coloniale, fondée sur les ressentis et les préjugés, est présentée comme un »nexus of projects and arrangements« provisoire (Peter van der Veer), face à »la géographie changeante de la race« (p. 205).

L’auteure, forte de son érudition culturelle, pose et se pose au final beaucoup de questions stimulantes. Son ouvrage sera fort utile aux chercheurs car l’Empire colonial néerlandais, que les études comparatistes ignorent souvent, est peu connu en France. Une annexe, »Chronologies coloniales«, à la fin de l’ouvrage, constitue une aide précieuse. La lecture est fluide, captivante.

L’analyse d’Ann Laura Stoler infirme la vision binaire des colonies néerlandaises où l’Européen était le maître et l’Indonésien le serviteur pour montrer le traitement significatif des Européens indigents, des métisses, des invisibles, placés dans un »corridor de négligence«, véritable »rempart de l’État« (p. 205). Sa perspective mériterait d’être reprise dans le cas d’autres empires coloniaux. L’auteure réalise ici son projet d’écriture de l’histoire impériale en mode mineur (p. 87, 329–331) et enrichit les études postcoloniales et transnationales de travaux qui consacrent une nouvelle approche, »immersive«, des archives.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Christine de Gemeaux, Rezension von/compte rendu de: Ann Laura Stoler, Au cœur de l’archive coloniale. Questions de méthode. Traduit de l’anglais par Christophe Jaquet et Joséphine Gross. Avec une préface d’Arlette Farge, Paris (Éditions de l’EHESS) 2019, 392 p. (En temps & lieux, 85), ISBN 978-2-7132-2773-8, EUR 26,00., in: Francia-Recensio 2020/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.2.73365