En 2008, la Staatliche Bibliothek de Ratisbonne acquiert un fonds, découvert fortuitement, contenant la première et seule édition complète du journal »Le Pour et le Contre«, écrit en 1916–1917 par les prisonniers de guerre français internés sur le Unterer Wöhrd, l’une des îles du Danube au plein milieu de Ratisbonne, et des programmes de représentations théâtrales ou musicales données dans leur camp. En 2016, un colloque est réuni à Ratisbonne pour poser des bases d’études sur la captivité à une échelle locale et nationale.
Des extraits de ce journal ont fait l’objet d’une édition à part des actes du colloque, avec des reproductions de pages du journal. Ces morceaux choisis et traduits en allemand sont présentés sans commentaire, à l’exception d’allusions à des phénomènes typiquement français difficiles à comprendre autrement.
»Le Pour et le Contre« est édité tous les dimanches, vendus 10 centimes, du 16 juillet 1916 au 8 avril 1917. La police d’écriture choisie reproduit une forme manuscrite, et le journal est édité à 500 exemplaires. La technique de reproduction employée est la lithographie et, même si les rédacteurs ne sont pas des professionnels, ils utilisent des termes journalistiques et une présentation en deux colonnes. Isabella von Treskow (université de Ratisbonne) dans les actes du colloque, présente ce journal. Le rédacteur en chef est un vicaire, Denis Lamy, qui souhaite construire un projet intellectuel, invitant les lecteurs à la controverse sur des idées sérieuses comme la crise de la dépopulation, l’école libre et la laïcité ou le rôle et la place de la femme.
Les captifs sont des citoyens et doivent apparaître comme tels pour leur famille: bien qu’exilés, ils font du sport, travaillent, lisent et réfléchissent, comme le reste de la communauté nationale. Les lecteurs ne sont pas seulement les prisonniers de Ratisbonne, mais aussi ceux d’autres camps et des non-prisonniers: la femme d’un prisonnier envoie depuis Bordeaux une lettre évoquée dans le numéro 39. Le numéro 1, reproduit dans son intégralité, donne un aperçu de toutes les rubriques: un article général (sur »le Cafard«, c’est-à-dire la souffrance du prisonnier), les nouvelles de rencontres sportives du camp, les colonnes théâtrales (la troupe s’appelle Ratis-Bouffes) et musicale (de l’orchestre Ratis boum-boum); un article plus soutenu sur la musique classique et des annonces pour rapporter les livres à la bibliothèque.
Des séries portant sur Lourdes et Ratisbonne au cours du temps sont à suivre sur plusieurs semaines. Dans le numéro 16 d’octobre 1916, est évoquée de manière anodine l’annonce d’un cahier perdu, qui est en fait une mise en scène imaginée par les rédacteurs. Le numéro 18 indique que personne n’a réclamé le cahier, que les rédacteurs l’ont lu et trouvé intéressant et à partir du numéro 20 (26 novembre), le titre »Le cahier trouvé« permet de raconter l’arrivée, dans le premier camp le 27 août 1914, les formalités, l’accueil de la population locale, les difficultés, le déménagement pour l’île de Wöhrd, bref de réaliser un flash back.
À partir du numéro 28 (21 janvier 1917) commence une série sur les femmes évoquant d’abord le vote des femmes dans de nombreux pays, puis les femmes dans les religions non chrétiennes et une controverse à partir de l’annonce, dans le numéro 35 (11 mars) d’une information venant de France: en 1916 s’est créée une ligue des jeunes filles se présentant comme patriotes qui ont décidé de ne pas épouser un ancien prisonnier de guerre après la guerre, car elles considèrent qu’ils sont des lâches.
De nombreuses réactions à cette nouvelle (dont on ne saurait dire si elle est réelle ou inventée, comme le cahier) venant de lectrices françaises rassurent les prisonniers. D’autres nouvelles, comme l’explosion de la mairie de Bapaume, avec les noms des décédés, semble cependant crédibiliser l’existence de cette ligue. »Le Pour et le Contre« est, on le voit, un journal particulièrement intéressant, mais on peut regretter que le choix des morceaux reproduits ne soit pas expliqué. Une table des matières récapitule les titres des articles choisis mais pas l’ensemble des articles du journal, ce qui aurait permis d’en avoir une vision complète. Isabella von Treskow, dans les actes, met en perspective ce journal avec celui d’autres camps, montrant la grande diversité de cette presse des barbelés.
La découverte du »Pour et le Contre« permet à Bernhard Lübbers (directeur de la Staatliche Bibliothek) d’ouvrir les actes du colloque sur une belle réflexion concernant le rôle des bibliothèques locales dans la conservation d’une telle source, qui lui suggère deux notions: »embedded librarian« – prendre les connaissances là où elles se trouvent – et »Glokalisierung« – associer les connaissances locales et globales. Un appel dans les média régionaux provoque un dépôt massif de documents privés. Le camp de Ratisbonne, jusqu’alors oublié, ressurgit, et un projet de recherches sur la captivité de guerre s’organise sous l’impulsion d’Isabella von Treskow et de Bernhard Lübbers, avec le soutien de la municipalité de Ratisbonne1.
Les actes du colloque, très stimulants, témoignent d’un premier état des recherches et indiquent des problématiques à prolonger. Les communications proviennent de chercheures et chercheurs allemands, autrichiens, russes et canadiens et concernent des champs disciplinaires très variés: histoire, musicologie, théâtre, linguistique, numismatique, anthropologie, lettres modernes françaises et allemandes. Et c’est un des premiers enseignements de ce colloque que de montrer la richesse intellectuelle et culturelle qui découle de l’étude de la captivité de guerre. Mais une telle richesse est-elle due à une originalité du camp de Ratisbonne ou bien témoigne-t-elle fidèlement de la captivité de guerre?
L’organisation des actes du colloque en trois parties apporte des débuts de réponse: la première partie fait le point sur les journaux de prisonniers de guerre comme source, l’origine de ce colloque étant le journal »Le Pour et le Contre«. La deuxième partie est centrée sur le camp de Ratisbonne. Et la troisième partie élargit les perspectives, en opérant des comparaisons avec d’autres camps, nationalités de prisonniers, écrits de soldats, en réalisant des analyses linguistiques ou ethnologiques, en réfléchissant au rôle de la lecture et de la musique dans la captivité.
L’Allemagne a détenu sur son territoire 13 nationalités, dont 500 000 Français et 1,4 million de Russes, les deux nationalités du camp de Ratisbonne. Ce camp a compté au maximum 2500 prisonniers alors que d’autres en rassemblèrent 24 000. Les premiers prisonniers arrivent à Ratisbonne en août 1914. Certains sont blessés et soignés à l’hôpital. Pour les autres, il n’existe pas de camp. Ils sont d’abord détenus dans une école sur l’île de Stadtamhof, puis dans une caserne de chevau-légers, le temps de construire un camp sur l’île de Wöhrd.
Neuf baraques servent de dortoirs, de cantine, de salle de théâtre. Une chapelle est construite par les prisonniers. Dominik Bohmann émet l’hypothèse que le camp a disparu des mémoires parce qu’il était construit sur un lieu qui écartait de la ville des détenus hommes et femmes, des pestiférés aux XVIIe et XVIIIe siècles, des malades atteints du choléra au XIXe siècle, des mendiants, des sans-abri, des handicapés, des vieillards pauvres …
La Première Guerre mondiale achevée, d’autres fonctions ont immédiatement pris place: une usine de moteurs, un foyer de la mère et de l’enfant et une auberge de jeunesse dans les années 1930, une patinoire et une piscine militaire.
Les prisonniers de Ratisbonne sont, à 90%, français. Les autres captifs sont des Russes, avec quelques Italiens, Belges et Serbes. Les rapports entre Français et Russes, les deux nationalités majoritaires, sont étudiés par Oxana Nagornaja (à Ratisbonne et dans d’autres camps), qui se demande si les camps sont une continuité de la guerre. Du côté allemand, il y des tentatives de casser l’Entente cordiale chez les prisonniers. Les Russes, considérés comme moins éduqués, subissent des traitements plus durs par les Allemands. Du côté des captifs, les Russes ne sont pas des amis, mais des alliés. De rares activités sont communes: représentations théâtrales, orchestres, les enterrements et parfois des évasions. Mais les Français se plaignent auprès des Allemands de la saleté des Russes. Après le traité de Brest-Litovsk, les rapports s’enveniment entre les Russes et leurs anciens alliés.
Le camp est évidemment un lieu de contrainte. La souffrance ressentie – la lâcheté associée à la captivité; une vie en collectivité complexe, une durée de captivité inconnue – la faim, la soumission, entraînent des problèmes psychiques. À Ratisbonne comme partout, une vie quotidienne s’est organisée avec des messes, de la musique, du théâtre, un journal, du sport, deux bibliothèques – le terme de »bibliothérapie« est créé en 1916, comme l’indique Bernhard Lübbers.
Musique et théâtre sont les deux particularités de ce camp. Susanne Fontaine met en évidence l’intérêt de l’étude des camps pour celles et ceux qui veulent travailler sur la musique pendant la Grande Guerre. La musique n’est pas seulement un passe-temps permettant de reconstituer une vie libre et normale. Elle conforte l’identité nationale. Toute la gamme du répertoire français est présente: musique de comédie de boulevard, de divertissement, du café concert (typiquement français), de l’opérette, mais aussi musique instrumentale (Gounod, Debussy) française et allemande. À Ratisbonne, un débat oppose Marcel Gennaro, musicien professionnel issu du conservatoire de Paris, et les tenants d’une musique plus accessible aux captifs: faut-il ou non jouer Wagner?
En France, Wagner est boycotté, mais Bach, Beethoven, Mozart, Schubert sont considérés au dessus des rivalités franco-allemandes. Gennaro est évincé fin 1916. Le théâtre aussi symbolise l’identité culturelle nationale – ce que la direction du camp n’a pas compris, notamment le théâtre de boulevard, typiquement français, que Wolfgang Asholt étudie pour le camp de Ratisbonne. Les pièces de boulevard évoquent, de manière rassurante pour les captifs, la vie familiale et éveillent leur nostalgie. Comme le souligne Rainer Pöppinghege, la Grande Guerre est aussi une guerre des cultures, et la préservation de la culture nationale est vitale.
Le camp est pour les prisonniers également un lieu de travail. Georg Köglmeier indique que dès 1915, des prisonniers travaillent dans des Kommandos extérieurs, et qu’à partir de 1917, si 5260 prisonniers sont enregistrés à Ratisbonne, seuls 350 restent au camp. Les habitants de Ratisbonne se méfient d’abord des prisonniers. Mais beaucoup de curieux se rassemblent dès septembre 1914 pour les voir. Des femmes recherchent leur contact et se retrouvent devant la justice. Il en va de même en décembre 1918, des femmes saluent le départ des prisonniers, le journal local évoquant »des scènes répugnantes«. Dans les Kommandos, les Français sont appréciés par leurs patrons et certains facilitent leur évasion. C’est notamment pour éviter les évasions qu’une monnaie de camp est créée. Cette monnaie – dont les formes multiples sont détaillées et font l’objet d’illustrations – ne circule que dans le camp, n’est utilisée que par les prisonniers, ce qui empêche la corruption des gardes. Mais Hubert Emmerig indique que la vraie raison de cette création est le manque de monnaie en Allemagne.
Il apparaît donc que l’étude de la captivité génère de nombreuses interrogations. Uta Hinz réalise un bilan des connaissances et des pistes de recherches et insiste notamment sur les questions de brutalisation et de durée de la guerre au regard de la captivité. La convention de La Haye n’est pas respectée. Alors que le captif doit être traité comme un civil, l’Allemagne utilise le prétexte du blocus pour déléguer l’alimentation correcte des prisonniers à leurs gouvernements respectifs. D’un système de garde militaire, la captivité s’est peu à peu transformée en un instrument politique et économique. Le prisonnier de guerre est une ressource à partir de 1915, mais surtout pour les civils.
L’objectif de faire travailler tous les prisonniers dans les industries de guerre (contraire à la convention de La Haye) ne fut donc pas atteint et travailler pour l’armée devient la punition d’un délit. La violence exercée contre les prisonniers est d’abord le fait des gardes, ce que le gouvernement essaie de maîtriser. À partir de 1916, les rapports avec les gardiens sont de plus en plus apaisés, alors que le gouvernement souhaite de plus en plus de surveillance.
Deux axes de recherches ressortent de ce colloque. L’un concerne directement les prisonniers: leur vécu et l’étude des bibliothèques des camps – en 1919, beaucoup de prisonniers sont devenus des lecteurs assidus, la comparaison entre les journaux des camps et les journaux des tranchées (Robert L. Nelson), les liens avec les civils, notamment l’aide apportée aux captifs. L’étude menée par Bernhard Lübbers au sujet de Hermann Hesse et de l’association des livres de Bern est à cet égard également très intéressante.
L’autre axe réside dans l’étude de la captivité comme révélateur d’aspects non militaires: Sybille Grosse, en étudiant la correspondance entre le prisonnier français Joseph Grandemange et sa famille permet une analyse linguistique fine de l’utilisation de la langue de tous les jours pour écrire, alors que les Français sont alphabétisés au début du XXe siècle et que la langue permise est celle de l’élite. Britta Lange, en présentant les études anthropologiques et linguistiques menées par des commissions scientifiques, profitant de la présence sur le sol allemand de captifs de nationalités et origines ethniques variées, éclaire sur cet aspect de l’histoire des sciences poursuivi après la guerre pour distinguer les hommes selon des critères ethniques.
Ce colloque, particulièrement riche, on le voit, s’avère par de nombreux aspects fondateur pour l’histoire de la captivité, de la Grande Guerre et des sociétés du début du XXe siècle.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Evelyn Gayme, Rezension von/compte rendu de: Isabella von Treskow (Hg.), Le Pour et le Contre. Die Zeitung der französischen Kriegsgefangenen in Regensburg 1916/17. Übersetzt und mit Anmerkungen versehen von Manfred L. Weichmann, Regensburg (Friedrich Pustet) 2019, 179 S., zahlr. Abb., Tab. (Kulturgeschichtliche Forschungen zu Gefangenschaft und Internierung im Ersten Weltkrieg, 1), ISBN 978-3-7917-3079-0, EUR 24,95; Bernhard Lübbers, Isabella von Treskow (Hg.), Kriegsgefangenschaft 1914–1919. Kollektive Erfahrung, kulturelles Leben, Regensburger Realität, Regensburg (Friedrich Pustet) 2019, 396 S., 9 Abb. (Kulturgeschichtliche Forschungen zu Gefangenschaft und Internierung im Ersten Weltkrieg, 2), ISBN 978-3-7917-3080-6, EUR 39,95., in: Francia-Recensio 2020/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.2.73366