Une trentaine d’années après les premiers travaux sur les transferts culturels franco-allemands menées par Michel Espagne et Michael Werner1, de nombreuses études des cas ont enrichi et affiné l’approche et les méthodes d’exploration de ce champ de recherche transdisciplinaire. Par le regard nouveau qu’elles ont introduit et les échos qu’elles ont rencontrés avec d’autres tentatives de dépassement de l’échelle nationale2, elles ont notamment marqué la recherche historienne, comme en témoigne ce volume, paru dans la collection »Histoire« des Presses universitaires de Rennes et rassemblant les contributions de doctorantes et doctorants comme de chercheuses et chercheurs confirmés, historiens principalement, mais aussi germanistes et spécialistes de lettres modernes.
Issu d’un colloque qui s’est tenu à l’université de Fribourg (Suisse), il répond avec succès à l’ambition de proposer l’aperçu ample et synthétique d’un thème assez large, les échanges savants franco-allemands au XVIIIe siècle, du tournant des années 1700 (Antony McKenna, »Pierre Bayle et le refuge au Brandebourg«), au tournant 1800 (Markus Meumann, »Les Illuminés dits de Bavière et la France«, Élisabeth Décultot, »Une science ›plus nuisible qu’utile‹? Le débat français sur l’esthétique philosophique allemande, 1750–1810«), de Berlin (Avi Lifschitz, »Les concours de l’Académie de Berlin, vecteurs de transferts intellectuels franco-allemands, 1745–1786«) à la Bavière (Kirill Abrosimov, »La politique culturelle du prince-électeur Maximilien-Emmanuel de Bavière (1679–1726) et le ›modèle français‹. Une esquisse«) en passant par la Suisse (Florence Catherine, »Diffuser les savoirs pour embrasser le système de la nature. Les mécanismes d’échanges informatifs entre Haller et les lettrés français«, Lisa Kolb et Martin Stuber, »Albrecht von Haller et le sel solaire. Réflexions sur les transferts savants dans les Lumières économiques«) et les Provinces-Unies, sans toutefois inclure l’Autriche.
L’une des conditions de cette réussite est l’important travail de Claire Gantet, dont les élégantes traductions de neuf contributions sur dix-huit, rendent les travaux d’historiens publiant généralement en allemand accessibles aux lectrices et lecteurs du français, c’est-à-dire à une bonne part de la communauté dix-huitièmiste dans les pays francophones mais aussi au-delà.
Les résumés des articles en anglais, et l’ouverture à la recherche anglo-saxonne dans la formulation du titre, l’amplitude recherchée dans le choix des thèmes et enfin la nouveauté de l’approche et des sources (par exemple dans la contribution de Vincent Robadey, »La Société économique de Berne et l’Encyclopédie économique (1770–1771). De la compilation au transfert de savoirs agronomiques?«), font du volume un bilan synthétique du champ de recherche abordé, qui en présente à la fois les résultats mais aussi les perspectives de recherches futures. La nature très structurée du collectif renforce cette dynamique.
Une introduction fait le bilan méthodologique de la recherche sur les transferts culturels et un propos conclusif de Michel Espagne confirme la rencontre heureuse entre les études sur le dix-huitième siècle et l’approche des transferts culturels: »La recherche sur les Lumières offre incontestablement un grand nombre de nouveaux cas pour l’étude sur les transferts. Les bibliothèques et leurs fonctions, l’accumulation encyclopédique de documents exploités sous divers angles, les réseaux européens et les alliances transnationales, la circulation des concepts et le rôle des médias, les entrelacs entre la clandestinité et le discours public ouvrent de nouvelles perspectives méthodologiques propres à relativiser le caractère unilatéral souvent postulé des relations entre espaces nationaux, à démonter le modèle de la périphérie et du centre, et à éclairer la formation de savoirs transnationaux dès avant 1800« (p. 326).
Le volume est divisé en quatre parties qui reprennent des points-phares de la recherche dix-huitièmiste sur les transferts culturels, introduites chacune par un bref paragraphe dynamique stimulant. Les deux premières parties mettent en regard les »Espaces et intermédiaires« à travers des figures de passeurs ou relais tels Bayle ou Haller d’une part, et la centralité des textes, des imprimés, de leurs traductions de l’autre (»Langues et intertextualités«, avec par exemple les articles de Flemming Schock, »Extraits et commentaires. La réception des périodiques français dans la presse savante allemande au début du XVIIIe siècle« et de Ulrich Johannes Schneider, »Des transferts savants en format encyclopédique. Le Dictionnaire Historique (1674–1759)«).
Les deux dernières parties présentent d’abord le versant du pouvoir et de la publicité (»Politiques et institutions«, par exemple avec les articles de Kirill Abrosimov précité et d’Anne Saada, »La construction de Göttingen au carrefour de l’Europe. Enjeux, signification et mise en œuvre«), pour consacrer ensuite cinq articles aux »Dissimulations et diffusions«. Tandis que les transferts savants en arrière-plan de la querelle des fragments sont mis au jour par Martin Mulsow (»Transferts savants clandestins et critique du canon biblique. De Firmin Abauzit à Gotthold Ephraim Lessing«), les réseaux maçons et illuminés sont explorés dans leurs spécificités par Pierre-Yves Beaurepaire et Markus Meumann (»Libraires, francs-maçons et huguenots. Écrire, imprimer et diffuser le livre maçonnique dans la première moitié du XVIIIe siècle«, »Les Illuminés dits de Bavière et la France«). Cécile Lambert et Claire Gantet soulignent les contrastes, paradoxes et tensions traversant la réception de La Mettrie et Mesmer (»De la presse savante au roman des Lumières tardives. Les réceptions contrastées de La Mettrie en Allemagne entre 1750 et 1790«, et »Entre secret, privé et publics. Les paradoxes de la diffusion du somnambulisme magnétique [années 1780]«).
Si c’est l’expression »dix-huitième siècle« qui a été retenue pour le titre, c’est pourtant bien des Lumières et de l’Aufklärung dont il s’agit dans ce volume, et de la vision renouvelée qu’il en propose au prisme d’une étude des transferts culturels entendue comme microhistoire des idées replacées dans leur contexte social, économique, politique.
Pour mettre au jour des phénomènes occultés par les approches antérieures, il s’agit notamment de se distancier de la notion de »circulations«, qui évoque trop une mobilité des savoirs sans transformation au cours de l’échange, ou encore d’affiner et différencier la notion de réseau, qui ne regroupe pas seulement une série de correspondants entre lesquels les textes et les idées circuleraient comme des fluides, mais possède au contraire ses structures spécifiques, inégales, variables au fil du temps, voire même apparaissant ou non selon l’angle depuis lequel la chercheuse ou le chercheur l’observe.
Les réceptions partielles, partiales, déformantes, incluant les savoirs reçus dans des finalités nouvelles, sont particulièrement mises en avant. Ainsi l’absence de transfert, ou la réception mal maîtrisée par l’auteur de ses propres écrits, font-elles partie de l’étude des transferts culturels. Le versant institutionnel – on pourrait dire princier – de l’Aufklärung est soumis à une mise à distance analytique et critique dans le court chapitre »Politiques et institutions«, et n’apparaît presque que comme un acteur parmi d’autres, face aux multiples personnages de second rang à l’œuvre dans la construction de contre-pouvoirs.
Si l’index nominum, fort utile à la lectrice et au lecteur en quête d’informations bio-bibliographiques sur des auteurs et éditeurs peu connus, fait aussi la place à de grandes figures telles que Leibniz, Lessing, Kant, Voltaire ou encore Diderot, le volume donne à lire une histoire de Lumières construites collectivement, où chaque personnage ne fait pas fonction d’atome indifférencié à l’intérieur d’un flux, mais apporte au contraire son impulsion propre dans les tensions qui traversent public et privé, ou qui marquent la concurrence entre différentes formes de savoir. Cette manière de »renouveler notre perception du siècle des ›Lumières‹« est illustrée par la couverture qui montre le détail d’un portrait de Diderot sans le visage, centré sur les mains dont une écrit et l’autre semble ponctuer une conversation de l’index.
Ainsi, au-delà des questions de méthode pour l’étude des transferts culturels, ce collectif ouvre des questions peut-être plus intéressantes encore. En écho aux recherches de Robert Darnton par exemple3, on pourrait se demander quelle place les recherches sur la Révolution française pourraient prendre dans un champ d’études ainsi défini, qui fait la part belle aux Aufklärer de second rang. Par ailleurs, plusieurs contributions posent la question de la définition des échanges savants, non comme échanges, mais comme savants.
Ainsi se placer au centre d’un large réseau diversifié servait-il à Albrecht von Haller à établir la légitimité et l’autorité des savoirs qu’il entendait fonder et diffuser. Comment un échange savant se définit-il comme tel et à partir de quel point doit-on parler de phénomènes plus collectifs? Les écrits de divulgation maçonniques sont-ils une forme d’échange savant au même titre que les savoirs agronomiques de la Société économique de Berne? Serait-il fructueux d’effectuer le même décentrement par rapport à l’échelle nationale, comme cela est formulé dans le volume, et par rapport à la culture savante? Quelles sont enfin les sources actuelles d’une telle perception renouvelée des Lumières – quel rôle, par exemple, les humanités numériques et l’établissement de bases de données en ligne ont-ils pu jouer?
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Pauline Pujo, Rezension von/compte rendu de: Claire Gantet, Markus Meumann (dir.), Les échanges savants franco-allemands au XVIIIe siècle. Transferts, circulations et réseaux, Rennes (Presses universitaires de Rennes) 2019, 356 p., 13 ill. (Histoire), ISBN 978-2-7535-7820-3, EUR 28,00., in: Francia-Recensio 2020/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.3.75510