Le présent ouvrage, qui réunit les actes d’un colloque tenu aux archives de Berlin-Dahlem en 2017, annonce clairement la couleur: il veut réviser l’image traditionnelle du père de Frédéric II, celui qu’on appelle en français »le Roi-Sergent« (d’après une formule qui serait due à son beau-frère, le roi d’Angleterre George II). Ce souverain a souffert dans la mémoire collective et dans l’historiographie de la comparaison avec son fils et du conflit qui les avait opposés, mais ne l’a-t-on pas du coup exagérément caricaturé? Les dix-sept essais regroupés ici montrent que Frédéric-Guillaume Ier ne saurait se réduire à la brute grossière et inculte qu’a dépeinte sa fille Wilhelmine dans ses mémoires. Ni au piétiste craintif et bigot décrit par ailleurs.
Ni même à l’administrateur fondateur et minutieux que l’on a tout de même fait valoir depuis longtemps, »le grand roi intérieur de la Prusse« selon la formule de Theodor von Schön en 1816. Il ne serait pas non plus le pantin naïf ou veule de la politique autrichienne. Bref, on se place ici sous le signe du révisionnisme, et ce parti pris se révèle fructueux: s’il ne permet pas de tout récrire, il autorise nombre de retouches.
Le volume s’articule en quatre sections, consacrées successivement à la personnalité politique du monarque; à son action intérieure, extérieure et religieuse; aux beaux-arts et à la culture sous son règne; aux goûts et aux passions de l’homme privé.
L’électeur de Brandebourg n’avait reçu de l’empereur le titre royal – pour la Prusse, extérieure à l’empire –, qu’en 1700, et la reconnaissance internationale de cette promotion venait à peine d’être acquise lorsque le jeune Frédéric-Guillaume (1688–1740) succède à son père Frédéric 1er en 1713. Le changement de statut avait obéré les finances de ce dernier, très soucieux de représentation, et il avait fallu en rabattre un peu à la fin du règne. Le fils va plus loin dans les économies, et d’une façon particulièrement brutale. Néanmoins, comme le montre Frank Göse, il s’insère bon gré mal gré dans la société des princes de son temps: elle lui impose certaines obligations auxquelles le roi ne se dérobe pas. Il y va du reste de son intérêt politique, lorsqu’il s’agit de marier ses filles ou d’entretenir une clientèle parmi les princes allemands du nord de l’Allemagne, lignées secondaires du Brandebourg ou de la Saxe, Hesse-Cassel, Brunswick ou même Wurtemberg.
Dans ce cadre, les (six) filles du roi jouent un rôle essentiel. À défaut de pouvoir en faire des officiers comme de leurs quatre frères, et puisqu’il est interdit de les »noyer«, comme en plaisante leur père, on peut essayer de les marier utilement (Sören Schlueter). Quatre filles seront mariées avant la mort du roi. Pas d’ambition démesurée, mais des mariages de voisinage, raisonnables, presque modestes, propres du moins à conforter la puissance régionale du royaume: trois d’entre eux sont d’ailleurs conclus au sein de la famille élargie avec les margraves d’Ansbach (Philippine), de Bayreuth (Wilhelmine) et de Schwedt (Sophie), tandis que Charlotte épouse le futur duc de Brunswick, faisant entrer cette principauté dans la sphère directe de la Prusse. À la différence d’unions plus glorieuses qui auraient sans doute rompu les liens de ces princesses avec leur patrie d’origine, ces mariages locaux laissent au père, au fil de correspondances suivies – et enjouées –, un droit de regard sur le ménage de ses filles, et un contrôle sur la politique de leurs époux.
Le souci de réduire des dépenses afférant à la »vie culturelle« de la cour – pour employer une notion moderne – ne signifie pas que le roi soit ignorant ou inculte. Même s’il a été un élève rétif, il a tout de même été soigneusement éduqué par sa mère Sophie-Charlotte. Elle lui a fait lire en particulier le »Télémaque« de Fénelon, tout juste paru en 1699, et appelé à devenir la bible des princes prussiens tout au long du siècle (Christoph Schmitt-Maaβ).
La première section se clôt sur un essai de Benjamin Marschke questionnant la relation du roi au piétisme. Alors qu’il est habituel de relever les bizarreries et les contradictions du souverain, brutal et pieux tout à la fois, l’auteur préfère parler d’une évolution au long de ses 27 années de règne. D’abord fasciné par Pierre le Grand, sous l’influence de généraux plus âgés que lui, et peu religieux, FG serait devenu piétiste vers 1720, entretenant une relation étroite avec Francke, renvoyant Wolff et coopérant avec Halle pour divers projets éducatifs. Après la mort de Francke, la grande crise familiale et politique de 1728–1730 et le soupçon d’un double jeu des piétistes dans la question de l’unification des confessions protestantes, auraient entraîné un nouveau revirement.
La seconde section traite du gouvernement proprement dit. L’absolutisme à la prussienne repose sur un »gouvernement de cabinet«, s’exerçant par des »ordres de cabinet«: les ministres soumettent au roi par écrit des propositions de toute nature, allant de détails minuscules aux réformes les plus considérables. L’approbation du roi faisant le droit, ces décisions, il y en a des milliers, ont été conservées par les secrétaires dans des registres. Cela fait une masse considérable et touffue qui n’avait pu jusqu’ici être exploitée complètement, mais qui pourra l’être bientôt, car un projet de numérisation à entrées multiples est en cours de réalisation (»Friedrich Wilhelm Digital«). Les exemples cités par Denny Becker laissent bien augurer des recherches à venir à partir de cette base.
La notion d’un patriotisme allemand de Frédéric Guillaume Ier, sacrifiant les intérêts propres de la Prusse à ceux de l’Empire, et dupé outrageusement par Vienne, avant de confier in extremis à son fils le soin de le venger, fait partie des lieux communs de l’historiographie. Tobias Schenk nuance fortement cette version des faits. Il montre le second roi de (en) Prusse poursuivant obstinément, après son père, la soustraction de ses différents territoires à la compétence suprême de la justice impériale - trop souvent instrumentalisée par les Habsbourg. Entreprise complexe et de longue haleine, face à la réalité des survivances féodales, aux habiletés des juristes de l’Empire, ainsi qu’à la résistance des sujets du roi. Mais suite logique de la promotion royale de la Prusse, condition de la construction étatique, et entreprise finalement victorieuse.
Autre enjeu capital à l’époque, dans la même perspective: celui du cérémonial adopté par la nouvelle royauté dans ses relations avec les autres puissances et avec l’empereur. Cela donna lieu à quelques frictions, relatées par Elisabeth Ruffert. Là encore, le roi sut tenir ferme et s’imposer.
La diversité des confessions opposait un autre obstacle au projet absolutiste. Si elle a pu contribuer à long terme à ce modèle de tolérance que l’on identifie volontiers avec le génie prussien, cela n’alla pas de soi aussitôt. La conversion des Hohenzollern au calvinisme avait d’abord déchaîné les passions des luthériens. Au temps de Frédéric Guillaume, on se supportait et l’on s’épiait entre protestants des différentes obédiences, plus qu’on ne se tolérait vraiment – les catholiques ne comptaient guère. Le roi, calviniste dans l’âme, avait apprécié dans le piétisme une forme dissidente du luthéranisme, et rêvé d’un rapprochement. Mais il ne cessa de se heurter à une résistance larvée des luthériens – à propos notamment de l’usage des Simultankirchen (églises partagées, dans l’espace ou dans le temps).
S’il est un domaine où le Roi-Sergent n’a pas bonne presse, c’est bien celui de l’art. Sur ce terrain, l’entreprise de réhabilitation, ou de correction, est plus délicate. La troisième section traite d’ailleurs plutôt de l’art et de la musique à l’époque de Frédéric Guillaume Ier que de l’action du roi lui-même. Les faits sont connus: dès son avènement, ou peu après, il licencie brutalement la quasi-totalité des musiciens, et la plupart des artistes employés par son père. Certains quitteront la Prusse, d’autres végèteront ou se tourneront vers le privé. Le roi laissera pourtant sa marque dans deux domaines musicaux, les seuls qu’il apprécie vraiment: la musique militaire et la musique religieuse (Claudia Terne, Christoph Henzel). L’un des principaux musiciens de chambre de son père, Gottfried Pepusch, dirige l’école de musique militaire fondée en 1722, tandis que Gottlieb Hayne devient l’organiste de la Cour. Seule, la reine, et quelques princes de la famille donnent encore, parfois, des concerts privés, en engageant des musiciens, de Berlin ou de passage. Les enfants princiers reçoivent toutefois une formation musicale et le goût de la musique se maintient dans la société: la fabrication des instruments prospère à Berlin. Le roi ne joue cependant un rôle propre que pour la musique religieuse, commandant plusieurs orgues à Joachim Wagner pour les nouvelles églises de Berlin et de Potsdam. Il fait installer aussi les premiers carillons, imités de la Hollande, qui deviendront une attraction populaire.
Le bilan est encore plus modeste, s’agissant des beaux-arts. Matthias Franke appelle tout de même l’attention sur un théoricien de l’architecture civile, Leonhard Christoph Sturm, qui traduit un traité de Goldmann et vulgarise les exemples qu’il a étudiés en France – s’agissant notamment de l’élévation de rangées de maisons bourgeoises et de rues nouvelles dans le quartier neuf de Friedrichstadt. De son côté, Simone Neuhäuser présente le sculpteur Glume, un disciple méconnu de Schlüter, qui réalise quelques groupes, des monuments funéraires et de nombreux décors – en s’associant souvent avec ses collègues Koch et Damart. La plupart des commandes n’émanent pas du roi néanmoins.
S’agissant de livres, c’est enfin vers les filles du roi que se tourne Isabelle Bosch, sur la base des catalogues des bibliothèques de quatre d’entre elles, dont elle tire un certain nombre de conclusions tout à fait intéressantes.
La dernière section du volume replace le roi lui-même au centre du tableau. Il est regardé au miroir des témoins puis des historiens français par Isabelle Deflers, qui doit bien admettre que, si son image a un peu varié de son vivant, elle a surtout retenu l’attention ultérieure au prisme de l’intérêt porté à son fils, chez Lavisse notamment. Les exposés suivants considèrent la figure de Frédéric Guillaume sous un jour plus familier: dans ses loisirs de chasseur ou de bâtisseur, que Norbert Blumert voudrait voir associés dans un pavillon de chasse reconstruit à Potsdam; mais surtout parmi la société originale et somme toute assez moderne qu’il s’est donnée. Loin de la caricature de la tabagie grossière, elle ferait ressortir une simplicité de bon aloi, et de vives conversations annonçant les tablées de Sans-Souci de son fils. Jürgen Kloosterhuis conclut d’ailleurs cet ensemble par un décryptage minutieux du fameux tableau de Lisiewski qui représente le »Tabakskollegium«, exposé à Wusterhausen sur les lieux mêmes où il se réunissait. Ce tableau un peu naïf, décrié naguère comme le degré zéro de la peinture, peut toucher au contraire par sa familiarité – outre qu’il informe très précisément, grâce à deux notices récemment retrouvées, sur les seize personnages réunis autour de la table.
Voilà un bel ensemble, souvent neuf, et qui permet de nuancer fortement l’image d’un roi que l’on se prend à regarder avec une certaine indulgence. Il voulait bien faire, il y a réussi dans plusieurs domaines. On n’oubliera pas ses excès, mais on admettra qu’il était sans doute plus maladroit que méchant. Un personnage plus complexe en tout cas que sa réputation.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Michel Kerautret, Rezension von/compte rendu de: Frank Göse, Jürgen Kloosterhuis (Hg.), Mehr als nur Soldatenkönig. Neue Schlaglichter auf Lebenswelt und Regierungswerk Friedrich Wilhelms I, Berlin (Duncker & Humblot) 2020, 398 S., 34 farb., 12 s/w Abb., 1 Tab. (Veröffentlichungen aus den Archiven Preußischer Kulturbesitz. Forschungen [VAPKF], 18), ISBN 978-3-428-15848-5, EUR 89,90., in: Francia-Recensio 2020/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.3.75511