L’usage commun ou la coutume transmis localement à une région, une communauté ou un groupe, autrement dit le minhag, fait partie intégrante du principe interprétatif qui permet à la loi juive, la halakha de se perpétuer tout en s’adaptant aux époques et aux lieux de vie des Juifs depuis des millénaires, que ce soit en fonction de leurs divers environnements, des climats ou encore des transformations sociales ou techniques des temps. Le minhag a donc une fonction d’accommodement, il constitue un espace légal incertain et amendable, une sorte d’entre-deux qui admet que des lois, considérées comme devant être immuables depuis la lointaine Antiquité, puissent être observées jusque dans la modernité.

Dans la longue histoire de l’activité rabbinique, l’espace du minhag est également celui où les législateurs ont, au fil du temps, exercé le plus concrètement leur pensée et leur agilité juridique en observant les pratiques sociales de leurs coreligionnaires au regard des aspects légaux consacrés par la tradition. Le minhag est donc le lieu par excellence de la réflexion sur la loi et de sa perpétuation, par révision, réinvention, et/ou fixation. C’est ainsi que depuis le haut Moyen Âge, les législateurs des espaces juifs orientaux et occidentaux se sont attachés à évaluer les coutumes répandues parmi les leurs afin d’en jauger la pertinence ou l’inadéquation à l’aune de la littérature rabbinique parvenue jusqu’à eux.

Les coutumes se déploient dans tous les espaces de la vie juive, qu’elle soit sociale, religieuse, privée et publique des individus et des communautés. La coutume s’énonce de l’ordonnancement liturgique à l’effectuation des rituels, elle régente les manières de table comme la chambre à coucher, elle établit les limites de ce qui est permis ou interdit à un moment et en un lieu donné: les recueils de coutumes formulent ainsi des manuels de savoir-vivre en juif. En ce sens, l’observation des évolutions des minhagim ouvre une large fenêtre sur les transformations survenues dans la vie quotidienne des communautés juives au long de l’histoire.

Le thème n’est pas vraiment inédit. En effet, depuis l’essor des études juives, quantité d’analyses ont été consacrées à l’étude des origines et développements des coutumes juives allant de monographies sur des thèmes précis à des anthologies générales, tels l’ouvrage pionnier de Moritz Güdemann, traduit ultérieurement en hébreu sous le titre évocateur »La Torah et la vie«1, la somme plus récente de Daniel Sperber2 ou encore l’ouvrage d’Eric Zimmer3. Toutefois, la plupart de ces travaux se concentraient sur les périodes de l’efflorescence des coutumes, au Moyen Âge et à l’aube de la modernité. L’article séminal publié par Haim Soloveitchik en 19944 avait ouvert une autre voie en montrant les cheminements du renforcement de ce qui est devenu »l’orthodoxie« dans la modernité, tout en dévoilant combien cette dynamique devait à l’innovation, phénomène bien analysé dans divers travaux exposant combien la référence indispensable aux lois »immuables« pouvait servir de paravent à des transformations parfois radicales des usages de la tradition5.

Résultant d’une rencontre scientifique tenue en 2012, l’ouvrage collectif qui est présenté ici ambitionne d’ouvrir à nouveau cette fenêtre sur les pratiques sociales en offrant des contributions portant sur divers espaces de temps et de lieux, qui appuient cette démonstration. On suit ainsi un parcours historique chronologique discontinu qui va du Moyen Âge européen (ashkénaze) au contemporain américain, en passant par le processus du travail de la mémoire sur les usages, devenu, depuis l’ouvrage de Yosef Hayim Yerushalmi6 la pierre angulaire de toute recherche en matière de dynamique juive. Comme il en va trop souvent dans les publications d’après colloques, il en découle une disparité thématique qui, sans nuire à la qualité de chacune des contributions présentées, amenuise néanmoins la portée des analyses dégagées par les auteurs, limitées à leur propre contribution sans que l’on puisse trouver dans l’ouvrage une analyse un peu globale ou une réflexion poussée sur la longue durée de l’ensemble qui est présenté.

Toute lectrice et tout lecteur intéressé par la question des coutumes juives y trouveront néanmoins de quoi alimenter ses propres réflexions en piochant dans la table des matières selon sa curiosité ou ses domaines de prédilection.

L’ouvrage est réparti en trois parties inégales: 1) »Customs and material culture in Antiquity«, qui comporte un article de l’archéologue Lihi Habas (»The Use of Amulets in the Jewish Community of Late Antiquity in the Land of Israël: A Glass Pendant Decorated with the Binding of Isaac«).

2) »Conservatism, Innovation and Custom in the Middles Ages«, réunit les contributions des médiévistes Simha Goldin (»R. Eliezer ben Natan [the Ravan]: Conservatism, Innovation and Custom in the Middle Ages«), Ephraim Kanarfogel (»Compromise and Inclusivity in Establishing Minhag and Halakha: Contextualizing the Approach of R. Meir of Rothenburg«) et Joseph Isaac Lifshitz (»Custom in Ashkenaz in the Middle Ages«), ainsi que du moderniste Jean Baumgarten, expert de la littérature yiddish dite »ancienne« (»Sefer Haminhagim [Venice 1593] and Its Dissemination in the Ashkenazi World«), et de Naomi Feuchtwanger-Sarig (»The Lobed Matzot: A Trialogue of Image Text and Custom«) qui introduit l’analyse visuelle par l’intermédiaire de l’iconographie des Haggadot, les ouvrages rituels de la Pâque, richement illustrés.

3) »Memory Preservation and Custom in the Modern Era«, constitue la partie la plus innovante et la plus importante du volume avec les contributions de Noga BarOr-Bing (»Tikkun ›Shovavim‹ in the Slonim Hasidut«), Ira Bedzow, Michael J. Broyde (»The Role of Custom in the Jurisprudence of the Mishna Berura«), David M. Bunis (»Sephardic Customs as a Discourse Topic in the Ladinokomunita Internet Correspondence Circle«), Amy Weiss (»To plant is to Remember: The Bnai Brith Martyrs Forest and American Jewish Fundraising Customs for an Evergreen Holocaust Memorial«), Yaakov Sarig (»Demons in the Yememnite Life Cycle: Folk Beliefs and Customs of Avoidance«), Michael A. Meyer (»The Changing role of Religious Custom in Reform Judaism«), Aviad Hacohen (»›Everything Is according to the American Custom‹: A New Custom for a New Country«).

1 Moritz Güdemann, Geschichte des Erziehungswesens und der Cultur der abendländischen Juden während des Mittelalters und der neueren Zeit, 3 vol., Vienne 1880–1888; id., Abraham Shalom Friedberg (trad.), Ha-torah ve-ha-hayim, Varsovie 1896–1899.
2 Daniel Sperber, Minhagei Yisrael, Origins and History (en hébr.), 8 vol., Jérusalem 1998–2007.
3 Eric Zimmer, Olam ke-minhago noeg. Society and its Customs. Studies in the History and Metamorphosis of Jewish Customs (en hébr.), Jérusalem 1996.
4 Haim Soloveitchik, Rupture and Reconstruction: the Transformation of Contemporary Orthodoxy, dans: Tradition 28/4 (1994), p. 64–130.
5 Sylvie Anne Goldberg, In the Path of our Fathers: on Tradition and Time from Jerusalem to Babylonia and Beyond, dans: Ra’anan S. Boustan, Oren Kosansky, Marina Rustow (dir.), Jewish Studies at the Crossroads of Anthropology and History, Philadelphie 2011, p. 238–249.
6 Zakhor, Jewish history and Jewish memory, Philadelphie 1982.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Sylvie Anne Goldberg, Rezension von/compte rendu de: Joseph Isaac Lifshitz, Naomi Feuchtwanger-Sarig, Simha Goldin et al. (ed.), Minhagim. Custom and Practice in Jewish Life, Berlin, Boston (De Gruyter Oldenbourg) 2020, 345 p., 25 fig. (Studia Judaica, 81), ISBN 978-3-11-035423-2, EUR 99,95., in: Francia-Recensio 2020/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.3.75562