Après Rubens (2018) et Bruegel (2019), en 2020 la Communauté flamande de Belgique célèbre van Eyck à Gand, au musée des Beaux-Arts et à la cathédrale Saint-Bavon, conservatrice séculaire du fameux »Agneau mystique« (1426–1432). Les trois peintres immigrés ont été attirés par la prospérité des villes flamandes sous les ducs de Bourgogne, puis sous les Habsbourg, et ils offrent aujourd’hui à la Flandre rayonnante une impressionnante image touristique et culturelle de renommée mondiale.
Malheureusement l’événement phare, la prestigieuse exposition des Beaux-Arts de Gand, est survenue en pleine crise COVID-19 et fut fermée prématurément le 12 mars: il faut se rabattre sur le livre, qui sert de catalogue, pour se l’imaginer. Pour la première fois, les huit panneaux (dix scènes) de l’»Agneau mystique« étaient associés aux autres œuvres célèbres du maître et de son atelier. Après les avatars des deux guerres mondiales, leur patiente restauration a été entreprise depuis 2012 par l’Institut royal du patrimoine artistique (IRPA) de Bruxelles. »La troisième phase du projet, la restauration du registre supérieur, contribuera certainement à la redécouverte totale et entière de ce chef-d’œuvre exceptionnel des frères van Eyck« (p. 257).
Donation généreuse de deux des familles les plus en vue de la ville de Gand, les Vijd et Borluut, la peinture fut fort précocement admirée: Hieronymus Münzer (1495) parle d’»un imposant retable extrêmement précieux, peint avec un remarquable talent artistique«, et Albrecht Dürer note dans son journal (10 avril 1521): Darnach sähe ich des Johannes taffel; das ist ein über köstlich, hoch verständig gemähl, und sonderlich die Eva, Maria und Gott der vatter sind fast gut (»Ensuite, j’ai vu le retable de Johannes [van Eyck]; c’est une œuvre magnifique, peinte avec une maîtrise exceptionnelle, surtout Ève, Marie et Dieu le Père, qui sont excellents«). »La fonction du retable était de fournir un repère visuel et un complément théologique au culte eucharistique durant la messe, très développé à la fin du Moyen Âge« (p. 51).
Dans l’ordre de l’imposant ouvrage, après une introduction par Maximiliaan Martens, Jan Dumolyn et Till-Holger Borchert, une mise au point des recherches sur van Eyck est établie par Larry Silver. On y ajoutera le site récapitulatif de l’Institut Royal du Patrimoine Artistique (IRPA) pour la colossale bibliographie du sujet: https://www.researchgate.net/publication/340622068_The_Ghent_Altarpiece_A_Bibliography (01/09/2020). D’autre part, la plupart des œuvres de van Eyck peuvent désormais être admirées sous forme numérique en très haute résolution, et donc jusque dans leurs moindres détails, sur le site Internet: http://closertovaneyck.kikirpa.be/ (01/09/2020). Voilà le secours du virtuel pour pallier la crise pandémique.
Il fallait la maestria de Jacques Paviot pour étudier »la famille van Eyck«, à partir des rares données tangibles, faire l’inventaire systématique de toutes les mentions de comptes, les démêler et les revisiter de façon systématique, avec tous les points d’interrogation nécessaires (une édition d’un »Corpus documentorum eyckianum« est en cours, sous la direction de Jan Dumolyn et de Jacques Paviot). »Les aïeux de la talentueuse famille van Eyck venaient selon toute vraisemblance de la petite ville de Maaseik. C’est ce qu’il ressort tant de l’analyse linguistique du dialecte de Jan – à partir d’une série de notes de sa main sur une étude de portrait (Dresde, Kupferstichkabinett) – que de l’entrée dans les ordres de sa fille Livina dans un couvent de la même cité« (p. 90).
Au sein du livre, la synthèse de Jan Dumolyn et Frederik Buylaert est capitale dans leur découverte du »monde de Jan van Eyck. Culture de cour, production de luxe, élitisme et distinction sociale au sein d’un réseau urbain«. Toon De Meester, Jan Dumolyn, Susan Frances Jones, Ward Leloup, Bernard Schotte et Mathijs Speecke poursuivent avec »›Meester Jans Huus van Eicke‹. La maison, l’atelier et l’environnement de Jan van Eyck à Bruges: nouvelles données archivistiques«, et ils font une édition critique des vues de l’historien d’art William Henry James Weale (1832–1917), l’un des pionniers de la recherche scientifique sur les »Primitifs flamands« – l’appellation réservée alors aux maîtres de la fin du Moyen Âge dans les anciens Pays-Bas.
»Le secret des Flamands«1 consiste, d’un point de vue technique, en l’ajout de siccatifs, entre autres, qui accélère le processus de polymérisation du liant et renforce la ductilité de la peinture. »Van Eyck a ainsi été en mesure de peindre tant de manière couvrante qu’à l’aide de glacis transparents, et surtout d’imiter toutes les textures imaginables avec une précision extrême, qu’il s’agisse de peau, de cheveux, de bois, de tissus variés, de pierres précieuses, de métaux ou même de l’onde ou de l’humidité ambiante« (p. 21).
Le titre de l’exposition est particulièrement bien choisi pour montrer qu’au départ d’une technique améliorée de peinture à l’huile, d’une capacité d’observation extrêmement précise et de meilleures connaissances sur l’action de la lumière, Jan van Eyck a réussi à créer sa propre »révolution optique«, dont la rémanence artistique a perduré jusqu’au XXe siècle. C’est Maximiliaan Martens qui l’explore avec brio et exhaustivement: il ouvre la porte de l’atelier du maître et de sa pratique artistique, suivi par Astrid Harth et Frederica Van Dam »Visio Dei. Les échos de la révolution optique eyckienne au XVIIe siècle«. »L’éclairage des nombreuses perles peintes dans l’›Agneau mystique‹ correspond à l’incidence de la lumière dans la chapelle Vijd, ce qui confirme que le peintre disposait de solides connaissances en optique« (p. 181).
Traités par paires, les volets de l’»Agneau mystique« constituent le point de départ de l’exploration de divers thèmes: »Les saints dans un paysage«, »Mère et Enfant«, »La parole de Dieu«, »L’architecture« et »La sculpture peinte«. Ces sujets seront approfondis par le biais de réalisations de suiveurs, mais aussi d’œuvres inspirées par van Eyck sous d’autres formes et de peintures d’artistes contemporains italiens tels que Pisanello, Masaccio, Fra Angelico et Benozzo Gozzoli, représentants incontournables de cette autre révolution picturale se déroulant simultanément à Florence.
Matthias Depoorter étudie »Jan van Eyck et sa découverte de la nature«, Hélène Dubois »Quand, par qui et pourquoi? À propos d’altérations matérielles et optiques de l’»Agneau mystique«, Stephan Kemperdick »La Vierge dans l’église de Jan van Eyck et ses suiveurs«, Guido Cornini »De Rome à Florence et Bruges, et retour. La ›Sancta Facies‹ de van Eyck, entre transcendance et naturalisme«.
Avec Dominique Vanwijnsberghe (»Les miniatures eyckiennes des ›Heures de Turin-Milan‹«), le passage de la miniature à la peinture de chevalet est abordé avec talent. Suivent les contributions de Wim De Clercq, Maxime Poulain, Jaume Coll Conesa, Jan Dumolyn »Ex oriente lux? Carrelages et tapis orientalisants chez Jan van Eyck«, Lieve De Kesel »Éclat et splendeur retrouvés. L’héritage de Jan van Eyck en tant qu’inspirateur de peintres et d’enlumineurs (vers 1420–vers 1540)«, Ingrid Geelen »Jan van Eyck et la sculpture«, Heike Zech »La réalité reflétée. La représentation des objets en verre et en métal dans l’Agneau mystique«, Paula Nuttall »L’autre ›révolution optique‹. Les contemporains italiens de van Eyck«, Till-Holger Borchert »Le rayonnement de Jan van Eyck. La diffusion d’une révolution optique dans l’art européen vers 1450« et, enfin, Johan De Smet »Van Eyck durant le long XIXe siècle 1789–1914«.
Pouvait-on encore écrire quelque chose de neuf sur van Eyck?
Les éditeurs l’affirment clairement: »Malgré les tentatives antérieures réitérées pour lever le voile sur ce mystère et l’historiographie tout aussi riche sur le sujet, nous avons lancé le projet de remettre ce questionnement à l’ordre du jour à partir des connaissances scientifiques les plus récentes« (p. 20).
Le pictor doctus était un expert en géométrie et un observateur inégalé de la nature, qui conduit à la connaissance de la création, et donc de Dieu. Le monde évoqué par van Eyck est une »réalité transfigurée« (Erwin Panofsky). En 1457, dans une magnifique humanistique (photos des feuillets du manuscrit p. 40–41, »De viris illustribus«, Rome, Biblioteca Apostolica Vaticana), Bartolomeo Fazio, historiographe et humaniste actif à la cour napolitaine d’Alphonse V d’Aragon, écrit: Iohannes gallicus nostri saeculi pictorum princeps iudicatus est litterarum nonnihil doctus, geometriae praesertim et earum artium quae ad picturae ornamentum accederent.
Jan van Eyck entreprit un pèlerinage et des »voyages secrets« (Aragon? Portugal en 1428) pour Philippe le Bon. Il séjourna en Hollande, à Bruges, Lille, Tournai, Arras … en Terre sainte? Hubert van Eyck († en 1426, sans héritier, dalle funéraire à Gand), frère aîné présumé de Jan, est mentionné dans le quatrain, aujourd’hui confirmé comme d’origine, sur le cadre de l’»Agneau mystique«: Pictor Hubertus eeyck • maior quo nemo repertus Incepit • pondus • que Johannes arte secundus. Le troisième frère Lambert, au prénom bien »liégeois« comme celui d’Hubert, fut lui aussi peintre, et la sœur Magareta, artiste?, avec un prénom usité en Hainaut, tout comme l’épouse de Jan.
Le rôle de van Eyck comme miniaturiste dans les »Heures de Turin-Milan« divise les spécialistes depuis plus d’un siècle2: œuvres de jeunesse, œuvres eyckiennes ou posteyckiennes? »Pour donner une idée de l’évolution de la critique de style de 1911 à nos jours, signalons simplement que des onze mains (A à K) distinguées par Hulin, et qu’il répartissait sur quatre campagnes, nous sommes passés, dans l’une des dernières études détaillées du manuscrit – celle d’Anne H. van Buren en 1996 –, à vingt-sept mains distribuées sur pas moins de sept campagnes!« (p. 301).
Sur ce sujet, la contribution de Dominique Vanwijnsberghe se lit comme un roman, une sorte de »Code van Eyck«. En final, il développe une hypothèse intéressante: une commande de la comtesse de Hainaut, Marguerite de Bourgogne (1374–1441), sœur de Jean sans Peur, et veuve du comte Guillaume IV (VI) dit d’Ostrevant, duc de Bavière, comte de Hollande, de Zélande et de Hainaut († 1417) à sa mémoire. La présence remarquée d’armes de Bavière et de Hainaut-Hollande font toujours hésiter entre Guillaume et son frère Jean, aussi appelé Jean sans Pitié, prince-évêque (élu) de Liège qui, jusqu’à sa mort en 1425, disputa la succession de Guillaume à sa nièce Jacqueline de Bavière.
Il ne faut pas oublier qu’avant son départ pour Bruges, vers 1432, Jan van Eyck fut le peintre attitré du prince de Liège vers 1422–14253. Une comparaison est faite avec le Ms. Bruxelles, KBR 9551–9552, livre ayant appartenu, dès la seconde moitié du XVe siècle, à un éminent bibliophile hainuyer, Charles de Croy (1455–1527), fils de Philippe de Croy, tous deux proches de la cour de Bourgogne, puis des Habsbourg, et membres de l’ordre de la Toison d’or. Or on sait l’attachement des Croy à leur région d’origine quand il fallait commander ou acquérir des manuscrits enluminés: Philippe fit travailler Jacquemart Pilavaine et un enlumineur montois qui a reçu son nom4.
Ce manuscrit bruxellois »très réceptif aux nouvelles tendances naturalistes en ponctuant ses ciels de superbes nuages, ces cumulus eyckiens« (p. 307) est dédié à la nièce homonyme de la comtesse (douairière) Marguerite, »à la vive curiosité intellectuelle« (p. 310). L’extraordinaire tableautin de la »Messe des morts« des »Heures de Milan-Turin« (Turin, Palazzo Madama) montre un intérieur d’église (Valenciennes, lieu de l’enterrement de Guillaume?!) qui a fait couler de l’encre.
D’autre part, le liégeois que nous sommes s’interrogera aussi sur le frontispice (reproduit ici p. 20) d'une bible destinée à Saint-Jacques de Liège (Londres, British Library, Add. Ms. 15254): Maurits Smeyers5 date la miniature de 1420–1430, réalisée »dans le pays mosan«, Tine Melis vers 14306 et Dominique Deneffe7 vers 1420–1425. En passant, relevons, pour notre plaisir avec chauvinisme, la belle expression »le grand Mosan« appliquée à Jan van Eyck (p. 111).
Pour représenter des architectures romanes ou des inscriptions, des bas-reliefs et des fresques, Jan van Eyck »devint presque un archéologue«, écrivait Erwin Panofsky (cité p. 317). Dans les interprétations et significations théologiques complexes de l’admirable »Annonciation« de Washington, »l’architecture fictive de l’intérieur sacré« (p. 24) nous fait penser à une atmosphère maastrichtoise, ingénieux amalgame issu des collégiales de Saint-Servais et de Notre-Dame de Maastricht, que van Eyck a connues, cette dernière église étant dédiée à la Vierge et dépendant de Liège, dans le codominium Brabant-Liège sur la ville mosane ou à Roermond, à Rolduc … ou à la cathédrale de Liège8.
Les riches chapiteaux très réalistes et parfois historiés répétés dans l’œuvre eyckienne sont de caractère roman et complètent une architecture largement gothique, mais souvent bâtarde, dont l’élévation est souvent inversée stylistiquement. Les colonnes sur bases gothiques sont parfois polies et d’un aspect précieux. Le peintre idéalise ainsi le cadre architectural de la scène religieuse. Aujourd’hui, ce décor est considéré largement comme imaginaire mais le rendu précis des détails suggère des références réalistes et hétéroclites.
Nous sommes convaincus, sans développer, que les monuments religieux peints par van Eyck ne sortent pas de nulle part et sont souvent un subtil mélange imaginatif de ses souvenirs mosans et rhénans, voire autres. D’autant plus quand on sait son souci d’exactitude de représentation de la nature. A-t-il peint les rochers de Dinant (p. 218)? Pour reprendre encore une belle expression: »Van Eyck ne fait pas d’emprunt direct, il traduit« (p. 372). »Son modus operandi avait ceci de paradoxal qu’il rassemblait des études éparses de la nature dans un nouveau tout irréel, imaginaire, qui parvenait à susciter l’impression d’un lieu et d’un moment déterminés« (p. 231). La cathédrale d’Utrecht est peinte et bien identifiable sur l’»Agneau mystique«.
C’est probablement dans »La Vierge dans l’église«, où une nef et un chœur s’ouvrent à nous, que nos talents de devin doivent être le plus sollicités pour chercher, peut-être, à reconnaître les architectures inspiratrices. L’église est en effet un assemblage d’éléments de différents édifices, par exemple le triforium de Notre-Dame de Tongres, et de détails architecturaux comme des arcs-boutants parsemés de quatre-feuilles, ou une galerie courant sous les fenêtres hautes. L’amour du détail s’exerce aussi sur le jubé, le Christ triomphal, le retable de l’autel majeur … aussi à identifier. Si dans les différentes versions de cette Vierge, le panneau berlinois est aujourd’hui considéré comme »l’œuvre la plus mûre de van Eyck« (p. 267) vers 1435–1441, »La Messe des morts« des »Heures de Turin« et le dessin de Wolfenbüttel sont aussi des pièces versées au dossier, comme le fit le symposium de 20129.
Comment ne pas être admiratif des effets sublimes de lumière, émanation de Dieu, dans cet espace éthéré, où se dresse cette immense madone, de taille surnaturelle? On est proche des thèmes étudiés par Dominique Iogna-Prat: son remarquable ouvrage »La Maison Dieu«10, histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge (v. 800–v. 1200), aurait dû être utilisé car il fait des parallèles avec le »Retable des Sept sacrements« de van der Weyden (vers 1440)11.
Dans toutes ces compositions se pose bien entendu la question de »croquis, modèles et transfert des idées, des compositions et des motifs« (p. 357) et la documentation est maigre. Le maître disposait assurément d’un carnet de modèles annotés et interchangeables au gré de son imagination créative. La disparition de nombreux monuments compromet les essais d’identification précise ou partielle d’intérieurs peints par l’artiste et où apparaissent des assemblages stylistiques irréalistes. Comme nous l’écrit notre ami Jean-Claude Ghislain, »on s’étonne ainsi des nombreux décors roman(isant)s luxuriants répétés sur des chapiteaux de forme gothique et à crochets«.
De plus, certains socles de colonnes sont étrangement décorés de motifs gothiques (p. 46, 112, 366–367), de même que les écoinçons des arcades »romanes« ornées de la claire-voie sur le panneau de la »Vierge au chancelier Rolin« (p. 112). L’aspect marmoréen de fûts de colonnes polis laisse aussi perplexe. Les artifices luxueux et archaïques participeraient ici, comme ailleurs chez van Eyck, de l’atmosphère surnaturelle qui enveloppe le thème sacré évoqué.
Jean Lejeune croyait reconnaître Jean de Bavière et Liège dans la »Madone d’Autun«12. Aujourd’hui l’identification de Nicolas Rolin est sûre grâce au dégagement du surpeint des armoiries du chancelier sur son aumônière. Mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain car l’historien liégeois posait, comme toujours, des questions intelligentes et pointues et livrait une série de documents à ne pas négliger.
»Les nombreux intérieurs d’églises qui ponctuent le Livre d’heures de Turin-Milan sont (ainsi) directement inspirés du magnifique chœur de cathédrale (?) de la Messe des morts (fol. 116) de Van Eyck« (p. 425) et »l’idée géniale de van Eyck d’une voûte sur croisée représentée en coupe, en ce compris les murs aveugles en briques et les amorces des nervures.«
Les paysages et les intérieurs de van Eyck mériteraient une étude exhaustive (quel travail!) à la manière d’une photogrammétrie numérique, avec le relevé dans le détail, et non de manière générale et impressionniste comme nous venons de le faire ici, les emprunts iconographiques précis de l’artiste à telle ville, à tel fleuve, à telle montagne, à telle église …: un programme à inscrire pour 2041, le 600e anniversaire de la mort du peintre!
L’attention exceptionnelle portée aux détails, qui a, de tous temps, fait l’admiration de l’œuvre de van Eyck, est facilitée de nos jours grâce à la macrophotographie ou aux découvertes des restaurations: la toile d’araignée peinte dans »La Vierge dans l’église« se retrouve également sur le panneau d’Élisabeth Borluut de l’»Agneau mystique« (p. 354). La restauration permit aussi de dégager les surpeints de la modernisation de l’»Agneau mystique« en rapport avec les décrets du concile de Trente (1545–1563). L’œuvre fut cachée lors de la furie iconoclaste du XVIe siècle et adaptée à la baroquisation de la cathédrale.
À propos de la sculpture et de ses rapports si étroits avec la peinture, on s’étonnera qu’aucune référence ne soit faite aux remarquables travaux de Robert Didier, et notamment à sa brillante synthèse dans »L’art flamand et hollandais«13; à notre connaissance, on y voit pour la première fois reproduite (Robert Didier, p. 490), comme ici (p. 389), la »Vierge de Vadstena« (Suède) d’un retable bruxellois vers 1440. Est-ce un peu par provocation que Christina Ceulemans et Robert Didier avaient antidaté (avec raison) des sculptures limbourgeoises qu’ils attribuaient à un »Meester van de Eyckiaanse Vrouwenfiguren« (catalogue »De laat-gotische beeldsnijkunst uit Limburg en Grensland«, Saint-Trond 1990)? On voudrait ici pouvoir disposer au Limbourg d’archives de comptes comme à Bruges, où ils apportent des informations intéressantes sur »Iohannes le peintre« (le même?): les mentions concernent ici surtout son travail de dessinateur et de polychromeur de statues. Bien sûr il y a un courant eyckien qui n'implique pas nécessairement une influence directe du maître.
Outre optique et technique, la révolution est aussi sociétale: le peintre signe ses œuvres et »le privilège de se faire tirer le portrait n’est […] plus uniquement réservé aux souverains et aux nobles« (p. 85). La vision marxiste du phénomène est bienvenue avec le rôle de l’économie, des corporations dans l’assistance et sur le marché de l’art, la mobilité sociale, l’importance de la famille chez les van Eyck … L’art n’est plus que chrétien et le marché de l’art s’ouvre à la bourgeoisie. Les »Primitifs flamands« inaugurent une nouvelle forme de peinture sur panneau, qui se caractérise par une combinaison d’illusionnisme et de symbolique religieuse dans une réalité représentée de manière naturaliste.
Un mot sur les reliques et van Eyck: Guido Cornini écrit (p. 290) qu’il a manqué de place pour exposer en détail la trame complexe de références qui s’entrecroisent dans les représentations eyckiennes de la »Vera Icon«. On aurait aimé voir mentionnées les recherches spécialisées de Jean-Marie Sansterre et Andrea Nicolotti sur les reliques importantes évoquées et celles de Bruno Galland sur le Sancta Sanctorum. Sans oublier la belle représentation de Charles le Téméraire en prière dans son »Livre d’heures« (Bruges, vers 1460, Copenhague, Bibliothèque royale, GKS 1612 4°, fo 1v): la miniature atteste la dévotion pour des reliques-images byzantines et montre la vénération du Téméraire et de son épouse pour le Mandylion de Laon14.
Il semble que, pour Guido Cornini, les acheiropoïètes (»Veronica« et »Sauveur« du Latran) aient été une source d’inspiration directe de van Eyck. Or, à supposer même qu’il ait séjourné à Rome, rien ne dit qu’il ait été en mesure de les voir. Enfermée dans le Sancta Sanctorum et recouverte d’une gaine de métal ne laissant voir qu’un visage repeint, l’icône du Sauveur faisait avant tout l’objet d’un culte local.
L’ostension de la »Veronica« attirait en revanche les pèlerins une fois l’an, sauf pour les privilégiés, mais ne laissait qu’entrevoir ce qui, selon Jean-Marie Sansterre, ne devait être que des traces. La source d’inspiration est dans les nombreuses »reproductions« de la »Veronica« répandues un peu partout, car ces »copies« étaient indulgenciées. Dans l’excellent volume supplémentaire de la revue »Convivium«, mentionné, mais de manière générale (n. 31, p. 295)15, on retiendra surtout la contribution de Hanneke van Asperen16 et aussi de l’article publié par Claudia Rabel17.
C’est trop facile pour nous d’écrire que le reliquaire de Charles le Téméraire du Trésor de la cathédrale de Liège (1467–1471)18 a été un peu oublié dans les »pièces d’orfèvrerie sacrée« en rapport avec van Eyck (p. 393), mal mentionné en note 12, p. 399. Le peintre était en contact avec des orfèvres: son portrait de Jan de Leeuw (1436), devenu doyen de la guilde brugeoise des orfèvres, est là pour l’attester. Tous deux ont été employés par la cour bourguignonne et ont participé à la conception et à la fabrication d’objets de luxe. Pour les objets de la vie quotidienne, référence est faite avec justesse à: http://www.laitonmosan.org/ (01/09/2020) (p. 399).
Réaliste est l’intéressant bilan tiré par Till-Holger Borchert, le directeur des musées de Bruges, de l’influence eyckienne post-mortem par rapport à d’autres, comme van der Weyden par exemple: »L’influence de van Eyck s’est principalement exercée par le truchement d’artistes qui ont vu ses œuvres de leurs propres yeux, soit lors de leurs voyages dans les anciens Pays-Bas, soit dans les régions où certaines d’entre elles sont arrivées très tôt, comme l’Italie, l’Espagne et probablement aussi les territoires du Saint Empire romain germanique« (p. 428).
Enfin, dans le vaste panorama des réceptions artistiques et critiques des van Eyck jusqu’à nous, prenons un seul exemple: au début des années 1860, l’artiste allemand Christian Schultz (1817–1882/1883) est engagé pour exécuter des copies d’œuvres d’art flamandes et allemandes, dont van Eyck, et c’est sans parler des chromolithographies. On aboutit ainsi à la statue de la grand-place de Maeseyck (1864), et à la copie de l’»Agneau mystique« des collections provinciales à Hasselt (http://balat.kikirpa.be/object/119002 (01/09/2020) à la gloire du Limbourg belge, ex-comté de Looz, principauté de Liège, patrie des van Eyck.
Ce qui ressort en plus parfaitement de la lecture de cet énorme et passionnant catalogue, bénéficiant d’une remarquable (et longue) interdisciplinarité très bien exploitée, c’est le dialogue entre les différents spécialistes, si souvent absent des publications collectives. Cette somme de 500 pages fera date dans l’étude de van Eyck, en attendant encore de nouvelles découvertes. Als ich can, la célèbre devise de Jan, que l’on pourrait traduire par »Comme je peux«, dans le sens »Au mieux de mes capacités« (p. 93, 290) ne fait-elle pas penser à un autre slogan politique contemporain? Et gravir en même temps un seuil dans la confiance humaine, dans la confiance en l’homme, ici pour van Eyck au regard de Dieu.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Philippe George, Rezension von/compte rendu de: Maximiliaan Martens, Till-Holger Borchert, Jan Dumolyn, Johan De Smet, Frederica Van Dam (Hg.), Van Eyck. Eine optische Revolution, Stuttgart (belser) 2020, 502 S., ISBN 978-3-7630-2857-3, EUR 69,00., in: Francia-Recensio 2020/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.3.75564