Le livre de Savvas Neocleous, publié à Toronto et qui semble être une version remaniée d’un PhD soutenu à Dublin en 2009 (»Imaging the Byzantines: Latin Perceptions, Representations and Memory [1095–1230]«), traite des attitudes des Latins face aux Grecs au long du XIIe siècle et avance la thèse qu’elles n’ont pas été uniformes ni même majoritairement hostiles aux Grecs. Il réfute par conséquent l’idée, en effet soutenue par de nombreux historiens des croisades, que c’est l’hostilité envers les Grecs »schismatiques«, »hérétiques« qui aurait conduit au sac terrible de 1204. Au contraire, l’empire byzantin aurait été considéré comme partie intégrante du monde chrétien par la majorité des clercs et des dirigeants politiques de l’Europe latine comme le prouvent nombre d’écrits bienveillants envers lui, ainsi que les relations commerciales et diplomatiques voire les alliances.

L’ouvrage adopte un plan chronologique, suivant l’évolution des attitudes des Latins vis-à-vis des Grecs en présentant au sein de chaque chapitre une suite de textes ou un récit des relations diplomatiques. Les chroniques latines sont souvent présentées dans leur traduction en anglais, ce qui est dommageable.

La période allant de Grégoire VII à la deuxième croisade est illustrée par la présentation des écrits du pape, des prédicateurs de la croisade, de Guibert de Nogent, de Bohémond de Tarente et de quelques théologiens latins. De la deuxième croisade à la fin du règne de Manuel Comnène, ce sont les écrits d’Odon de Deuil et d’Anselme d’Havelberg ainsi que l’ensemble des relations diplomatiques entre Byzance et la papauté et les Royaumes latins (politique matrimoniale) qui sont évoqués.

Puis vient un chapitre traitant des années 1180–1198 avec Guillaume de Tyr et des exposés consacrés à la politique d’Henri II d’Angleterre, de Barberousse pour se conclure avec Joachim de Fiore. Le chapitre suivant traite de la IVe Croisade, reprenant ce que l’on sait par ailleurs au sujet du rôle crucial dans la prise de la ville tenu par les divisions internes au monde byzantin. Les lettres alors expédiées par Alexis IV reconnaissant la suprématie pontificale sont selon Savvas Neocleous, attribuables à des clercs accompagnant les croisés et qui, pour justifier le détournement de la croisade vers Constantinople, auraient à l’occasion déployé en une rhétorique creuse (»empty rhetoric«) l’idée d’union des Églises.

Les deux derniers chapitres étudient la manière dont après 1204 lnnocent III d’une part, les écrivains des Croisades d’autre part ont présenté les Grecs. On voit que si des clercs ont diffamé, »déchristianisé« les Grecs, les alliances politiques et matrimoniales ne cessèrent pas, y compris dans les territoires conquis par des Latins comme en Morée ou à Chypre.

Réfutant l’idée commune que les Latins étaient unanimement hostiles aux Grecs, l’auteur met donc en valeur de nombreux écrits proposant une vision moins hostile, voire favorable aux Byzantins, y compris des empereurs comme Manuel Comnène. Il souligne que le soi-disant schisme de 1054 n’a eu guère d’échos (cf. p. 154, note 92) – ce que Michel Kaplan a depuis longtemps démontré – et que l’image négative des Grecs a finalement été forgée après coup, par certains clercs, pour justifier le massacre de 1204. Mais le pape Innocent III par exemple n’aurait pas développé de pensée hostile envers les Grecs.

Les accusations de »schismatique« ou d’»hérétiques« sont en définitive assez peu nombreuses et largement contrebalancées par des jugements plus nuancés, voire favorables. Savvas Neocleous remarque par ailleurs avec justesse que bien des sacs de villes avaient eu lieu et eurent lieu ensuite dans le monde latin et furent marqués par des scènes aussi abominables que celles qui se déroulèrent à Constantinople en 1204. Il rappelle aussi la violence des accusations portées entre Latins (ainsi dans la polémique entre papes et empereurs) qui dépassa en intensité celle des critiques à l’encontre des empereurs byzantins.

Bref, la thèse soutenue est exacte. Mais l’exposer comme totalement neuve est inexact. La présentation de l’ouvrage faite en couverture affirme ainsi: »This study, the first to deal exclusively with Latin perceptions of and attitudes toward the Greeks in terms of religion, aims to revisit and challenge the vue, that the so-called schism between the Latin and Greek Churches led to the isolation of the byzantine Empire by the Latin States and eventually to the events of 1204.«

Or la même vision a été exposée dès 2006 par un chercheur canadien, Marc Carrier, dans une thèse de 500 pages soutenue à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne, sous la direction de Michel Balard, et devant un jury constitué par Jean-Claude Cheynet, Alain Ducellier et Michel Kaplan. En voici le résumé, établi par l’auteur lui-même:

»Divisée en deux principaux volets, notre étude propose d’abord un examen thématique du problème, afin d’établir les conflits de valeurs et les traditions historiographiques qui étaient en cause et qui ont pu générer une image des Grecs perfides et efféminés dans les récits latins relatifs aux croisades; ce volet projette également de voir l’enjeu culturel du problème par une analyse de l’image du cérémonial impérial byzantin dans le contexte des relations diplomatiques entre croisés et Byzantins. Ensuite, par l’entremise d’un volet chronologique, notre analyse propose de comprendre l’évolution de l’image des Byzantins entre 1096 et 1261, afin d’établir ses tendances et ses ruptures dans une perspective historiographique, et ainsi démontrer que les rapports entre Grecs et Latins n’étaient pas caractérisés par une détérioration constante et progressive, comme le veut souvent l’historiographie moderne1.« La thèse de Marc Carrier »L’autre chrétien à l’époque des croisades. Les Byzantins vus par les chroniqueurs du monde latin (1096–1261)« a été publiée en 20122. Ni cet ouvrage ni les articles de Marc Carrier, ne figurent dans la bibliographie de Savvas Neocleous. On ne peut donc que regretter l’ignorance des travaux effectués en français par certains chercheurs anglo-saxons.

1 À propos de la justification du détournement de la croisade de 1204, Marc Carrier montre aussi que les chroniqueurs accusèrent Alexis III de fratricide, de régicide, et que l’action militaire était rendue nécessaire par le caractère odieux du personnage.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Sylvain Gouguenheim, Rezension von/compte rendu de: Savvas Neocleous, Heretics, Schismatics, or Catholics? Latin Attitudes to the Greeks in the Long Twelfth Century, Toronto, ON (Pontifical Institute of Mediaeval Studies) 2019, XVI–291 p. (Studies and Texts, 216), ISBN 978-0-88844-216-1, USD 95,00., in: Francia-Recensio 2020/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.3.75567