Comme son titre l’indique, la thèse de Christophe Rivière part d’une problématique générale: questionner la genèse de l’État moderne dans le contexte de l’Empire en étudiant comment une principauté de »l’entre-deux« lotharingien résiste au »modèle« politique capétien. Existe-t-il dans la Lorraine de la fin du Moyen Âge une culture politique originale distincte de celle de la France et de celle de l’Empire? L’auteur n’interroge pas le développement de ce pouvoir avec le vocabulaire de la modernité, mais avec celui de l’acculturation et du métissage, inspiré par Roger Bastide.

L’auteur a soutenu sa thèse sous la direction de Michel Parisse en 2004. La publication et la poursuite de ses travaux étendus au règne de René d’Anjou (1431–1480), ont été, hélas, interrompus par sa mort prématurée en 2015. Une équipe éditoriale a eu le courage de reprendre le manuscrit de thèse et nous offre un livre achevé1. Seules quelques pierres d’attente indiquent des thèmes que Christophe Rivière aurait voulu développer dans le chapitre 7, notamment la »naissance d’un sentiment identitaire lorrain«, lié »aux progrès institutionnels de la principauté ducale«.

L’enquête est ample: malgré le titre, elle couvre aussi le règne du père de Charles II, Jean Ier (1346–1390): l’auteur avait composé un catalogue des actes des deux princes. La vaste moisson documentaire parvient à compenser la dispersion des sources et leurs lacunes (absence de chroniques ducales avant la fin du XVe siècle, rareté des comptes). Le livre est utilement complété par des annexes en ligne, édition de textes et tableaux prosopographiques. Ceux-ci viennent enfin compléter le catalogue des officiers ducaux d’Henri Lepage daté de 1869.

La première des trois parties présente un tableau d’ensemble de la Lorraine à la fin du XIVe siècle, à trois échelons: la »physionomie générale du duché« (chap. 1), sa place dans l’espace régional (chap. 2) et ses relations avec le royaume de France et le Saint Empire (chap. 3). L’exposé est clair et la comparaison, dans l’espace (le Palatinat et le Barrois voisins, le Béarn de Tucoo-Chala) et dans le temps (les lignages étudiés par Michel Parisse sont souvent encore présents dans ce gouvernement par les nobles), permet de contextualiser le »faible degré d’institutionnalité« du duché: alors que le Barrois adopte des structures politiques françaises2, la Lorraine les refuse. Si l’on peut faire la liste des manques (pas de chambre des comptes, une chancellerie et un hôtel peu développés), mieux vaut admettre la spécificité de ces principautés, pour lesquelles des »processus acculturatifs« sont à l’œuvre mais où l’on ne peut »parler de genèse de l’État«.

La crise des années 1400 marque l’entrée forcée de la Lorraine dans la politique européenne, pour résister à l’expansionnisme de Louis d’Orléans, régent du royaume de France, et à celui de son ennemi, le duc de Bourgogne. La deuxième partie étudie les tentatives ducales de préserver la Lorraine de »la tourmente européenne«. Deux chapitres parviennent à dominer un événementiel très complexe. Face à »la menace orléanaise« (chap. 4), le jeune Charles II est d’abord un fidèle du duc de Bourgogne, avec l’appui de sa noblesse. Nordberg avait montré comment Louis d’Orléans s’ingérait dans les affaires de l’Empire, usant des fiefs-rente pour se constituer une clientèle à côté de celle des ducs de Bourgogne.

Christophe Rivière se livre à une relecture critique de Nordberg3 et redonne sa dimension agressive à la politique orléanaise. La crise du pouvoir français et la nécessité d’assurer sa succession amènent en 1419 au »bouleversement géopolitique« du traité de Foug. Le mariage entre Isabelle, héritière de Charles II, et René d’Anjou adopté par le dernier duc de Bar permet d’unir les deux duchés en y plaçant sur les trônes un cadet capétien qui, tout en résidant dans le pays, soit assez proche de la cour pour maintenir son autonomie, son »indispensable et impossible neutralité«.

Cette politique louvoyante est un modèle de prudence. Demeure la question des moyens de Charles II qui, entre les revenus des salines et les pensions princières, semble »vivre à l’aise«. Le manque de sources comptables ne permet pas d’en dire plus. Mais le faible développement de l’État vient-il au final d’une culture politique particulière, ou d’une sage recherche d’un équilibre budgétaire?

La troisième partie dresse un tableau final à la mort du duc en 1431, pesant »les transformations du duché et leurs limites«. Charles II construit peu à peu sa stature de Landesherr. Marginalisé dans l’Empire par la Bulle d’or au profit des princes-électeurs, le »duc de Lorraine et marquis« n’est vers 1350-1390 qu’un seigneur moyen dont le pouvoir direct est limité aux environs de Nancy. Peu à peu, son pouvoir s’élargit, selon des modalités d’Empire: cités, seigneuries laïques et ecclésiastiques passent sous l’influence du duc, à des titres et des degrés divers, mais gardent leur personnalité; l’auteur évoque des »gardes multiples qui se neutralisent« à Verdun (p. 361), une politique de rançonnement envers la Décapole alsacienne (p. 368), mais une »symbiose« entre le duché et l’évêché de Metz (p. 351).

Le duché devient le centre d’une »hégémonie« (chap. 6) dans un »espace lorrain« qui reste hétérogène, et n’arrive pas à intégrer le comté de Vaudémont ni surtout la ville de Metz. Ce pouvoir personnel n’est pas plus fragile que la construction d’un royaume centralisé, mais il est plus mouvant et, à la mort de Charles II, l’opposition des nobles le remet en cause. La finesse de Christophe Rivière est d’avoir conscience que le pouvoir de Charles II consiste en un »bric-à-brac de droits et de privilèges« et que celui-ci façonne une réelle unité régionale.

Les deux derniers chapitres étudient les avancées du pouvoir de Charles II: la façon dont il met en scène une souveraineté sans idée de majesté (chap. 7), et le »renforcement des structures« (chap. 8), notamment le contrôle ducal de la justice au détriment des assises des nobles, l’armée fondée sur le mercenariat et le rôle de capitale de Nancy. Si les institutions de l’écrit et de l’impôt se développent plus difficilement, Charles II, qui contrôle le duché de Bar à partir de 1419, y trouve un modèle de développement institutionnel, notamment comptable, qui fait que »la conception patrimoniale du pouvoir ducal cède […] le pas devant les notions de bien et d’intérêt communs«.

On retiendra la notion d’»État nobiliaire«, dont l’intérêt est souligné par Bertrand Schnerb en introduction (p. 11), et l’utilisation du concept de métissage pour étudier le développement institutionnel aux marges du royaume. Qu’est-ce qu’un État princier? Où passe la frontière, entre le royaume et l’Empire, entre pays romans et germaniques? Cet ouvrage savant, fruit d’une carrière d’historien tragiquement interrompue, peut servir à poursuivre le débat.

1 Isabelle Guyot-Bachy, Christelle Loubet et Jean-Christophe Blanchard; la cartographie a été réalisée par Martin Picoche.
2 Mathias Bouyer, La principauté barroise (1301–1420). L’émergence d'un État dans l’espace lorrain, Paris 2012.
3 Michael Nordberg, La rivalité des ducs. Études sur la rivalité des ducs d’Orléans et de Bourgogne, 1392–1407, Uppsala 1964 (Studia Historica Upsaliensia, 12).

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Léonard Dauphant, Rezension von/compte rendu de: Christophe Rivière, Une principauté d’Empire face au Royaume. Le duché de Lorraine sous le règne de Charles II (1390–1431), Turnhout (Brepols) 2019, 576 p. (Atelier de recherche sur les textes médiévaux, 26), ISBN 978-2-503-58232-0, EUR 100,00., in: Francia-Recensio 2020/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.3.75569