L’histoire médiévale a connu ces vingt dernières années un rebond remarquable grâce aux catégories de l’emotional turn: tous les domaines et les champs de l’écriture médiévale sont passés au crible d’une épistémè désormais bien installée et bien assimilée par l’ensemble du monde scientifique. L’intérêt de ces grilles de lectures estune fois de plus vérifié par l’étude de Stephen J. Spencer sur la charge émotionnelle des récits de croisade. Comment les analyser aujourd’hui? Comment interpréter ces descriptions? Autant de questions soulevées dans cette étude qui couvrent les XIIe et XIIIe siècles, soit les huit premières croisades riches en témoignages, en documents de toutes sortes (archives, chroniques, poésie lyrique, chansons de geste …).

Le champ littéraire et historiographique est très large. Il inclut les textes en langues latine et vernaculaire, les relations des témoins ou d’auteurs qui n’ont pas participé aux événements, les documents pontificaux, les sermons; distingue scrupuleusement entre les différentes générations d’écrivains et englobe les rapports touchant les croisades albigeoise, lithuanienne et estonienne, bref le champ complet des récits de croisades composés dans le monde occidental.

La recherche de Stephen J. Spencer s’organise autour de deux »passions«: peur (ou plutôt absence de peur) et colère; elle est complétée par une analyse serrée des larmes. La première partie fait la part belle à la timor mortis. La peur est chez les croisés surmontée par un sentiment spécifiquement religieux, l’humilité, l’humble confiance en Dieu. Dans la première décade du XIIe siècle, cette »passion« est renforcée par l’imitatio Christi. Les croisés sont vus comme des »undaunted warriors« qui imitent le Christ y gagnant la couronne du martyre. Inversement, la peur saisit les déserteurs par leur manque de foi. Mais l’étude ne s’arrête pas là; elle ouvre plusieurs pistes, car la peur est en interaction avec d’autres comportements; la peur est liée à la honte, à l’honneur.

La peur serait-elle »genrée«?, demande l’auteur. Dans les chroniques et les chansons de geste, on l’associe à la féminisation de l’adversaire, puisqu’elle est signe d’un manque de courage, donc de virilité (viriliter est un adverbe qui revient souvent) et peut glisser vers l’accusation de perfidie dont les Byzantins et les Grecs font les frais. Stephen J. Spencer fait le constat d’une »multifacet nature of fear«, dont les implications sont multiples en fonction de la chronologie des textes, de leur typologie, du statut de leurs auteurs (clercs ou laïcs).

La deuxième partie est consacrée aux larmes (»The Lachrymose Crusader«). Les conclusions rejoignent ce que de nombreux travaux ont déjà mis en évidence, mais l’angle sous lequel Stephen J. Spencer aborde la question lui permet des observations plus fines: purification, intercession, conversion sont les valeurs et les fonctions qui leur sont attachées. Il distingue trois étapes subordonnées à une théologie des larmes: les larmes comme manifestation extérieure, la contrition comme exercice spirituel et la compunctio, la composante émotionnelle. Mais ce mouvement tripartite se complique par une double signification des larmes à interpréter soit comme tristesse liée au remords des péchés passés, soit comme tristesse transformée en joie dans l’attente du Salut (»joy-bearing grief«).

La troisième partie est consacrée à la colère, une passion négative. Associée au désir de vengeance, elle est dans les descriptions des croisades moins présente que ne le sont la peur et la tristesse. Quand les croisés sont en colère, c’est en réponse à des coups (traîtreusement) portés contre eux mais aussi souvent en raison de discordes intestines qui les font s’affronter. Les relations étroites qu’entretient la colère avec l’ira regis comme manifestation du pouvoir suprême ne sont pas ignorées (l’ira regis est plus fréquente dans la troisième croisade, parce que menée par des rois); mais plus encore ce sont les tentatives pour brider, contrôler la colère qui sont les marques. L’auteur s’intéresse également aux rapports de l’ira avec la rabies, avec la furor.

Des réseaux de sens sont tissés entre ces différents termes, des variations sont établies en fonction des textes, de la langue et du contexte. On pourrait se demander pourquoi l’ingratitude n’est pas présente dans le discours de croisade. Il s’agit là d’un caractère, d’une qualité différente de l’ ira in zelum ou de la vengeance. Elle est mentionnée dans des textes plus tardifs (Philippe de Mézières, »Oratio tragedica«) et il serait intéressant de voir comment cette »passion«, la colère et ses variations, évoluent dans la plus longue durée. De ce point de vue, les analyses de Stephen J. Spencer, si elles constituent sans conteste un point de départ, pourraient être plus largement étendues.

Ce qui ressort de l’enquête de l’auteur, c’est l’importance accordée à la rhétorique, aux tropes: il montre comment les »émotions« sont structurées par des grilles (»framework«) théologique ou spirituelle: les références vétéro-testamentaires, voire antiques sont nombreuses, sur ce plan la démonstration est concluante. Stephen J. Spencer est expert dans la manière de révéler les ambiguïtés du vocabulaire médiéval. Certains termes sont polysémiques; on sait que »dolent«, »courroucé« désignent à la fois la tristesse et la colère. L’auteur relève d’autres exemples, et les difficultés nées de ces ambiguïtés sont prudemment surmontées.

Souvent les différences de sens et d’interprétation sont ténues, d’un auteur à un autre ou à l’intérieur d’un même texte. Les exceptions et les cas remarquables sont notés (Joinville consacre de nombreux passages aux larmes alors que c’est plutôt rare ou moins significatif dans la littérature vernaculaire), mais tout le mérite de l’auteur est de ne pas éluder les difficultés, parfois les doutes que suscitent certaines occurrences, certains passages. Les interférences, les contaminations, les interactions entre formes littéraires et non littéraires sont suivies à la trace (l’auteur parle de »cross-pollination«), ainsi que les liens intertextuels entre l’hagiographie, la lyrique d’oc et d’oïl.

Le champ de Stephen J. Spencer est immense. On peut regretter quelques redites, une volonté trop affirmée de se distinguer de travaux plus anciens qualifiés d’obsolètes (on est toujours le »has been« de quelqu’un); et, dans la bibliographie, une absence de travaux, autres qu’anglo-saxons ou traduits en anglais, plutôt étonnante vu l’étendue du domaine à explorer. Pour autant, la qualité et la richesse de l’information du livre de Stephen J. Spencer forcent le respect. Situé au carrefour de différentes disciplines, il offre un discours de la méthode riche et pénétrant qui intéressera les chercheurs de tous horizons.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Joël Blanchard, Rezension von/compte rendu de: Stephen J. Spencer, Emotions in a Crusading Context, 1095–1291, Oxford (Oxford University Press) 2019, 320 p. (Emotions in History), ISBN 978-0-19-883336-9, GBP 65,00., in: Francia-Recensio 2020/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.3.75573