Avec cette biographie de Hans Tietmeyer, Joachim Algermissen éclaire l’influence de l’une des figures les plus importantes de l’histoire économique allemande et européenne de la fin du XXe siècle. Successivement garant de la tradition ordolibérale au ministère de l’Économie et concepteur du tournant libéral des années 1980 (la »Wende« de 1982), négociateur de la réunification monétaire en 1990, rédacteur des premiers plans d’union monétaire européenne puis président de la Bundesbank lors de la préparation du passage à l’euro, Hans Tietmeyer a incarné l’influence du courant ordolibéral dans la vie politique allemande et européenne depuis les années 1970.
L’attentat de la RAF auquel il échappa en 1988 illustra de façon dramatique cette image de personnage clé du capitalisme ouest-allemand. Publiée trois ans après son décès en 2016, cette première biographie vient donc très opportunément combler une lacune tandis que les débats se multiplient sur l’influence de l’ordolibéralisme en Europe.
L’ouvrage est issu d’une thèse de doctorat en économie de l’université de Hildesheim (2018) publiée avec le soutien de l’institut Walter Eucken. Le premier intérêt du travail réside dans le corpus de sources auquel l’auteur a eu accès, à commencer par les archives personnelles de Hans Tietmeyer au sein du fonds familial. S’y ajoutent une série d’interviews avec ce dernier, ainsi qu’avec ses collaborateurs, mais également avec de grandes figures de la période telles que Lothar de Maizière, Hans Friedrichs, Theodor Waigel, Otmar Issing, Wolfgang Schäuble, Jean-Claude Trichet et Mario Draghi. Les fonds des archives fédérales et de la Bundesbank n’ont en revanche pas été utilisés.
Joachim Algermissen analyse dans un premier chapitre les années de formation de Hans Tietmeyer (1931–1961), marquées par le catholicisme après une enfance relativement épargnée par la guerre. S’orientant d’abord vers des études de théologie à Münster, il arrive à l’économie par la doctrine sociale de l’Église en suivant les cours de Josef Höffner, ancien élève de Walter Eucken et futur archevêque de Cologne. C’est dans cette ville qu’il poursuit des études d’économie jusqu’au doctorat, fréquentant notamment les cours d’Alfred Müller-Armack. Il se forge ainsi de solides convictions ordolibérales fondées sur les valeurs chrétiennes de solidarité et de subsidiarité.
C’est précisément cette formation qui lui permet d’entrer en 1962 au ministère de l’Économie, alors dirigé par Ludwig Erhard et Alfred Müller-Armack. Le parcours de Tietmeyer illustre ici le renouvèlement des élites administratives au cours des décennies d’après-guerre en faveur de profils plus experts que simplement juristes. Le rôle des réseaux ordolibéraux est également mis en évidence, en particulier au sein du département de la politique économique, progressivement érigé en véritable think tank du ministère sous l’autorité d’une autre figure de la doctrine économique de la RFA, Otto Schlecht. On voit ainsi clairement le passage de la génération des théoriciens de l’économie sociale de marché à celle de ses administrateurs gardiens du temple à partir de la seconde moitié des années 1960.
L’un des chapitres les plus intéressants de l’ouvrage est sans doute celui de l’ascension de Tietmeyer jusqu’à la direction du département de politique économique et ses relations avec les différents ministres. Il met en lumière l’adaptation de la doctrine économique du ministère du pilotage global de l’économie sous Karl Schiller aux tendances keynésiennes sous Helmut Schmidt. Alors que les économistes du ministère se retrouvent parfaitement dans la vision plus responsabilisante de l’économie sociale de marché du premier, ils sont largement mis à l’écart par le second dont la politique est davantage orientée vers la demande. Les relations difficiles de Tietmeyer – membre de la CDU – avec Schmidt illustrent dans la durée le positionnement parfois ambigu du ministère et par la suite de la Bundesbank face au pouvoir politique ouest-allemand. Cette opposition conduit Tietmeyer et son département à proposer une politique économique alternative, orientée vers l’offre, qui sert de base au papier publié septembre 1982 par le ministre libéral-démocrate de l’Économie, Otto Graf Lambsdorff, pour mettre fin à la coalition SPD-FDP, faisant chuter le gouvernement Schmidt au profit de Helmut Kohl.
Devenu secrétaire d’État auprès du ministre des Finances, Gerhard Stoltenberg, Tietmeyer est l’un des penseurs de la politique économique du gouvernement Kohl, articulée autour du slogan: »nous n’avons pas besoin de plus, mais de moins d’État«. Si l’ensemble du programme annoncé (privatisations, réforme fiscale, réduction des dépenses sociales et du déficit) est loin d’avoir été intégralement mis en œuvre dans les années 1980, Tietmeyer et d’autres furent alors les chevilles ouvrières d’un retour en force du paradigme libéral dans la politique économique allemande dont l’auteur souligne l’influence jusqu’aux réformes Schröder. Algermissen insiste également à juste titre sur l’importance spécifique du principe de la concurrence dans ce tournant intellectuel et politique. Bénéficiant de la confiance personnelle de Kohl, Tietmeyer fut également le sherpa du chancelier dans les sommets internationaux puis le négociateur de l’union monétaire interallemande en 1990. À ce titre, il fut l’artisan décisif de l’implantation rapide de l’économie de marché à l’Est grâce à l’accélération du calendrier de l’union monétaire pour des raisons essentiellement politiques.
La dernière partie de l’ouvrage éclaire le positionnement de Tietmeyer, devenu vice-président puis président de la Bundesbank (1993–1999), dans les négociations de l’union économique et monétaire européenne. La thèse souligne la continuité de la position diplomatique du ministère de l’Économie et de la Bundesbank depuis le rapport Werner (1970) jusqu’à la création de l’euro (1999) en faveur d’un impératif de convergence des politiques économiques des États membres grâce à la création d’institutions supranationales capables de l’impulser. L’absence de réalisation des critères de Maastricht explique les réticences de Tietmeyer en 1997–1998 envers une union monétaire dont il soutenait pourtant le principe depuis l’origine.
Retraçant ce parcours dans une logique d’ensemble et complétant certains détails importants de la chronologie, le travail de Joachim Algermissen est donc tout à fait utile à l’historien. Il reste toutefois à considérer avec précaution dans la mesure où le propos manque souvent de distance, en particulier à l’égard des interviews et du positionnement doctrinal de Tietmeyer. On regrettera surtout l’absence d’un grand nombre de références bibliographiques fondamentales qui auraient permis d’intégrer le travail dans le débat scientifique et d’en préciser le contenu. On aurait également aimé trouver davantage d’éléments sur les influences intellectuelles de Tietmeyer, en particulier pour éclairer le tournant libéral de 1982. L’ouvrage demeure cependant intéressant et complète les recherches en cours sur la place de la haute administration, entre l’expertise et le politique, dans la décision de politique économique en Europe.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Mathieu Dubois, Rezension von/compte rendu de: Joachim Algermissen, Hans Tietmeyer: Ein Leben für ein stabiles Deutschland und ein dynamisches Europa, Tübingen (Mohr Siebeck) 2019, XXVII–488 S. (Untersuchungen zur Ordnungstheorie und Ordnungspolitik, 70), ISBN 978-3-16-156912-8, EUR 89,00., in: Francia-Recensio 2020/3, 19.-21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.3.75648