À l’heure où les flux de réfugiés atteignent des chiffres record – selon les dernières données de l’UNHCR, plus d’un pour cent de la population mondiale actuelle est déracinée en raison de conflits ou de persécutions1 – et où l’Europe se divise sur l’accueil des migrants, il n’est pas inutile de rappeler que plus d’un demi-million de personnes ont fui le régime nazi entre 1933 et 1945. La cartographie de cet exil et la dissémination sur les cinq continents, de ces réfugiés antinazis à majorité juive s’imposent avec évidence dès les premières pages d’un catalogue venu accompagner l’exposition »Exil. Erfahrung und Zeugnis/Exile. Experience and Testimony«, inaugurée en mars 2018 au Deutsches Exilarchiv 1933–1945.
Par le passé, cette institution rattachée à la Bibliothèque nationale allemande à Francfort-sur-le-Main s’était déjà illustrée par des expositions temporaires issues de ses propres collections: chargée de préserver la production intellectuelle de l’exil, elle avait, depuis sa fondation en 1948, étendu son activité de collecte d’imprimés et de manuscrits à l’accueil de fonds et de collections privées, devenant ainsi une source indispensable à la recherche scientifique tout comme un lieu de médiation et de transmission de la mémoire exilique.
C’est ce dernier volet d’activités que vient opportunément renforcer la création, dans des locaux réaménagés, d’une exposition permanente destinée au grand public, comme en témoigne aussi le catalogue bilingue allemand/anglais paru chez Wallstein en 2019. Sur 238 pages, ce catalogue présente une sélection de 75 des 250 pièces composant l’exposition permanente – un condensé d’exposition donc, destiné à rendre visibles la complexité et la diversité des situations d’exil.
Dans un esprit très didactique, le catalogue vise à dégager des lignes force en suivant l’articulation en trois étapes chronologiques de l’exposition – »Se sauver«, »Vivre en exil«, »Après l’exil« – illustrées par des objets ayant appartenu à de simples gens ou à des personnalités connues, comme Willy Brandt, Albert Einstein, George Grosz, et suivies par des notices biographiques en fin de volume..
Huit biographies d’exilés sont présentées à part, sous forme d’encarts dépliables, enchâssés dans des doubles pages bleu caeruleum: Margarete Buber-Neumann, Hubertus Prinz zu Löwenstein et Ernst Loewy y côtoient les moins connus Clementine Zernik, avocate viennoise devenue bibliothécaire à la UN Library, l’économiste Fritz Neumark parti enseigner à Istanbul, le chimiste Frederick J. Eirich en poste à Cambridge que les Britanniques firent déporter en Australie, Stefanie Zweig partie enfant au Kenya et le juriste Adolf Moritz Steinschneider tombé sous les balles de la SS près d’Oradour-sur-Glane.
Fragile équilibre donc, nécessitant un choix de documents représentatifs des motivations, catégories socio-professionnelles, pays d’accueil et des parcours de ces exilés comme de leurs perspectives de retour après 1945, la défaite du nazisme ne signifiant pas forcément la fin de l’exil pour tous ces hommes, femmes et enfants partis au loin.
Comme le souligne dans son introduction la directrice des archives, Sylvia Asmus, le besoin de synthèse ne doit pas faire oublier la dimension individuelle et les perspectives très variables sur la réalité de l’exil. Aussi chaque section de l’ouvrage est-elle précédée de succincts résumés par mots-clés, auxquels les objets reproduits confèrent une matérialité concrète et souvent touchante: lettres et cartes de visite, photos de famille, vraies ou fausses cartes d’identité, billets de voyage ou plans dessinés à la main, glossaires et outils de travail ainsi que des valises – valises de toutes sortes et de tout temps comme cette malle-cabine avec laquelle Carl August Candidus arriva en Allemagne en 1850 et avec laquelle sa petite-fille partit au Brésil en 1933 (p. 30), comme la valise de Walter Meckauer qui lui servit de lieu de stockage pour ses manuscrits (p. 130) ou ce sac en toile qu’Irma Lange confectionna pour son fils Hanns en y brodant figurines et inscriptions (»I have moved again«, p. 106 et en couverture).
Valises qui, d’objet utilitaire, se muèrent ainsi en instrument de transmission, en archive ou même en récit et qui démontrent ainsi leur importance en tant qu’objets mémoriels, au même titre que les traditionnels objets de collection relevant de l’écrit ou de la photographie. En cela, le catalogue reflète bien l’étendue des supports mémoriels désormais collectionnés à Francfort-sur-le-Main, avec une attention croissante accordée aux objets de la vie quotidienne.
Car outre la présentation de l’exil, le catalogue de même que l’exposition permanente ont aussi pour fonction de représenter l’institution francfortoise: d’où ce chapitre-épilogue intitulé »Exil et archive« renvoyant au travail d’acquisition mené depuis 1948 et invitant à la réflexion non seulement sur la transmission, mais aussi sur la construction de la mémoire exilique. Fidèle à l’engagement de n’exposer que des pièces détenues en propre, ce choix des archives francfortoises implique nécessairement des absences, et on cherchera en vain dans le catalogue les noms de Benjamin, Brecht ou Heinrich Mann par exemple, dont les fonds sont conservés ailleurs; de même, un mot-clé tel que »Résistance_vie publique du pays d’accueil« pouvait renvoyer à bien d’autres que Thomas Mann (p. 138).
Cette remarque n’obère certainement pas la conception de l’exposition mais interroge sur la construction d’une mémoire exilique qui, ne pouvant atteindre à l’exhaustivité, doit revendiquer son caractère d’inachevé pour ne pas se figer. Cette tension entre archive ouverte et musée fait d’ailleurs l’objet d’une réflexion intense à Francfort où l’on propose, en parallèle au catalogue imprimé, une exposition virtuelle avec une sélection légèrement différente des pièces présentées2; elle est aussi au cœur d’un travail en réseau véritablement pionnier initié en 2012 par les archives francfortoises auxquelles se sont jointes près de quarante autres institutions, donnant lieu à la création d’une exposition dématérialisée autour des »Arts en exil«3.
Ce travail devrait bénéficier aux actuelles discussions autour d’un musée de l’exil qui verra le jour à Anhalter Bahnhof, à Berlin, qui fut un important lieu de départ: en exil d’abord, puis en déportation. Le lien douloureux entre les deux phénomènes est souligné dans un essai liminaire de l’écrivain et historien israélo-autrichien Doron Rabinovici (p. 18): »Le mot exil date d’un temps où peu de gens avaient entendu parler d’Auschwitz. Qui disait exil, voulait encore croire en une autre Allemagne«.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Michaela Enderle-Ristori, Rezension von/compte rendu de: Sylvia Asmus (Hg.), Exil. Erfahrung und Zeugnis/Exile. Experience and Testimony. Deutsches Exilarchiv 1933–1945 der Deutschen Nationalbibliothek, Göttingen (Wallstein) 2019, 328 S., zahlr. Abb., ISBN 978-3-8353-3483-0, EUR 24,90., in: Francia-Recensio 2020/3, 19.-21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.3.75652