Publié sous la direction de trois enseignants-chercheurs spécialistes de l’histoire et des pratiques culturelles de la RDA, cet ouvrage collectif offre un exemple fructueux d’interdisciplinarité appliquée à l’expérience partagée de la division de l’Allemagne. Près de trois décennies après la chute du mur de Berlin et la disparition de la République démocratique allemande, l’intérêt de la recherche pour une histoire contrastée de l’Allemagne dans la seconde moitié du XXe siècle ne faiblit pas.

Bien au contraire, il semble que soit désormais venu le temps d’explorer la mémoire historique de la société civile à l’Ouest comme à l’Est, d’interroger le vécu individuel de part et d’autre de la frontière interallemande, à l’image de la photographie emblématique qui orne la couverture de l’ouvrage : une jeune femme jette un regard curieux et enjoué à travers une brèche fraîchement percée dans le Mur, face au regard amusé de deux garde-frontières est-allemands début 1990.

C’est ainsi que les auteurs placent d’emblée leur ouvrage dans la tradition des études d’inspiration historico-anthropologique sur les pratiques sociales (Alf Lüdkte, Clifford Geertz, Georg Simmel ou Michel de Certeau) ainsi que dans la lignée des travaux d’histoire socioculturelle comparée de Rana Mitter et Patrick Major, cherchant en particulier à mettre en œuvre la théorie des »oppositions en miroir« (»mirror opposites«1).

L’introduction qui prélude aux études réunies par Erica Carter, professeure d’études cinématographiques allemandes à King’s College, Londres, Jan Palmowski, professeur d’histoire moderne à l’université de Warwick, et Katrin Schreiter, maîtresse de conférences en études germaniques et européennes à King’s College, Londres, positionne d’emblée le recueil entre histoire croisée et histoire des pratiques culturelles dans les deux Allemagnes.

L’ouvrage comprend onze chapitres qui permettent d’aborder le quotidien de l’Allemagne divisée non seulement du point de vue historique mais également et surtout à travers le prisme de la culture et des arts, dans une perspective à la fois anthropologique et sociologique.

La première série d’études s’intéresse aux formes narratives en tant que vecteur de définition ou de redéfinition de l’appartenance sociale et politique. Jan Palmowski montre comment la télévision en RDA entre 1969 et 1989 a servi d’instrument de cohésion culturelle et de modèle d’interprétation de la réalité sociale. A l’opposé de l’expérience collective du petit écran, Heidi Armbruster s’appuie sur les témoignages autobiographiques d’Allemands émigrés en Namibie dont le discours reconstruit une »germanité« quasi coloniale tandis que Katharina Karcher analyse les écrits autobiographiques d’une ancienne terroriste de la RAF, Inge Viett, réfugiée en RDA, comme un acte d’affirmation individuelle contre l’histoire établie des deux sociétés allemandes (en référence au concept d’»Eigensinn« forgé par Lüdtke).

Les deux contributions suivantes s’intéressent à la manière dont la frontière entre les deux Allemagnes a fait naître dès 1949 un imaginaire transnational de l’appartenance nettement asymétrique, que ce soit dans les témoignages des habitants de villages frontaliers en Saxe et dans le Bade-Wurtemberg (Marcel Thomas) ou dans les récits en prose allemande de migrants où la frontière interallemande renvoie symboliquement à d’autres ruptures spatiales étrangères (Áine McMurtry).

La deuxième partie de l’ouvrage se concentre sur différentes formes d’expression culturelle, allant des arts visuels ou graphiques à la mode, la peinture ou encore la musique. Franziska Nössig montre comment l’un des documentaristes les plus connus de la RDA, Jürgen Böttcher, auteur du seul film d’avant-garde produit par la DEFA, parvient à transcender la contrainte du repli sur l’espace privé est-allemand en espace culturel de portée internationale.

S’intéressant à la mode et au style urbain des subcultures punk dans les années 1980 des deux côtés du Mur, Alissa Bellotti met en évidence, d’un espace social à l’autre, un même geste de résistance contre la »subordination continue«. Mais parfois les pratiques varient radicalement d’Ouest en Est : Katrin Schreiter interroge la réception littéraire de la tradition du jardin ouvrier dans l’espace germanique comme espace à la fois mémoriel et (a)politique tandis que April A. Eisman s’intéresse à la réception de l’art contemporain en RDA en tant que schéma d’intégration dans la réalité citoyenne socialiste.

Michael J. Schmidt souligne la force des expériences sensorielles musicales du jazz et de la pop qui ont traversé les frontières allemandes et conduit à des processus de circulation transnationale, sans occulter toutefois les différences fondamentales qui ont opposé les deux États allemands durant la guerre froide. Alice Weinreb livre pour conclure une étude comparative des habitudes alimentaires des deux Allemagnes et du rapport à l’obésité qui révèle, par-delà certains clichés bien connus, des comportements similaires et révélateurs de semblables structures de domination.

Grâce à une approche novatrice de l’histoire qui puise dans le matériau aussi hétérogène que sensible des expériences culturelles du quotidien, à la suite de Bourdieu et Foucault, cet ouvrage contribue à faire émerger et à interroger les expériences d’appartenance des Allemands pendant plus de quarante ans de division de 1945 à 1990. Il offre un éclairage stimulant et inédit sur un passé que l’on (re)découvre, de part et d’autre du Mur, étrangement proche et dissemblable à la fois.

1 Rana Mitter, Patrick Major, Accross the Blocs. Cold War Cultural and Social History, London, Portland 2004.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Hélène Yèche, Rezension von/compte rendu de: Erica Carter, Jan Palmowski, Katrin Schreiter (ed.), German Division as Shared Experience. Interdisciplinary Perspectives on the Postwar Everyday, New York, Oxford (Berghahn) 2019, X–308 p., 7 fig., ISBN 978-1-78920-242-7, GBP 99,00., in: Francia-Recensio 2020/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.3.75659