Quel plaisir de lecture! L’auteur, jeune retraité de la Viadrina, est connu pour ses excellents travaux sur l’histoire culturelle allemande et européenne. Il est aussi un des collaborateurs des éditions savantes d’Ernst Troeltsch et de Max Weber et ce superbe ouvrage paraît pour la fin de l’édition complète de ce dernier, le sociologue le plus lu au monde, la »Max-Weber-Gesamtausgabe«. Modèle de science, de dévotion et d‘acribie, elle s’articule en trois parties: Écrits et discours (25 volumes en 30 tomes), Correspondances (11 volumes) et enfin cours et notes d’enseignement (7 volumes).
Lancée en 1984, la collection sera achevée en 2020. Les derniers tomes paraîtront ces jours-ci, ce qui est un véritable tour de force. Hübinger accompagne depuis longtemps cette entreprise. C’est peu de dire qu’un compte rendu de son dernier ouvrage est une gageure. Ce recueil d’articles flanqué de quelques inédits est divisé en cinq parties: La vie de citoyen et l’orientation savante, les Idées et leurs combats, les ordres du savoir historique, le nouvel ordre allemand et mondial et enfin le cercle de Weber et la science.
On sait que Weber traversa quatre »mondes«: le Reich, la guerre; la révolution et la république. Hübinger le suit à la trace avec talent, gourmandise et empathie. Analyste et acteur, froid mais parfois passionné, prodigieusement érudit, Weber a écrit des milliers de pages labourées depuis longtemps par la recherche et qui paraissent à la lecture de ce livre avoir une actualité brûlante, tant sa discussion irrigue les idées depuis sa mort. Cité par des esprits aussi éminents que Raymond Aron, Talcott Parsons et Jürgen Habermas, il n’a pas quitté les débats. Hübinger est un guide précis et sûr dans le maquis des ouvrages, des articles, des rééditions, des ajouts et autres réponses au critique (pauvre Felix Rachfahl). Weber pouvait avoir la dent dure contre les collègues ainsi que le montre sa correspondance.
Enseignant, mais aussi Privatgelehrter, homme de cabinet mais aussi acteur politique, Weber sait presque tout faire et ne fuira en tous les cas aucune responsabilité dont il avait théorisé l’éthique pour la poser en face de celle de la conviction. Grand bourgeois humaniste, il peut être aussi militant, s’impliquant dans diverses sociétés intellectuelles (Heidelberger Akademie der Wissenschaften, Deutsche Gesellschaft für Soziologie et Verein für Socialpolitik [sic]) ou travaillant dans une nouvelle commission de Hugo Preuss, entre le 9 et le 12 décembre 1918 à Berlin pour imaginer une constitution.
Il est aussi membre de la délégation allemande à Versailles! Plusieurs milieux sont évoqués avec talent, et empathie, Charlottenburg, Heidelberg, Vienne et Göttingen, jusqu’à la vie de famille et son séminaire. On en oublierait presque son état valétudinaire, décrit ad nauseam par d’autres biographes. Il était même venu se présenter à la caserne pour s’engager le 2 aout 1914! Et le 4 novembre 1918 à Munich il défend encre les dynasties allemandes. Défilent devant nous les grands intellectuels de son temps, Hugo Preuss, Georg Jellinek, Fritz Hintze, Ferdinand Tönnies, Werner Sombart, Edgar Jaffe, Lujo Bretano, Robert Michels, Franz Oppenheimer – Ludwig Erhard s’en est souvent réclamé – et Ernst Troeltsch dont Hübinger a réédité un beau volume il y a peu1, sans négliger la correspondance avec ses éditeurs Paul puis Oskar Siebeck.
Les pages sur Marianne Weber, Ilse Jaffe, Lily Braun et sur Marie-Luise Gothein nous font entrer dans la fabrique d’une œuvre et le rôle séminal des femmes. Il s’agit, entre autre, de la naissance de la sociologie en Allemagne dont le nom même irrita longtemps ses opposants. La description de la première séance du Verein für Socialpolitik est d’ailleurs un morceau d’anthologie (Lettre à Franz Eulenburg, 27 octobre 1910). Rappelons que Weber a été »du bon côté« (c’est-à-dire avec Theodor Mommsen) dans la lutte contre l’antisémitisme. Le chapitre sur le judaïsme et la vie économique est particulièrement éclairant. On se souvient que lors d’une chaire à pourvoir, celle de Karl Haushofer à Munich, il envoya deux listes, une avec des juifs et une sans les juifs, assurant que le troisième de la première liste était bien supérieur au premier de la seconde, ce qui a dû agacer le destinataire! Opposé au »idées de 1914«, il n’a pas ménagé ses efforts pour comprendre son temps.
La thèse sur l’»Histoire des sociétés commerciales durant le Moyen Âge« (1889), le travail pour l’Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, ses livres et ses articles, plus ou moins célèbres, l’»Éthique protestante et l’esprit du capitalisme« ainsi que »Économie et société« sont contextualisés de façon remarquable. Ils en seraient presque plus clairs! Il faut dire que Hübinger a une connaissance quasi arachnéenne et tectonique, des textes qu’il a longtemps déchiffrés avec son épouse avant de les éditer avec soin dans la grande édition.
Il est aussi à l’aise comme Weber avec la littérature, la sociologie, la théologie, tant l’histoire de la culture est une discipline ardue mais généreuse, risquée mais riche. Jusqu’à son denier cours, durant le semestre d’été 1920 à Munich devant plus de 500 étudiants dans l’amphithéâtre – l’Auditorium Maximum –, Weber a été lu, discuté contesté et écouté. A-t-il été entendu? Il s’est tenu à sa règle: »Der Politiker muss Kompromisse machen, der Gelehrte darf sie nicht decken« (lettre adressée à Clara Mommsen le 14 avril 1920). La postérité du weberianisme est aussi très habilement dessinée.
Son décès cette même année (1920) semble un mene tekel pour la république de Weimar. L’assassinat de Walther Rathenau en 1922 et la mort de Troeltsch en 1923 confirmèrent, si besoin était, les mauvais augures. Ces pages décrivent une sorte de »Max Weber comme éducateur«, un pédagogue infatigable, très courageux et critique à l’égard de son milieu: commentant la révolution de 1918/19, il écrit: »Pour la première fois, la bourgeoisie fera l’expérience que le bouclier de la monarchie de droit divin protégeant leurs richesses provenant du même droit divin est fracassé. Nous sommes, cependant, tombés de Charybde en Scylla, mais nous serons contraints de faire appel à la bourgeoisie« (17 janvier 1919)2.
C’est un beau cadeau que nous fait ici Gangolf Hübinger pour le centième anniversaire de la mort de Max Weber, d’une écriture érudite mais élégante, parfois même non absente d’humour. Ce qui dans ce genre est plutôt rare!
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Dominique Bourel, Rezension von/compte rendu de: Gangolf Hübinger, Max Weber. Stationen und Impulse einer intellektuellen Biographie, Tübingen (Mohr Siebeck) 2019, XII–419 S., ISBN 978-3-16-155724-8, EUR 64,00., in: Francia-Recensio 2020/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.3.75674