Dans l’abondance de publications sur la Grande Guerre provoquée par le récent centenaire, la question de la mobilisation du monde universitaire et culturel a fait l’objet d’une attention accrue1. Le présent volume s’inscrit dans cette tendance mais évite les belligérants déjà bien étudiés. Sur les six études de cas, trois sont consacrées à des marges européennes peu abordées, et les trois autres sont des microhistoires centrées sur l’Amérique du Nord.
L’introduction rédigée par Frank Jacob, Jeffrey Shaw et Timothy Demy (p. 1–19) résume les bouleversements du monde intellectuel pendant et après la Grande Guerre, depuis une perspective historiographique anglophone; l’on peut regretter la rareté des références bibliographiques germanophones ainsi que la mise de côté des perspectives françaises en histoire sociale et de la riche historiographie franco-allemande. Après un rappel des conséquences intellectuelles de la guerre – »Krieg der Geister«, mobilisation des arts pour le camouflage de guerre ou l’illustration de propagande, reconfigurations de la figure du héros en littérature, entraînement militaire des étudiants des universités nord-américaines – les éditeurs indiquent que l’ouvrage ne peut donner un panorama complet de ces questions et ne présente que des pistes d’étude.
Maciej Górny (p. 21–51) propose une synthèse fine et documentée de la »Grande Guerre des intellectuels à l’Est«, envisageant l’Europe centrale et orientale comme un ensemble marqué par des caractéristiques propres (lectorat restreint) et une périodisation spécifique, puisque les conflits y débutent dès 1912 et se poursuivent après 1918. Il ressort de cette vue d’ensemble des publications et brochures que les méthodes de la guerre intellectuelle à l’Est sont très similaires à celles de l’Ouest, avec un recours fréquent à la caractérologie ethno-psychologique, mais que ses fronts, au lieu de coïncider avec les frontières entre belligérants, parcourent le territoire même des grandes puissances – entre Polonais et Ukrainiens, nationalistes tchèques et Allemands de Bohème, entre Bulgares et Serbes, opposés par des enjeux de concurrence politique et d’autodétermination des peuples.
Dans le seul chapitre réellement consacré aux »humanités«, Andreas Golob (p. 53–83) montre à partir de trois exemples comment les sections de philologie étrangère de l’université de Graz se sont trouvées entraînées de force dans le conflit, dans un contexte d’enthousiasme nationaliste pro-allemand doublé d’une crainte du renforcement des minorités nationales de la double monarchie. Le romaniste Hugo Schuchardt s’engage dans des polémiques pour défendre la supériorité linguistique, culturelle et scientifique allemande; l’activité de l’angliciste Albert Eichler se concentre dès 1915 sur des conférences de vulgarisation destinées à illustrer et critiquer »l’esprit anglais«. Le slaviste Matija Murko, le plus modéré, demeure sur le terrain scientifique en étudiant le militarisme dans les Balkans par le prisme de la poésie héroïque.
Dans le siècle d’historiographie suisse de la Grande Guerre, Marcel Berni (p. 85–104) distingue trois moments: tout d’abord, l’influence décisive et durable de Jacob Ruchti qui analyse en 1928 la Grande Guerre comme une triple polarisation: culturelle entre Suisse germanophone et romande, sociale en contexte d’inflation et d’appauvrissement général, politique entre partis bourgeois et sociaux-démocrates, ce processus culminant dans la grève générale de novembre 1918 vue comme un »danger socialiste«. Le deuxième moment est marqué par le contexte de guerre froide qui amène à une réévaluation de la grève générale (Willi Gautschi, 1968) et de la question de la neutralité (Edgar Bonjour, 1970). Récemment, le champ s’est étendu vers la prise en compte des italophones ou des perspectives transnationales et socio-économiques, avec un accent mis tantôt sur les continuités de la période 1914–1949 (Sacha Zala) ou au contraire sur les transformations profondes de la société suisse (Georg Kreis).
Allison Lynn Wanger (p. 105–145) retrace l’histoire des politiques et des pratiques mémorielles autour des corps de soldats américains: l’action du National Cemetery System, chargé de définir la »bonne mort« patriotique, et les débats entre partisans du rapatriement des corps et ceux d’un maintien des restes sur les sites de bataille, »négociation démocratique« entre deuil familial et deuil public. Cependant, l’acquisition des terrains pour les huit cimetières de guerre à l’étranger lie la question mémorielle intérieure à l’accroissement du capital politique des États-Unis en Europe; de même, les choix esthétiques opérés par l’American Battle Monuments Commission (1923) résultent d’une négociation entre l’inspiration américaine (mouvement City Beautiful, plan McMillan), l’intégration dans l’architecture locale, et une esthétique mémorielle démocratique, dont le chapitre montre ensuite précisément les limites et les contradictions.
Michael J. Pfeifer (p. 147–160) propose une microhistoire des conséquences de la guerre idéologique sur l’orchestre symphonique de Minneapolis. Dans un contexte de monopole culturel des immigrés germanophones dans la vie musicale états-unienne au début du XXe siècle, les musiciens allemands sont suspects dès 1917 (Karl Muck et Ernst Kunwald à Boston et Cincinnati) et le chef d’origine allemande Emil Oberhoffer, fondateur de l’orchestre de Minneapolis en 1903, adapte sa pratique à partir d’avril 1917 pour obéir à l’exigence de »cent pour cent d’américanisme« posée par la Commission of Public Safety du Minnesota: mise en valeur des compositeurs américains au détriment de la musique allemande, exécution systématique de »The Star-Spangled Banner«, conception de tableaux patriotiques, interdiction de l’usage de l’allemand au sein de l’orchestre, et participation ostensible aux emprunts de guerre. Si Oberhoffer traverse ainsi les années de guerre, la crise nationaliste laisse des traces et semble avoir joué un rôle important dans son départ en avril 1922.
S’écartant des conséquences directes du conflit, Lindsay Thistle (p. 161–188) examine les pièces de théâtre canadiennes sur la Grande Guerre des années 1970 à 2000, y cherchant les traces d’une »mythification« (notion qui demeure cependant floue ici): narration nationale et réveil de l’identité canadienne (années 1970), élargissement à des personnages féminins ou à des minorités dans des pièces chorales (années 1980) en réponse aux discussions sur le multiculturalisme et la diversité comme fondements de l’identité politique du pays; recours au documentarisme et mise en avant de la mémoire (années 1990–2000) pour une représentation véridique de la guerre. Le chapitre est accompagné d’une annexe listant de nombreuses pièces qui ne sont pas analysées dans l’article.
Dans l’ensemble, et malgré la grande qualité de plusieurs contributions (en particulier de Maciej Górny et d’Allison Lynn Wanger), ce volume d’études microhistoriques souffre de l’éclatement des questions, des perspectives et des zones géographiques. Les humanités citées dans le titre ne sont ni vraiment définies, ni spécifiquement abordées (sauf chez Andreas Golob), et le choix intéressant d’écarter les belligérants du front de l’Ouest, chez qui la guerre des intellectuels est bien documentée, n’est finalement pas pleinement exploité.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jean-François Laplénie, Rezension von/compte rendu de: Frank Jacob, Jeffrey Shaw, Timothy Demy (ed.), War and the Humanities. The Cultural Impact of the First World War, Paderborn, München, Wien, Zürich (Ferdinand Schöningh) 2018, 197 p., 7 fig. (War [Hi] Stories, 2), ISBN 978-3-506-78824-5, EUR 89,00., in: Francia-Recensio 2020/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.3.75678