C’est un objectif difficile que poursuit Ulrich Lappenküper dans son livre, »Bismarck und Frankreich«. Ni véritable biographie, ni étude bilatérale tenant la balance égale entre les deux acteurs, l’ouvrage pourra susciter des frustrations. Il n’en propose pas moins une analyse circonstanciée, s’appuyant sur des fonds d’archives diversifiés (principalement en France et en Allemagne, bien entendu) et sur une historiographie actualisée. Ce dernier apport est tout à fait essentiel car l’ouverture des archives centre et est-européennes depuis la chute du Mur a permis de nouvelles et salutaires interprétations de la politique des puissances européennes au XIXe siècle, un processus de révision au long cours déjà bien engagé depuis la décennie 2000 mais qui est loin d’être encore achevé. L’auteur y fait référence dans son analyse et y ajoute – et c’est là l’un des points forts du livre – sa connaissance intime des archives de l’ Otto-von-Bismarck-Stiftung, dont il est le directeur général, ainsi que l’étude des fonds utiles à Dahlem et à l’Auswärtiges Amt, pour Berlin, au ministère des Affaires étrangères et aux Archives nationales, à Paris.
Cherchant à cerner ce que la France représente dans les conceptions bismarckiennes et les stratégies mises en œuvre par le ministre, on comprend que le livre suive les grandes phases de la vie et de la carrière de ce dernier. Elles forment huit chapitres au total, des années d’apprentissage (1815–1847) à la retraite forcée (1890–1898), en passant par les étapes classiques du parcours bismarckien, scandées par les ruptures importantes (1848, 1862, 1866, 1870, 1877 et 1886/1887). Sans doute les deux dernières le sont-elles d’ailleurs plus encore pour l’histoire de la France républicaine.
Le fil conducteur de l’enquête, tout à fois logique et légitime, c’est expliquer la naissance de l’»inimitié héréditaire« franco-allemande à l’époque de Bismarck et les responsabilités du ministre.
Une bonne moitié de l’ouvrage est consacrée à la période qui précède la fondation du Reich et l’auteur y peint Bismarck sous les traits du Realpolitiker, bien connu depuis Lothar Gall1. Le ministre prussien est à la fois un homme politique original qui tranche avec l’idéologie du milieu conservateur, réuni autour des Gerlach, dont il est pourtant issu, et un fin diplomate qui conçoit l’arène internationale comme un jeu d’échecs. La combinaison des deux l’amène à proposer puis mettre en pratique, en direction de la France de Napoléon III, un jeu ouvert et décomplexé, qui n’exclut pas l’alliance. On est ainsi bien loin dans les années 1860 d’une quelconque francophobie de principe, a fortiori idéologique, une conclusion partagée du reste par les spécialistes du sujet. On peut donc en inférer que Bismarck ne saurait être rangé parmi les tenants de »l’inimitié héréditaire«, dépassant l’aversion de son propre père pour l’ennemi des guerres de l’époque napoléonienne.
Après la fondation du Reich, la ligne pragmatique ne se dément pas puisque le chancelier choisit, contre l’empereur Guillaume et les conservateurs, tel le comte d’Arnim, ambassadeur à Paris, de miner toute entreprise de restauration monarchique en France, aidant ainsi implicitement et explicitement, lorsque l’occasion est là, à l’enracinement de la république. Et pourtant les années 1871–1890 sont aussi marquées par des »crises« franco-allemandes récurrentes: 1875 et la »guerre en vue«, 1887 et l’affaire Schnæbelé, etc., que Bismarck ponctue d’ailleurs de sentences sur »la haine mutuelle entre Français et Allemands«2 et le caractère »inéluctable«3 d’un nouveau conflit que la parenthèse de la coopération coloniale (1880–1885) n’aurait su éloigner définitivement.
Comment s’explique alors la détérioration des relations bilatérales jusqu’à ce point de non-retour? Sans éluder le poids majeur de l’annexion de l’Alsace-Moselle, que Bismarck ne pourrait refuser au parti militaire, Ulrich Lappenküper voit dans le nationalisme, »cancer de l’Europe«4, le principal responsable et apporte d’ailleurs de nombreux éléments pour l’étayer.
C’est aussi le deuxième des six facteurs structurels qu’il reprend dans sa conclusion, aux côtés d’un système international qui admet la guerre (1), du renversement de la hiérarchie de puissance entre la Prusse-Allemagne et la France (3), du problème spécifique de l’Alsace-Lorraine (4) dont les habitants ont été considérés comme des sous-citoyens allemands, de l’absence d’une »diplomatie des sommets« après 1867 (5). Enfin, l’influence personnelle négative de Bismarck aurait réduit le rôle possible de l’économie, de la société civile et de la culture comme intermédiaires entre les deux pays (6).
Cette énumération est évidemment une analyse en miroir des années de l’après seconde guerre mondiale qui ont permis au couple franco-allemand de voir le jour. L’»amitié héréditaire«5 (Erbfreundschaft) répond ainsi à »l’inimitié héréditaire«6 (Erbfeindschaft) , tout en étant tout aussi »construite« que l’autre des variantes de la relation franco-allemande.
Au total, l’ouvrage d’Ulrich Lappenküper propose une synthèse enlevée et bien documentée de la politique française de Bismarck qui manquait jusqu’alors à l’historiographie de la période. Il n’épuise pas pour autant la question de la responsabilité de Bismarck dans la construction de l’antagonisme franco-allemand, qu’il s’agisse de la candidature Hohenzollern au trône d’Espagne, dans laquelle la somme de Josef Becker7 montre la patiente construction d’une »guerre défensive provoquée«8, ou de la période post 1871, marquée par une pratique diplomatique agonistique9 voire belliciste10.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Stéphanie Burgaud, Rezension von/compte rendu de: Ulrich Lappenküper, Bismarck und Frankreich 1815 bis 1898. Chancen zur Bildung einer »ganz unwiderstehlichen Macht«?, Paderborn, München, Wien, Zürich (Ferdinand Schöningh) 2019, 677 S. (Otto-von-Bismarck-Stiftung, Wissenschaftliche Reihe, 27), ISBN 978-3-506-79333-1, EUR 68,00., in: Francia-Recensio 2020/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.3.75679