Comment écrire l’histoire de l’Europe? Si la question est ancienne, elle est périodiquement réactivée. Et elle l’est tout particulièrement aujourd’hui, tant du fait de l’essoufflement apparent du projet européen que du renouvellement des problématiques historiennes. La question vaut particulièrement pour la seconde moitié du XIXe siècle, qui voit s’affirmer la forme stato-nationale en Europe, se renforcer la domination coloniale et se conforter la perception d’un sens progressif de l’histoire, non sans permanents doutes, limites et discordances.

Dès lors comment combiner l’étude de la puissance globale d’une »Europe«, dont les cadres se révèlent toujours brouillés, avec les situations locales? Comment intégrer les territoires impériaux et les circulations transnationales à l’analyse des tendances vers l’étatisation et la nationalisation? Quelle place faire à la contingence, aux limites, aux variations sociales et géographiques d’un vaste processus de transformation que la notion de »modernisation«, trop téléologique, n’aide plus à définir? Comment, enfin, synthétiser dans ce but les apports des histoires sociales, culturelles, politiques, économiques, intellectuelles, mais aussi du genre, de la violence ou de l’histoire environnementale? Bref, à quelle mutation a-t-on affaire entre le milieu du siècle et le déclenchement de la première guerre mondiale? Et de quelle »Europe« parle-t-on, si l’on refuse à en faire une catégorie donnée à l’avance? Le défi est immense.

Disons-le d’emblée: ce pari, relevé ici par Johannes Paulmann, historien reconnu de l’Europe et des relations internationales, est réussi. Articulé autour de la saisie des interrelations d’une part, et des déplacements des conceptions du devenir historique de l’autre (les deux axes donnent son titre au volume), la présente synthèse relève d’un tour de force et offre de nouvelles perspectives. L’une des plus notables, dès l’abord du livre, même si l’introduction sur les détroits est un peu longue, est la manière de ne pas séparer les chapitres disons nationaux ou européens à ceux d’ampleur impériales et globales. Tout au contraire ces dimensions sont constamment croisées, afin de montrer la force des enchevêtrements qui compose ce qui se définit alors comme l’»Europe«. L’ouvrage, ainsi, assure l’entrée du »monde« dans l’histoire de cette région, un phénomène sensible dès le premier chapitre qui replace les migrations dans un contexte à la fois interne, colonial et global.

Mais l’effort de se défaire des cadres des récits convenus est également thematique. Le montre le recours récurrent à l’histoire du genre ou à l’histoire environnementale. Le deuxième chapitre par exemple pense ensemble le développement économique et les effets écologiques. Dans le cadre d’une synthèse, de tels choix permettent de penser de manière plus transversale la complexité des phénomènes et de dépoussiérer certaines conceptions toutes faites.

L’ouvrage, pour se faire, s’appuie sur une ample bibliographie et emprunte notamment beaucoup à la sociologie et à la sociologie historique. L’auteur n’hésite pas à proposer des définitions à jour de grandes notions comme le capitalisme, l’ethnicité ou l’internationalisme. De même l’attention aux configurations lui permet de se saisir de la pluralité des temporalités, des décalages et des rythmes qui animent la période retenue. Cet effort de nuance, par ailleurs, est toujours soucieux de pointer le décalage entre la complexité des mutations et les catégories ou les schèmes de perceptions plus simples alors produits pour en rendre compte – et qui se trouvent souvent à la source des »grands récits« qui se sont imposés par la suite.

La remise en cause du concept de sécularisation en est un exemple particulièrement efficace. En ressort un vaste déplacement, multiforme et multiscalaire, des années 1850–1914. Celui-ci est appréhendé en quatre grandes parties dont l’apparente simplicité des thèmes ne doit pas tromper (transformations sociales et économiques, culture européenne, mutations de l’État et des modes de participation, guerre et paix). Ce plan a le mérite de faciliter la circulation dans un texte qui est par ailleurs très clair. Si l’essentiel de l’analyse concerne les principales puissances (Allemagne, Grande-Bretagne, France, Russie), l’ouvrage, ramassant plusieurs historiographies nationales (même s’il s’agit essentiellement de titres traduits en allemand et en anglais), prend soin de ne pas oublier l’Espagne, l’Italie, la Norvège, le Danemark. L’Europe centrale, les Balkans sont bien représentés, et les passages sur l’Empire ottoman éclairants.

Parmi les analyses les plus réussies il faut souligner celles sur la pluralité des appartenances, et notamment de la race et de l’ethnicité dont l’importance ressort nettement dans l'histoire européenne; mais aussi les études biographiques, comme celle de Joseph Conrad ou de Sarah Bernard. Il en est de même des chapitres qui correspondent au domaines de prédilection de Johannes Paulmann: le dégagement du moment »réaliste« des relations internationales après 1850. Les effets de la médiatisation et de la nationalisation des sociétés sur la diplomatie à la fin du siècle sont particulièrement suggestives.

Même chose pour l’étude des enchaînements qui mènent à la Première Guerre mondiale. L’analyse se saisit du jeu des interdépendances : elle rejette le fatalisme historique en pointant la persistance des marges de manœuvre des acteurs, souligne leur réduction à la fin du siècle en raison des mutations sociales précédentes, ajoute enfin le rôle de l’horizon d’attente guerrier, qui a rendu pensable et possible l’aboutissement militaire. Ainsi l’ouvrage apporte-t-il sa pierre, toute de profondeur sociologique et historique, à l’étude de cette trajectoire maintes fois interrogée.

Cette histoire de l’Europe, ainsi, tant par son dispositif que par son contenu, rappelle que la synthèse historienne reste possible. Elle apporte incontestablement du neuf et assoit un certain nombre des déplacements historiographiques de ces dernières décennies. C’est une réussite. Bien sûr, malgré l’effort de décentrement, la perspective reste tributaire du lieu d’où parle l’auteur. Il est possible qu’un historien britannique, français, italien ou autre n’ait pas développé exactement les mêmes analyses. Une telle ampleur, ensuite, suscite la réflexion. Quatre points peuvent être soulevés à titre d’ouverture. Ils portent non sur le contenu mais sur le point de vue adopté. Ainsi de la perspective globale: n’est-il pas possible d’accorder plus de place encore aux espaces et aux regards non-européens? Soit pour montrer les formes multiples, contraintes ou volontaires, d’appropriation de caractéristiques définies comme »européennes« (et qui contribuent aussi à forger la puissance européenne, selon une fabrique globale et plus incertaine de »l’Europe«). Soit pour mieux faire sentir aux lecteurs la spécificité des situations coloniales ou la densité des dynamiques non européennes qui travaillent aussi ce siècle.

La question des temporalités ensuite. Le choix retenu n’amène-t-il pas, malgré le rejet efficace des téléologies, à insister davantage sur les mouvements de fond? Peu de place, in fine, est faite aux irruptions et aux cheminements alternatifs. Les discontinuités révolutionnaires, pourtant nombreuses (en 1848–1850, 1868 en Espagne, 1871 en France, 1905 en Russie ou 1908 dans l’Empire ottoman) sont par exemple peu présentes.

Il en est de même pour la conflictuosité sociale et politique. Or dans le cadre retenu, il n’aurait par exemple pas été sans intérêt de s’attarder davantage sur les perceptions alternatives du futur comme »progrès« – ce que Christophe Charle a appelé la »discordance des temps«1.

Les transformations de la vie affective et sensible constituent le troisième point. Elles sont loin d’être négligées encore une fois, mais dans la perspective choisie leur rôle n’est non plus moteur. Pourtant les mutations des seuils de tolérance à la violence, la distinction croissante des sphères publique et privée, l’affirmation de nouvelles cultures corporelles ou encore les nouvelles arithmétiques du temps, phénomènes socialement et géographiquement variable, à la fois moteur d’inclusion et d’exclusion, auraient pu donner une épaisseur plus anthropologique aux déplacements étudiés. Rappelons qu'il s’agit là d’accent dans le choix de présentation. Ce qui mène au dernier point, la narration. Les tentatives récentes d’histoire de l’Europe, en France du moins, ont en général fait le choix du travail collectif et de la forme encyclopédique, pour proposer pour de plus longues périodes un récit moins linéaire et polyphonique2.

Nous avons ici affaire au travail d’un seul auteur et l’on en retrouve l’intérêt: au prix d’un immense effort, il peut – et parvient à – proposer un regard plus cohérent et une vision d’ensemble. Mais le choix du plan thématique, qui facilite la clarté du propos et rend possible une telle ouverture du regard, ne gène-t-il pas l’appréhension du mouvement de transformation qui se trouve au centre de l’étude? Le récit n’offre-t-il pas encore des ressources cognitives pour embrasser une telle période? Ou cela signifie-t-il que face à une telle complexité, la narration n’a désormais plus court? La question déborde bien sûr le propos de cet ouvrage. Il faut y insister : ces remarques entendent avant tout montrer et saluer l’ampleur et la hauteur de vue d’un ouvrage remarquable dont il faut souhaiter qu’il soit disponible dans d’autres langues.

1 Christophe Charle, Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité, Paris 2011 (Le temps des idées).
2 Par exemple: Étienne François, Thomas Serrier (dir.), Europa. Notre histoire. L’héritage européen depuis Homère, Paris 2017. Voir le compte-rendu de la traduction allemande dans »Francia-Recensio 2020/3«: Étienne François, Thomas Serrier (Hg.), Europa. Die Gegenwart unserer Geschichte. Bd. 1: Lebendige Vergangenheit; Bd. 2: Vielfalt und Widersprüche; Bd. 3: Globale Verflechtungen. Aus dem Französischen von Jürgen Doll, Walther Fekl und Dieter Hornig. Wissenschaftliche Mitarbeit: Mike Plitt, Darmstadt 2020.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Quentin Deluermoz, Rezension von/compte rendu de: Johannes Paulmann, Globale Vorherrschaft und Fortschrittsglaube. Europa 1850–1914, München (C. H. Beck) 2019, 486 S., 4 ill. (C. H. Beck Geschichte Europas. C. H. Beck Paperback, 1986), ISBN 978-3-406-62350-9, EUR 19,95., in: Francia-Recensio 2020/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.3.75682