Lorsque l’on parle du »Refuge« huguenot en Prusse, on pense en général au moment de l’accueil, à cette main tendue et à cette porte ouverte aussitôt, en 1685, aux protestants français chassés par la révocation de l’édit de Nantes. On souligne la perte de substance subie par la France du fait de la qualité de ces émigrés, souvent très qualifiés, et les bénéfices qu’en a tirés au contraire le Brandebourg, arriéré et sous-peuplé, à commencer par sa capitale, Berlin. Les grandes lignes de cette histoire, souvent magnifiée, sont connues depuis longtemps1. Elle a été rafraîchie voici une trentaine d’années, à l’occasion du troisième centenaire de l’arrivée des huguenots2. Depuis, de nombreuses monographies ont traité d’aspects particuliers, locaux, sociaux, chronologiques; ou mis en avant des approches nouvelles, en appliquant divers concepts forgés ailleurs, tels que ceux d’acculturation, de diaspora ou de changement linguistique.
Viviane Rosen-Prest a déjà contribué, quant à elle, à ce renouvellement, par plusieurs articles ainsi que par sa thèse de doctorat3. Le présent volume constitue la somme, ou la synthèse, de ses travaux, ainsi que des avancées récentes de la recherche sur le sujet. Son cadre chronologique, assez étroit, surprend au premier abord par son décalage de près d’un siècle par rapport au temps fort qui retient d’ordinaire l’attention, celui de l’installation des réfugiés.
Mais c’est précisément ce qui fait l’intérêt, et (pour les non-initiés en tout cas) la nouveauté de ce livre: il met l’accent sur la persistance durable d’une entité française distincte en Prusse, bien au-delà des décennies qui ont suivi 1685; celle-ci n’est pas restée figée néanmoins, et la »colonie« n’est plus tout à fait en 1786 ce qu’elle avait été à l’origine; il faut ici faire sans cesse dans la nuance et le »en même temps«.
Quant aux dates choisies pour encadrer cette étude, elles font évidemment référence à des événements extérieurs à l’histoire propre des Français de Prusse: la mort de Frédéric II comme point de départ, la fin de la période napoléonienne comme point d’arrivée. Entre ces deux dates, un moment capital pour l’histoire de la colonie française: l’ordre de cabinet de Frédéric Guillaume III du 30 octobre 1809, abolissant les privilèges de la colonie dans le cadre des fameuses réformes voulues par les ministres Stein et Hardenberg.
L’auteure a divisé son ouvrage en deux parties. D’abord, un »état des lieux« (p. 29–258). Où en est la colonie française vers 1800, au mitan de cette »Sattelzeit« (selon la formule de Reinhart Koselleck), cette phase de »modernisation« progressive étalée sur quelques décennies au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, et fortement accélérée par la Révolution française et l’action napoléonienne? Cette première partie établit d’abord le cadre, pour mémoire, avec des rappels utiles sur les édits fondateurs et ceux qui ont suivi (1685, 1709, 1720, 1772 notamment); sur le nombre et la diversité des colonies françaises établies dans la capitale Berlin, mais aussi dans les régions les plus diverses du royaume, du Rhin au Niémen, rurales ou urbaines, substantielles ou minuscules.
Viviane Rosen-Prest distingue clairement la »colonie«, dotée d’institutions et de tribunaux autonomes (sous le contrôle d’un ministre désigné par le roi), accordant librement un droit de bourgeoisie français permettant de devenir membre de la colonie; et l’Église française, dirigée par son consistoire supérieur, qui maintient jalousement les pratiques des églises réformées de France. Un siècle après l’accueil des protestants persécutés, les deux entités ne se confondent plus du tout: à peine la moitié des membres de la colonie seraient des »communiants« de l’Église française. Entre-temps, il y a eu bien sûr des mariages exogames (»bigarrés«). Mais surtout, très tôt, l’intégration à la colonie d’autres réfugiés, Wallons, Suisses, Palatins; puis son ouverture assez large à tous ceux qui souhaitaient s’y rattacher pour les raisons les plus diverses (prestige, profession), sur la base du Wahlbürgerrecht (droit de choisir librement de devenir bourgeois français ou bourgeois allemand) octroyé en 1772 par Frédéric II.
Après ce rappel institutionnel, l’auteure esquisse un tableau de la vie des différentes colonies – il y en a alors encore une quarantaine –, dans la limite de la documentation disponible. En se fondant sur différentes listes établies à l’époque et en mobilisant des données dispersées dans les monographies existantes, elle parvient à donner une idée aussi précise que nuancée du quotidien des colons français à la fin du siècle.
Le chapitre suivant montre le fonctionnement des institutions françaises, à Berlin surtout, justice, enseignement, charité. Il ressort de ces deux chapitres que, pour les colons des villages comme pour les institutions centrales, la préservation de la langue française en milieu germanique est devenue un enjeu réel, mais souvent clivant: l’acculturation, et les tensions qui en résultent, font l’objet d’un chapitre entier, qui dépasse du reste le seul sujet de la langue. Au chapitre suivant, l’exemple du débat sur le Wahlbürgerrecht, qui peut apparaître comme une chance en augmentant le nombre des membres de la colonie, mais aboutit d’autre part à diluer, du moins à Berlin, les descendants des huguenots dans une masse de nouveaux venus sans origine française-réformée, montre de surcroît toute la complexité des enjeux.
Le chapitre 5 se propose de faire le point sur les aspects économiques de la colonie dans cette période de mutation, là encore un aspect peu traité par l’historiographie huguenote. L’auteure s’appuie sur une abondante bibliographie d’histoire économique en langue allemande pour évaluer la part prise par les entrepreneurs huguenots dans l’expansion des manufactures (soieries en particulier). Elle présente sans trancher les pièces du débat, s’intéressant également à l’artisanat, ainsi qu’au travail des femmes. Au total, les colons ne sont guère plus aisés en moyenne que leurs compatriotes allemands et diffèrent de moins en moins du reste de la population. Tout au plus les trouve-t-on un peu plus nombreux parmi les jardiniers ou les perruquiers.
Le chapitre 6 enfin propose l’analyse de la liste de population de la colonie de Berlin en 1803, soit dans son dernier état, peu avant les troubles de l’ère napoléonienne et sa fin institutionnelle. On y lit la grande diversité des conditions ainsi que l’écart entre colons et communiants grâce à une particularité de cette liste: »les personnes qui ne sont pas de notre communion« y sont mentionnées à l’encre rouge.
La seconde partie de l’ouvrage (p. 261–422) aborde plus directement l’objet annoncé par le titre. Elle reprend pour l’essentiel, comme l’explique l’auteure, la matière d’articles publiés précédemment dans des revues, et l’on ne peut que s’en féliciter. Ainsi remis en perspective et réunis en volume, ils seront plus accessibles aux futurs chercheurs. Comme l’observait François Crouzet dans un cas similaire, s’il est vrai que »verba volant, scripta manent«, il est des »scripta« qui »manent« plus que d’autres!
La colonie française, comme l’ensemble des sujets prussiens, avait été confrontée aux audaces intellectuelles du roi Frédéric II, ainsi qu’aux épreuves de la guerre. Mais elle tira parti de l’atmosphère stimulante des lumières, nourrie d’échanges accrus avec l’extérieur, y compris le royaume de France, et plus tard du terreau des salons et clubs berlinois. Elle fournit plusieurs membres à l’académie, des professeurs de haut niveau au Collège français, dont l’auteure retrace précisément les carrières. Elle pense trouver chez beaucoup d’entre eux, encore parfaitement francophones, une personnalité »hybride«, vivant harmonieusement leur double appartenance. Mais la question de la langue devient plus aiguë à la fin du siècle lorsque s’affirme la conscience nationale des Allemands, surtout quand la confrontation se durcit avec la France nouvelle.
Si l’arrivée d’émigrés catholiques (dont la famille du futur poète Adalbert von Chamisso) ne pose guère de problèmes au temps de la Révolution, il en va autrement de l’occupation militaire qui fait suite à la catastrophe d’Iéna en 1806. Ce fut une sorte d’épreuve de vérité pour les Français de Prusse, la pierre de touche de leur attachement à leur nouvelle patrie. Certains d’entre eux servent de médiateurs entre les militaires français et la population, ce qui pouvait conduire à certaines ambigüités – et même à des conflits avec l’Église française – mais on ne cite guère, comme cas avéré de »collaboration«, que le pasteur Hauchecorne. Et si l’on décrie généralement le conseiller Lombard, c’est pour avoir préconisé une politique francophile avant la guerre, non pour une quelconque compromission après 1806. Les Français de Prusse applaudissent comme les autres au retour du roi à Berlin en 1809, et ils s’engagent aussi nombreux dans la guerre de libération de 1813.
Le décret de 1809 supprimant les privilèges de la colonie ne peut donc s’interpréter en rien comme une sanction. Il fait partie d’un ensemble de réformes destinées à refonder et nationaliser la Prusse (pour partie sur le modèle napoléonien). Les statuts particuliers n’avaient plus leur place dans ce nouveau modèle. On passa outre les résistances des intéressés, mais on le fit avec grâce et sans animosité, en ménageant quelques transitions et compromis. Une ère nouvelle s’ouvrait. L’Église conservait cependant son indépendance, et plusieurs institutions allaient subsister, moyennant quelques concessions au contrôle ministériel. Ce fut notamment le cas du Collège français, qui existe toujours.
En traitant de cette période peu connue de l’histoire »huguenote« – un terme que l’on se gardait bien d’employer à l’époque –, Viviane Rosen-Prest comble une lacune, et de belle manière. On trouvera ici une masse considérable d’informations, tirées des archives secrètes de Prusse à Dahlem, ainsi que des archives de l’église française du Gendarmenmarkt, mais aussi d’une foule de travaux parus en allemand. Or, toute cette érudition demeure constamment maîtrisée. Sans doute la mobilisation de problématiques contemporaines concernant l’immigration, l’intégration, le bilinguisme, paraît-elle parfois un peu artificielle, si justifiée soit-elle a posteriori. Mais ce n’est pas ce qu’on attendait en priorité.
On apprécie surtout l’ampleur de la perspective et la multiplicité des angles de vue; la rigueur et la constante clarté de l’exposé, assorti de renvois d’un chapitre à l’autre (au risque de quelques redites); le sens de la nuance; la modestie d’une auteure qui souligne à plusieurs reprises les limites des connaissances disponibles, signale des friches de la recherche, des chantiers à poursuivre.
On regrettera toutefois que l’abondante bibliographie (36 pages) n’ait pas été mieux hiérarchisée et classée. La simple division en deux parties chronologiques, ouvrages parus avant ou après 1900, sans aucune orientation thématique, ne facilite pas les recherches.
Quant à l’index, très fourni, il comporte pourtant des lacunes et quelques erreurs, explicables en partie par la multitude d’homonymes. On pourra trouver d’autre part excessive la mention systématique (parfois réitérée), en plein texte, des dates de naissance et de mort, ainsi que de tous les prénoms du moindre personnage, comme si l’index ne devait pas y pourvoir assez. Mais c’est hélas une dérive de plus en plus répandue dans les ouvrages de ce type.
On saluera, en revanche, l’édition soignée de ce volume, qui comporte même un joli cahier d’illustrations de huit pages – une sorte d’exploit pour cette collection très érudite!
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Michel Kerautret, Rezension von/compte rendu de: Viviane Rosen-Prest, La colonie huguenote de Prusse de 1786 à 1815. La fin d’une diaspora? Préface par Michelle Magdelaine, Paris (Honoré Champion) 2019, 528 p. (Vie des huguenots, 81), ISBN 978-2-7453-5036-7, EUR 70,00., in: Francia-Recensio 2020/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.3.75714