Ce volume collectif dirigé par Yaniv Fox et Erica Buchberger se saisit, à travers la dialectique de l’inclusion et de l’exclusion, d’un thème devenu omniprésent dans le champ de l’Antiquité tardive. En effet, sous les effets conjugués du linguistic turn et du tournant de la déconstruction, l’identité dans les sociétés tardo-antiques est dorénavant considérée comme une construction discursive qui permet d’une part aux chefs de groupes comme les évêques (souvent les commanditaires, voire les auteurs des sources à notre disposition) de tracer les contours de leur propre communauté en marquant du sceau de l’étrangeté diverses catégories d’outsiders (barbares, hérétiques, païens, juifs) en puisant dans un stock canonique de stéréotypes et de qualifications, et d’autre part aux individus d’user stratégiquement de ces catégories pour façonner leur propre identité. Les publications ayant adopté cette démarche, dans des domaines aussi différents que l’histoire dogmatique ou des grandes migrations, ne se comptent plus.

On pouvait donc légitimement craindre une impression de déjà-vu. Et pourtant, ce volume l’évite tout à fait, grâce à la fois à l’excellente qualité de plusieurs contributions et à son approche, comme l’écrit Yaniv Fox en introduction, »intersectionnelle« (p. 3), au croisement des identités ethnique, religieuse, de classe, de genre … Les deux principales catégories d’analyse restent l’ethnicité et l’affiliation religieuse, mais les contributions embrassent les sources historiographiques, hagiographiques, légales, littéraires, etc. et des thématiques aussi variées que l’alimentation, l’onomastique ou la famille. Avec une chronologie et une géographie héritées de Peter Brown, à cheval sur Antiquité et Moyen Âge et embrassant les deux rives de la Méditerranée, ces études font passer le lecteur du vieil Anglais de Beowulf à l’arabe des Hadiths en passant bien sûr par le latin et le grec.

Cette diversité rend l’exercice de la recension délicat, car on ne peut se prétendre expert d’un tel éventail de sources. On mettra d’abord l’accent sur ce qui semble être la ligne directrice du volume, qui est le caractère performatif de ce discours d’inclusion et d’exclusion. Les textes commentés par les contributeurs ne décrivent pas l’identité de leur public, mais la forgent, en assignant à un »nous« et à un »eux« des traits distinctifs ou des stigmates. Cette dimension performative s’explique non seulement par le fait que les textes sont des actes de langage qui ne décrivent pas, mais constituent la réalité, mais aussi par le fait qu’ils émanent d’élites (aristocratie, épiscopat …) dont la parole possède un caractère non seulement autorisé, mais prescriptif. On pourra se demander si cette vision constructiviste des choses, poussée à l’extrême, ne néglige pas la fonction descriptive du texte. Les auteurs anciens devaient nécessairement composer avec ce qui était donné, déjà là, au moment où ils écrivaient. C’est tout le rapport, complexe, du texte à la réalité qui se pose dans cette démarche déconstructionniste, qui risque de piéger l’historien dans la circularité de textes coupés de leur contexte – un risque pointé avec finesse par les conclusions de Chris Wickham (p. 281, 286).

La déconstruction du discours pose à l’historien de vrais problèmes de qualification des faits. Éric Fournier (»Persecuting Heretics in Late Antique North Africa«, p. 147–165) rappelle que la persécution vandale de 484 décrite par Victor de Vita, inaugurée par un édit du roi Hunéric, s’inspire d’édits impériaux romains remontant aux conflits entre catholiques et donatistes en Afrique du Nord. Il montre qu’Hunéric a remployé les dispositions de l’édit le moins persécuteur (l’édit d’union d’Honorius du 12/2/405, moins brutal que l’édit du 27/11/408, prévoyant exil et peine capitale). Il conclut que l’épiscopat catholique d’Afrique s’est montré plus dur envers les donatistes que les Vandales ne l’ont été ensuite avec lui et que l’on ne devrait pas considérer les Vandales comme des »persécuteurs« (p. 162). Or, ici, de quoi parle-t-on sous le terme de »persécution«? On peut certes déconstruire le discours martyrial de Victor de Vita et mettre en évidence la stratégie d’Hunéric, qui était de dépeupler la Proconsulaire de ses catholiques tout en évitant de faire des martyrs contre-productifs. Mais peut-on à ce titre nier (p. 162) aux événements de 484 la qualification de »persécution«, synonyme, pour le »Littré«, de »poursuite injuste et violente, vexation«, et pas nécessairement de peine de mort? On ne se situe plus ici dans la déconstruction, mais dans un jugement de valeur, qui suscite une certaine gêne. Yves Modéran, pourtant plus enclin à parler de »guerre de religion« ou de »vexations« pour la période vandale, accepte pleinement le terme de »persécution« pour les événements de 4841. Quant à l’amalgame entre les évêques catholiques »persécuteurs« de 400 et les évêques »persécutés« de 480 (tous englobés dans la même dénomination de »Catholic bishops« p. 162) ne s’agit-il pas d’une identité qui mériterait, elle aussi, un effort de déconstruction?

La démarche intersectionnelle promue en introduction inspire certaines des meilleures contributions du volume. Celle de Robin Wheelan, très bien documentée, sur le croisement entre identités ethnique et religieuse dans les royaumes ostrogothique et wisigothique (»Homoian Christians in Ostrogothic Italy and Visigothic Spain«, p. 167–198) montre que la confusion entre ces deux identités n’est pas tant le fait des sources que des historiennes et historiens, qui ont tôt fait de poser l’équation entre ariens et goths. Une relecture minutieuse des sources montre l’ouverture de ces églises ariennes à des membres non goths. S’il reste peu contestable que les contemporains assimilaient facilement »ariens« et »goths«, ces identités n’ont jamais été synonymes ou indissociables.

La conclusion de l’ouvrage par Chris Wickham complète utilement les conclusions de Robin Wheelan en utilisant le concept d’overlap, désignant les recoupements entre identités qui laissent une marge de manœuvre aux acteurs pour remodeler leur propre identité ou renégocier le contour de leur communauté (p. 280, 281). Il serait intéressant de compléter cette analyse avec le cas burgonde (ce qui aurait été trop pour un seul article); on peut suggérer aussi d’ajouter au dossier les débats théologiques de Grégoire de Tours avec des envoyés wisigothiques2.

Un autre exemple est fourni par Aleksander Paradzinski (»The Case of Aspar’s Family«, p. 259–278). Il montre comment la famille des Ardaburii, des Alains à l’origine, qui ont fourni à l’Empire au Ve siècle le puissant maître de la milice Aspar, ont su jouer sur plusieurs tableaux identitaires. D’une part, ils adoptent les codes sociaux de la classe aristocratique romaine jusqu’à devenir les maîtres de la cour dans les années 450 et à placer le fils d’Aspar, Patricius, comme éphémère César en 469–470; mais d’autre part, ils gardent délibérément leur identité barbare en gardant des noms alains et en y ajoutant même des noms gothiques, pour continuer de jouir de toute leur autorité sur une armée composée en partie de Goths. Cette stratégie différenciée leur permet de maintenir leur position pendant tout un siècle. Enfin, Emmanuelle Raga (»Romans and Barbarians at the Table«, p. 239–258), à rebours des idées rapides sur un Sidoine Apollinaire se pinçant le nez devant les repas des Burgondes, montre qu’aucun des clichés associés aux barbares n’est à proprement parler ethnique, mais social: ils relèvent de stéréotypes de classes, dénonçant la rusticité des non-aristocrates.

Certains articles ont le mérite d’insister sur le discours d’inclusion, plutôt que sur l’exclusion dont les historiens sont généralement plus friands. Les conclusions de Chris Wickham insistent à juste titre sur les usages très différenciés de la rhétorique de l’exclusion et sur le caractère inclusif, tolérant, de plusieurs auteurs (p. 283). Daniel Neary montre comment Antoine de Chozéba se démarque, avec une certaine tolérance, du sectarisme religieux de son temps et prend ses distances avec les conflits christologiques qui secouent l’empire byzantin (»Inclusion and Exclusion in the Writings of Anthony of Choziba«, p. 115–132).

On est un peu moins convaincu, malgré la finesse de l’analyse, par la réinterprétation de »Beowulf« par Shane Bjornlie (p. 69–95), qui estime que le monstre Grendel représente l’intrusion des Normands, avec leur cortège de pillages, dans les îles Anglo-Saxonnes au IXe siècle, et que la cour scandinave du vieux roi Hrothgar, organisée autour du hall d’Heorot, représente en réalité, par un syncrétisme transculturel, un monde chrétien à la fois anglo-saxon et carolingien ouvert à l’identité scandinave. La principale difficulté est ici la comparaison d’Heorot avec une cour impériale carolingienne (p. 73): les parallèles sont trop vagues ou trop généraux (idée dynastique, lieu d’assemblée et de réceptions diplomatiques, échanges de cadeaux) pour évoquer clairement Aix-la-Chapelle. La subtilité de l’analyse rend malgré tout la contribution utile et stimulante.

Certaines contributions réalisent des progrès historiographiques importants. Carmela Vircillo Franklin (»Frankish Redaction or Roman Exemplar?«, p. 17–46), dans son étude sur la rédaction franque du »Liber pontificalis«, montre de façon convaincante que les interpolations dans le texte n’ont rien de particulièrement franc, mais remontent à des exemplaires romains du »Liber pontificalis«, réécrits et augmentés, vraisemblablement en partie sous forme de notes marginales incorporées, sous les pontificats d’Étienne II et Paul Ier; elle montre que le manuscrit actuel Cologne, DB 164 est un apographe soigneux de l’exemplaire de cette recension envoyé par Léon III à Charlemagne. Thomas MacMaster (»The Pogrom that Time Forgot«, p. 217–237) tire de l’oubli une campagne antijuive menée par Heraclius en 632, en confrontant, pour pallier le silence byzantin, Frédégaire, la chronique mozarabe de 754, et la tradition textuelle arabe; il montre que cette campagne eut une influence directe sur des persécutions concomitantes dans les royaumes franc et wisigothique.

Que l’on nous permette, après avoir souligné les nombreux apports du volume, de regretter certaines insuffisances. Il s’agit d’abord de la mince introduction de Yaniv Fox: sur un sujet aussi dense et aussi traité, on peut attendre davantage que cinq pages de mise en perspective. Plus gênant encore est le format adopté par certaines contributions, qui ont excessivement réduit la voilure bibliographique. Il est anormal que Dirk Rohmann (»Reading Sin: Textual Exclusion Strategies and Christological Controversies«, p. 47–68), sur un thème aussi travaillé que l’émergence du concept d’hérésie, ne cite pratiquement personne, et en particulier pas Alain Le Boulluec. De même, Éric Fournier, sur l’Afrique vandale, ne cite pas des travaux aussi fondamentaux que ceux d’Yves Modéran, avec son concept de »guerre de religion« (cf. ci-dessus).

Le même contributeur affirme d’emblée que selon »l’interprétation traditionnelle« des historiens (p. 147), les Vandales sont de cruels persécuteurs des Nicéens – alors que cela fait au moins depuis Christian Courtois (pas cité non plus) que ce n’est plus le cas. Le lecteur européen continental, comme l’auteur de cette recension, peut se lasser à la longue de voir des volumes en français, en italien ou en allemand, pourtant fondamentaux dans leurs champs respectifs, éliminés des bibliographies au profit d’ouvrages en anglais parfois périphériques. Regrettons encore, dans le cas de ce dernier article, des citations très fautives en latin dans le texte et qui ne sont, hélas, pas des coquilles (supplicium iustae, p. 154; palatii, p. 160).

À ces quelques nuances près, le présent volume, par la richesse et la qualité de la plupart de ses contributions, et l’ambition de son cadre thématique, géographique et chronologique, apporte une contribution bienvenue et parfois très innovante à un thème qui occupe pourtant les historiennes et historiens depuis maintenant des décennies: la directrice et le directeur de publication peuvent se féliciter d’avoir relevé cette gageure.

1 Yves Modéran, Une guerre de religion: les deux églises d’Afrique à l’époque vandale, dans: Antiquité tardive 11 (2003), p. 21–44, ici p. 24.
2 Hans-Werner Goetz, La compétition entre catholiques et ariens en Gaule: les entretiens religieux (»Religionsgespräche«) de Grégoire de Tours, dans: François Bougard, Régine Le Jan, Thomas Lienhard (dir.), Agôn. La compétition, Ve–XIIe siècle, Turnhout 2012 (Haut Moyen Âge, 17), p. 183–198.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Warren Pezé, Rezension von/compte rendu de: Yaniv Fox, Erica Buchberger (ed.), Inclusion and Exclusion in Mediterranean Christianities, 400–800, Turnhout (Brepols) 2019, VI–294 p. (Cultural Encounters in Late Antiquity and the Middle Ages, 25), ISBN 978-2-503-58113-2, EUR 80,00., in: Francia-Recensio 2020/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.4.77190