Émilie Lebailly a soutenu sa thèse (inédite), »Raoul comte d’Eu et de Guînes, connétable de France (1290–1345). Une vie, un office, un milieu«, dirigée par Philippe Contamine, à l’université Paris IV-Sorbonne en 2004, à laquelle elle avait joint l’édition d’une de ses principales sources, le registre AN? JJ 269, dont aujourd’hui, sous l’égide de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, elle nous en offre la publication, avec un avant-propos de Jacques Verger (p. V–VI).

Raoul était un Brienne en ligne paternelle directe, descendant du roi de Jérusalem puis empereur de Constantinople Jean de Brienne, un Lusignan par son arrière-grand-mère paternelle, un Châtillon par sa grand-mère paternelle, un Guînes par sa mère, et il épousa une Mello, Jeanne (petite erreur de personne à ce sujet dans le tableau généalogique, p. 212–213). Il était donc issu des et lié aux grandes familles de Champagne (Brienne), Normandie (Eu), de Guînes, d’Artois (Châtillon-Saint-Pol), et d’Île-de-France (Mello), sans oublier d’autres branches telles que Coucy ou Montmorency. Cela a-t-il joué pour son choix de connétable par le roi Philippe VI en 1329, pour remplacer Gaucher de Châtillon, un lointain cousin?

Dans sa préface (p. VII–XV), Philippe Contamine offre un survol de sa carrière militaire, qui s’est déroulée dans les débuts de la guerre de Cent Ans. En 1337, il fut envoyé à Saintes pour combattre des bâtards de nobles gascons, mais ne vit pas leur ruse pour aller mettre le feu à la ville. En 1338, il s’empara de l’île de Guernesey, tint garnison dans le Nord, à Tournai – mais, en 1339, ne semble pas avoir été présent à Buironfosse, où Philippe VI a hésité à livrer bataille à Édouard III –, en 1340, il n’osa trop pénétrer en Flandre et subit le siège de Tournai par le roi anglais.

Puis, à la suite d’une bibliographie (p. XVII–XXI), Émilie Lebailly introduit le document (p. XXIII–XXXVIII). Elle présente le registre, conservé dans le Trésor des chartes aux Archives nationales car provenant sans doute de la confiscation des biens de Raoul II d’Eu en 1350: son histoire, sa structure, les étapes de sa rédaction, sa description matérielle (ms. in-f°. de 108 f., 41x31 cm). Elle évoque ensuite l’origine (rappelée plus haut) de Raoul comte d’Eu, mais aussi des possessions territoriales dispersées: comtés d’Eu et de Guînes, terres en Poitou et Saintonge, châtellenies en Artois, terres (par sa femme) en Auxerrois et Nivernais, terres anglaises et irlandaises confisquées en 1337 et compensées par des rentes sur le Trésor royal. Elle présente ensuite la charge de connétable, grand officier et membre du conseil du roi, avec un rôle diplomatique, politique et administratif. En ce qui concerne sa biographie, il a pu être élevé à la cour du roi de France, et le connétable Gaucher de Châtillon semble avoir été son mentor dans la chose militaire, sa première campagne ayant lieu en 1318 sur les frontières de Flandre et de Hainaut. Il mourut accidentellement à Paris, le 19 janvier 1345, lors des joutes données à l’occasion du mariage de Philippe d’Orléans, fils cadet de Philippe VI, avec Blanche, fille de Charles IV. Émilie Lebailly propose enfin des pistes de recherche, notamment une étude socio-économique de la vie d’un grand seigneur. Suivent six planches, une note sur les monnaies, et les principes d’édition.

Ce registre est un document hybride, rassemblant une liste de ses dettes (f. 1–76 v°), des rentes (f. 77–79v°), des copies de lettres du roi Philippe VI et les réponses des trésoriers des guerres sur les réclamations de Raoul d’Eu pour ses droits de guerre (f. 81–88 v°), des créances (trop-perçus de gages de chevaliers (f. 89v°–92), enfin une ébauche de cartulaire avec des copies de lettres royales et d’actes concernant sa famille: contrats de mariage de ses enfants et actes afférents (Raoul II avec Catherine de Savoie-Vaud en 1340, Jeanne avec son cousin Gauthier VI comte de Brienne et duc d’Athènes, petit-fils du connétable Gaucher de Châtillon, en 1343, p. 179–191), autorisations de report de paiements, ventes et rachats de terres (f. 94–107), sans oublier une donation de terre par une parente (f. 80). L’édition est bien faite, avec identification des personnes et lieux en note, ainsi que le sens des mots difficiles. À la suite, Émilie Lebailly donne en annexe un catalogue des actes, des tableaux généalogiques, un index des noms de personne, un des noms de lieu et un des matières.

Ce registre est un document très intéressant, donnant une ouverture sur les comtes d’Eu, assez mal connus, à part Raoul I^er si bien étudié par Émilie Lebailly. En ce qui concerne son train de vie, on ne manquera pas de s’étonner de son goût immodéré pour les selles (de coursier de la taille d’Allemagne, à tournoyer, de guerre à parer, de coursier garnie de soie à parer, à torche orfrasee d’orfrois, pour porter le panonceau, de guerre, à trousser, de palefroi, a courre en boys, de roncin, à jouter de fer de glaive …), la plus extraordinaire étant celle à parer de palefroi, avec les arçons ornés de deux dames, deux rois, un lion et un petit enfant d’ivoire, et le siège orné de la représentation des Vœux du Paon aussi d’ivoire (p. 19).

Il en est de même pour les vêtements: relevons seulement le corset semé de scorpions, brodé d’or, avec sur la poitrine une nef de perles et dans la nef trois dames en brodure d’or et deux en dehors, le visage et les mains d’ivoire, pêchant des cœurs à la ligne, au filet et à la nasse (p. 9). Mais il ne s’agit que d’illustrations d’un document qui demande à être exploité pour mieux connaître la vie d’un représentant de la haute noblesse au XIV^e siècle.