L’ouvrage de Sophia Moesch, aboutissement de quatre ans de recherches doctorales, concerne la réception d’Augustin chez les Carolingiens. Circonscrivant son investigation aux œuvres d’Alcuin et d’Hincmar, penseurs impliqués, à leur époque respective, dans la mise en place d’une théorie et d’une pratique de l’idée impériale, l’auteure examine l’influence d’Augustin, et particulièrement de »La Cité de Dieu«, dans leurs écrits, en relevant, grâce à eMGH et Patrologia Latina database, les références augustiniennes explicites et implicites, pour mesurer leur rôle dans la légitimation du pouvoir impérial carolingien, tout en insistant sur les possibles inflexions de notions tardo-antiques, et la plasticité de certains termes rendus en anglais par »church« ou »state«, dans un univers carolingien éloigné du monde d’Augustin.

Le livre, d’une typographie serrée, offre, outre une »Introduction« (p. 1–18) et une »Conclusion« (p. 223–237) suivie d’un »Index« (p. 239–245), trois parties de taille croissante, respectivement intitulées »Augustine of Hippo« (p. 19–65), »Alcuin of York« (p. 67–130), »Hincmar of Rheims« (p. 131–222), avec trois chapitres pour le premier volet (»Influences on the ›De civitate Dei‹«, »Augustine’s Stance on Worldly Rule and His Assessment of Politically Organised Communities in the ›De civitate Dei‹«, »Concepts of Augustinian Political Thought«), deux chapitres pour le deuxième (»Alcuin’s Direct Use of Augustine in the ›Epistolae‹«, »Alcuin’s Indirect Use of Augustine. His Stance on Worldly Rule and Recourse to Augustine’s Terminology«), et deux chapitres pour le dernier (»Hincmar’s Direct Use of Augustine in the ›Epistolae‹«, »Hincmar’s Indirect Use of Augustine. His ›Expositiones ad Carolum Regem‹ and ›De regis persona et regio ministerio‹«).

Les données, reposant sur nombre d’extraits commentés, pouvaient parfois, au lieu de composer des dossiers, nourrir davantage l’argumentation en cours, mais le lecteur sait gré à l’auteure de jalonner sa réflexion d’introductions et de récapitulatifs pour chaque chapitre. L’ouvrage donne une bibliographie par volet (introduction, chapitres, conclusion) qui n’est toutefois pas exempte de lacunes: notable par son tropisme anglo-saxon et germanique, elle omet les dernières éditions ou études pour certaines sources (Alcuin, Éginhard, Jonas d’Orléans) et passe sous silence la »Bibliothèque augustinienne«; elle comporte des bévues, à l’exemple de la confusion dans les abréviations à l’entrée MGH – où les »Monumenta Germaniae Historica« sont »Series Latina by Jacques-Paul Migne« – ou dans l’»Introduction«, en p. 2 (»first published in 541965«), tandis que la bibliographie de la »Conclusion« – entre autres coquilles affectant aussi, dans ce livre, des titres en français ou italien – crédite Pierre Hadot d’une publication datant de »1900/1999«, que celles de l’»Introduction«, des ch. 3 et 5, de manière abrupte, indiquent »Thesaurus Linguae Latinae Online, München, 1900« ou que la bibliographie du ch. 5 crée – hésitation affectant aussi Virgile par exemple selon les bibliographies – deux entrées pour Isidore (»Isidorus Hispalensis« et »Hispalensis, Isidorus«). La relecture, en cas de réédition, doit harmoniser les feuilles de styles (voir les italiques pour Virgile, p. 64) et ôter des scories déparant une étude pourtant bien étayée par un apparat de notes prolongeant souvent la discussion, dont nous allons relever au fil du texte les éléments saillants.

Sophia Moesch, détaillant l’apport de ses devanciers, dont Henri-Xavier Arquillière, et suivant la perspective philologico-historique d’Erich Auerbach, signale d’abord, en présentant les enjeux principaux des thèmes et termes de »La Cité de Dieu« relatifs à la question des gouvernements séculiers et à la classification des empires, l’importance des figures de Constantin et de Théodose et celle des vertus à cultiver chez un dirigeant appelé à comprendre l’inscription de son pouvoir dans l’économie divine. D’Alcuin, avant le »Carmen I« et la »Vita Willibrordi«, l’auteure étudie d’abord les »Lettres« éditées par Ernst Dümmler, afin de repérer les concepts alimentant la réflexion du conseiller de Charlemagne sur le gouvernement du dirigeant chrétien dans un monde d’assise divine (voir la lettre 307 à Charlemagne, mise en perspective avec les lettres 110, 136, 111, 182), lisant dans la prééminence d’Augustin la volonté de donner au souverain un modèle pour les questions de foi.

Sensible, chez Alcuin, aux différences de perspectives entre recours direct ou indirect aux textes augustiniens et aux variations d’acception des vocables, Sophia Moesch signale que les lettres 246, 178, 257 associent dans la personne du souverain, vu à travers le prisme des empereurs chrétiens, pouvoir et sagesse, tandis que les lettres 41, 217, 177, 198, 139, 229, 110 traduisent, dans les surnoms empruntés aux rois vétérotestamentaires pour qualifier le souverain franc, la fonction dirigeante de premier plan occupée, aux yeux d’Alcuin, par Charlemagne ou sa descendance, mais aussi le rôle dévolu au peuple franc dans une perspective infléchissant parfois la pensée augustinienne, Charles devenant l’actualisation du felix imperator d’Augustin, et le peuple et royaume franc celle du populus Christianus. L’analyse du vocabulaire augustinien remployé ouvre de fructueuses perspectives sur l’appréhension du monde de Charlemagne comme projection terrestre d’un univers chrétien idéal.

L’œuvre d’Hincmar, elle, avance une éthique politique voulant concilier morale chrétienne et gouvernance: outre les »Lettres«, aux références augustiniennes explicites, ses »Expositiones ad Carolum Regem« et son »De regis persona et regio ministerio« offrent des strates augustiniennes directes et indirectes.

Abordant la lettre 99 à Charles le Chauve, Sophia Moesch montre, après rappel du contexte – la polémique avec Gottschalk – l’implication d’Hincmar dans le débat, et la manière dont la figure d’Augustin sert son ethos tout en devenant modèle pour les membres du concile de Valence en 855. L’enquête s’attarde ensuite moins sur la lettre 179 que sur les lettres 28, 37 et 48, où citations augustiniennes et données empruntées à l’»Hypomnesticon« sont importantes dans la définition de praescientia et praedestinatio. Quant aux lettres 134 et 108, elles montrent comment Augustin, et son »Contre Julien«, permettent de définir la place de l’Église dans une affaire touchant la conduite du souverain, et les rapports potestas/auctoritas.

Dans les »Expositiones ad Carolum Regem«, corpus destiné à défendre les biens de l’Église vis-à-vis des prétentions de Charles le Chauve, l’auteure, d’après l’analyse, dans les »Quaterniones«, de concepts et le repérage de figures de dirigeants et d’évêques (dont Théodose et Ambroise), de l’antiquité tardive jusqu’à Charlemagne, montre comment Hincmar, fort de l’action de Paulin d’Aquilée auprès de Charlemagne, et s’autorisant du modèle augustinien pour admonester l’empereur, cherche à exposer l’intérêt de l’Église, des biens et des représentants de cette dernière, en distinguant textes du droit canonique et capitulaires, en des propos à comparer, voire opposer parfois, à ceux des lettres 139 et 246 d’Alcuin.

Du »De regis persona et regio ministerio«, Sophia Moesch, après évocation des études de Jean Devisse et examen de la préface de ce »Miroir«, souligne, relevés à l’appui – dans une »Table 7.1« qu’il fallait insérer dès son annonce, p. 187, et non en p. 188–189 – la prédominance des citations empruntées notamment à »La Cité de Dieu«, et montre, à travers le prisme du concept de iustitia, dont elle résume les contenus cicéronien, augustinien et alcuinien, l’importance de regnare par rapport à imperare, des vertus de miséricorde et d’humilité chez un souverain felix devant promouvoir la paix, et de la mise en œuvre de la justice pour donner au monde de Charles le Chauve d’être au service de Dieu.

La »Conclusion« souligne combien Augustin, source directe de premier plan, se prête, pour les remplois implicites, à un traitement différent chez Hincmar: si, pour l’auteure, chez Alcuin, la violence guerrière de la dilatatio imperii n’est pas abordée, Hincmar offre des perspectives nouvelles sur la loi et une violence plus normée; si pour Alcuin le règne de Charlemagne, où s’interpénètrent potestas et auctoritas, actualise »La Cité de Dieu«, pour Hincmar, potestas et auctoritas sont deux sphères identifiables, et justice et paix s’ancrent dans le monde des hommes.

Puisse ce livre engager Sophia Moesch à d’autres enquêtes sur les théories et pratiques de la potestas dans le haut Moyen Âge occidental!

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Christiane Veyrard-Cosme, Rezension von/compte rendu de: Sophia Moesch, Augustine and the Art of Ruling in the Carolingian Imperial Period. Political Discourse in Alcuin of York and Hincmar of Rheims, Abingdon, Oxon, New York (Routledge, Taylor & Francis Group) 2020, XIV–245 p., 1 tab., ISBN 978-0-8153-6160-2, EUR 120,00., in: Francia-Recensio 2020/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.4.77209