Le chirographe est peut-être l’une des formes les plus connues parmi celles qu’ont prises les actes médiévaux, au-delà notamment des cercles spécialisés; leur forme aisément reconnaissable et assez pittoresque en fait un objet privilégié d’exposition. Néanmoins, les explorations systématiques en étaient finalement restées relativement rares jusqu’à il y a une dizaine ou une quinzaine d’années. De vastes champs sont encore à explorer ou en cours d’exploration, dont certains se situent hors du périmètre de l’ouvrage ici recensé: ainsi, les mines représentées par les chirographes urbains comme ceux de Nivelles, objets du récent projet ChiroN.

C’est à cet état de fait qu’entend contribuer à remédier l’ouvrage dirigé par Chantal Senséby et Laurent Morelle1. Afin d’effectuer un retour aussi large que possible sur son objet, il est divisé en deux parties: l’une présente des enquêtes de fond, thématiques ou régionales, tandis que l’autre donne des cas d’espèce dont l’analyse s’accompagne d’éditions et de traductions. Cela commence par une exploration du vocabulaire, croisant une étude de l’évolution des sens du terme chirographum et un tableau des épisodes anciens de l’usage des chartes parties (Laurent Morelle, »Chirographum et chirographe: le mot et les choses«, p. 3–28). Ce mot, qui désignait dans l’antiquité un écrit consignant une obligation de son auteur ou souscripteur (et notamment une reconnaissance de dette), semble avoir commencé à désigner un écrit sous forme de charte partie dans le dernier quart du IXe siècle ou au cours du Xe, évoluant pour ainsi dire à partir de la notion d’engagement personnel.

Ces chartes parties sont apparues d’abord en Angleterre, la première attestation sur le Continent étant de 928. L’on suppose couramment que la pratique était passée de celle-là à celui-ci par l’intermédiaire de leurs élites respectives; constatant que les usages en matière de devise semblent avoir nettement différé, Laurent Morelle suggère pour le Continent une évolution sui generis à partir de types documentaires qui pouvaient impliquer des couples d’actes, précaires notamment. C’est l’occasion d’explorer à nouveaux frais nombre d’attestations et d’allusions documentaires dont l’analyse requiert un grand doigté. Charles Vulliez (»Ars dictaminis ›ligérienne‹ et chirographes«, p. 29–42) poursuit l’enquête pour les XIIe et XIIIe siècles dans les sources dont il est un incontesté spécialiste. Les chirographes y sont présents, mais d’une manière qui semble un peu secondaire dans les intérêts des rédacteurs et compilateurs.

Les régions ligériennes sont encore à l’honneur avec l’un des textes de Chantal Senséby, »Les chirographes ligériens. Diffusion, pratique et usages«, p. 137–210, qui s’appuie sur 570 documents dont 390 originaux (pour une enquête par ailleurs appelée à se poursuivre). Les chirographes y sont peu communs avant le dernier quart du XIe siècle, deviennent plus fréquents ensuite avec un pic de production entre 1150 et 1225, avant de se raréfier rapidement et de disparaître complètement à la fin du XIIIe siècle.

À la suite d’une enquête où l’on retrouve un certain nombre des points et problèmes abordés par Laurent Morelle, Chantal Senséby propose prudemment le modèle d’une diffusion qui aurait ses origines dans les pratiques royales françaises de la fin du Xe siècle, passées aux régions de la Loire par l’intermédiaire des réformes monastiques soutenues par le comte de Blois-Champagne et par celui des liens dynastiques entre les grands, et favorisée par les réseaux culturels chartrains. Elle estime également possible que les milieux épiscopaux aient pu jouer un rôle, aujourd’hui occulté par les accidents de la tradition documentaire.

La mise en œuvre de la forme chirographaire semble faire l’objet d’hésitations jusqu’en 1150, moment où elle se fixe et paraît suivre des règles tacites, qui participent certainement de l’efficacité de l’acte. Les types d’actions juridiques concernés sont multiples, mais les chirographes semblent se porter de préférence sur les concordiae après conflits ou les concessions de biens contre redevance. Partant forcément d’une tradition documentaire principalement ecclésiastique, Chantal Senséby n’en appelle pas moins à réévaluer le rôle des laïcs dans l’emploi du chirographe et la volonté d’en établir; elle note, par ailleurs, une considérable diversification des utilisateurs de chartes parties au fur et à mesure de l’avancée du temps, jusqu’aux chapitres, sénéchaux ou archidiacres par exemple. Elle donne également de saisissants aperçus des rituels qui entouraient la confection, le partage et le scellage des documents.

Hubert Flammarion livre alors ses »Remarques sur les chirographes entre Aube et Sarre au XIIIe siècle«, p. 211–237. Il se fonde sur un corpus de 342 actes dont il détaille la mise en page et les devises; parmi les protagonistes concernés, l’on relève 128 établissements d’Église et 168 laïcs. L’auteur relève le relativement grand nombre des chirographes cisterciens, et la rareté de leur usage dans le clergé séculier, pour un emploi concentré principalement dans les décennies 1125–1225 (et particulièrement entre 1175 et 1225). Il se penche tout particulièrement, p. 227–230, sur les exemples cisterciens et les conflits qu’ils révèlent, tant entre abbayes de l’ordre de Cîteaux qu’avec des établissements prémontrés.

Ces mêmes cisterciens sont au centre des deux articles qui suivent, plus précisément les maisons de La Ferté, Pontigny, Clairvaux et Morimond au XIIe siècle (Marlène Helias-Baron, p. 239–260) et de Fontenay (Dominique Stutzmann, p. 261–291). Les quatre premières livrent 38 chartes parties, la dernière 14. L’on retrouve, logiquement, des éléments aussi abordés par d’autres contributions: l’importance de ce type d’actes dans la résolution des conflits, les difficultés qu’il peut y avoir à identifier comme chirographes des documents transmis en copie, la diversité des pratiques et des traditions documentaires, y compris d’un établissement cistercien à l’autre (outre ces articles et le précédent, l’on pourra aussi se référer à l’article publié par Chantal Senséby en 2016, »Les cisterciens et le chirographe. Pratique et usages dans le Val de Loire et sur ses marges«2).

Le cas fontenaisien permet également de revenir sur les actes en originaux multiples, et témoigne d’un phénomène archivistique que l’on retrouve ailleurs et qui ne s’explique pas toujours clairement: la présence des deux parties d’un même chirographe dans un seul fonds (ici, 6 cas sur les 14 conservés). Cela s’ajoute à des occurrences de chirographes non séparés que l’on peut voir ici ou là: dans le volume, par exemple, les documents reproduits aux p. 113, 356, 364, 428. Ces approches régionales ou locales sont conclues par le »catalogue provisoire« établi par Soline Kumaoka pour les chirographes poitevins antérieurs à 1201 conservés en original, p. 293–364, qui détaille 51 pièces et un addendum, avec des illustrations.

Au cours de cette première partie, l’approche par ensembles régionaux ou établissements a fait l’objet, outre le texte introductif, d’une exception: l’étude de Chantal Senséby, »Les devises de chirographes. Analyse de leurs libellés et de leurs positions sur le parchemin (espace français, début XIe–mi XIIIe siècle)«, p. 43–135. Elle y remarque, notamment, des différences marquées dans les pratiques du Nord et du Midi (usage de cyrographum contre emploi de compositions alphabétiques), et explore les chirographes en deux, mais aussi trois, voire quatre parties (exceptionnellement). Les résultats de cette étude très fouillée indiquent une résistance certaine de l’échelon local dans les pratiques diplomatiques, qui ne sont pas forcément durablement influencées ou transformées par le contact avec d’autres usages documentaires; l’autrice met ce phénomène en rapport avec de possibles substrats rituels et procéduraux qui auraient pu être considérés comme fondamentaux pour la validité des documents.

Suit alors un »album diplomatique«, qui présente une suite de documents édités, traduits et analysés en profondeur, comme autant d’illustrations tant des thèmes abordés dans la première partie que de la variété des pratiques chirographaires et de la documentation qu’elles ont suscitée. Certaines de ces contributions sont comme une prolongation ou un complément aux propos tenus par les autrices et auteurs de la première partie: ainsi, Soline Kumaoka et le plus ancien chirographe du Poitou (p. 367–382), Laurent Morelle avec le premier diplôme royal en forme de chirographe – un acte d’Henri Ier de 1031–1060 (p. 383–396) – puis, en compagnie de Pierre Bureau, avec le cas exceptionnel d’une devise figurée représentant le Christ en croix (p. 495–516); Chantal Senséby, »Du chirographe inachevé au chirographe promulgué. Charte de fondation de l’abbaye de Gâtines«, p. 423–453, ou encore Marlène Helias-Baron, »Un chirographe de l’abbaye cistercienne de Morimond (1168)«, p. 481–494.

S’y ajoutent, de manière pour ainsi dire »externe« par rapport à la première partie, mais pas moins cohérente, les textes de Katharina Gross, »Un chirographe à la mode lotharingienne. Acte d’Égilbert, archevêque de Trèves, pour Guillaume, comte de Luxembourg«, p. 397–407; de Claire Lamy, »Trois parchemins … Un seul chirographe? Accord entre l’abbaye de Marmoutiers et l’abbaye Saint-Nicolas d’Angers«, p. 409–422; et de Jean-Charles Bédague, »Si proches et pourtant si différents … Enquête croisée sur deux chirographes audomarois de mai 1166, p. 455–480. Le volume s’achève sur un index des auteurs et acteurs et un index des établissements cités, et est suivi par un cahier de planches en couleurs.

Au-delà de sa bipartition, la composition de l’ouvrage est rendue quelque peu inhabituelle par le fait que certaines personnes y interviennent de manière très importante, tant par le nombre de contributions que par le volume de ces dernières, notamment les éditeurs du recueil et tout particulièrement Chantal Senséby; ce gros volume a ainsi, toutes proportions gardées, un nombre d’auteurs finalement assez restreint. Cela pèse forcément sur l’orientation générale du livre et peut donner une certaine impression d’irrégularité, mais n’est pas véritablement gênant. C’est là le reflet de la recherche en train de se faire (il est mentionné à plusieurs reprises que telle ou telle enquête est encore en cours), et cela n’empêche aucunement l’ouvrage de faire sens sous cette forme.

Une caractéristique commune à toutes les contributions est ainsi la volonté de prendre ou de reprendre les questions traitées depuis leurs fondations documentaires – certains des articles de synthèse sont explicitement des catalogues ou en présentent (Soline Kumaoka ou Dominique Stutzmann par exemple). Les textes sont abondamment fournis en listes, tableaux, graphiques ou cartes, appuyant leur propos sur des prises de vue chiffrées et spatialisées. C’est également ce qui explique l’abondante illustration de l’ouvrage, en noir et blanc pour la plupart, ce à quoi s’ajoute le cahier de planches en couleurs.

Cette volonté de reprise documentaire ab ovo rend l’abord de certains textes parfois un peu ardu, est le prix légitime et inévitable de ce qui est en même temps l’un des très grands intérêts du recueil. En effet, elle rend, d’une part, la démarche de traiter d’un type d’acte déjà connu fondamentalement opérante et fructueuse. C’est elle qui mène les autrices et auteurs, d'autre part, à repérer des continuités ou des ruptures, à identifier les ténus indices qui permettent leurs analyses et soutiennent leurs conclusions. C’est enfin elle qui permet le dialogue entre les différents articles, qui passent très souvent par des étapes analytiques communes, dictées par la documentation elle-même (nombre et fréquence des chirographes, devises, disposition, typologie des actions juridiques, conservation …). Sans que cela n’ait été un objectif principal, l’intersection de quelques articles livre un approfondissement de la question propre au milieu cistercien, qui là aussi permet des comparaisons.

Le volume met en lumière l’extrême diversité des situations pour un genre documentaire que l’on aurait pu croire assez nettement balisé, diversité que les études de cas de la seconde partie mettent encore plus en évidence. Si l’on se souvient des résultats livrés, par exemple, par Chantal Senséby, il apparaît qu’elle est sans doute consubstantielle au chirographe et à son emploi, lequel est conditionné par des usages locaux, mais aussi sociaux ou institutionnels. C’est un outil souple et adaptable, pour lequel les processus de normalisation existent, mais sans que ceux-ci ne puissent le figer dans une forme ou des usages valables en tous lieux et en tout temps.

Les cas remarquables croisés dans la première partie et surtout dans la seconde ne constituent donc pas seulement une collection d’événements diplomatiques pittoresques, mais bien une partie de la gamme d’emploi de l’outil représenté par le chirographe. Cette gamme est ample, comme en témoigne la diversité des actions juridiques potentiellement concernées, quand bien même la récurrence des chartes de résolution de conflits dans les articles montre par ailleurs que cet emploi n’est pas déstructuré. C’est certainement ce qui explique sa longévité dans d’autres aires sociales et géographiques que celles qu’aborde ce recueil.

Celui-ci n’est pas une synthèse sur le chirographe médiéval et européen et ne prétend en aucun cas l’être, mais donne de belles études en profondeur de ses emplois et de ses mises en œuvre dans des contextes nettement délimités, qui font progresser les connaissances en la matière et annoncent d’autres avancées. La seconde partie, outre sa contribution à l’ouvrage, pourra sans aucun doute également constituer une source pédagogique fort utile. L’ensemble fourmille d’une abondante documentation et rendra, grâce à des analyses saisissant les objets étudiés dans leurs contextes diplomatiques, sociaux et institutionnels, bien des services au-delà de la question des chartes parties.

1 NB: il convient de signaler que l’auteur de cette recension entretient avec un certain nombre des personnes impliquées des liens d’amitié et de collaboration scientifique qui dépassent la simple collégialité; s’il ne pense pas qu’ils l’empêchent de rendre compte honnêtement de cet ouvrage, il lui semble meilleur de les déclarer dès l’abord.
2 Article paru dans: Arnaud Baudin, Laurent Morelle (dir.), Les pratiques de l’écrit dans les abbayes cisterciennes (XIIe–milieu du XVIe siècle), Paris, Somogy, 2016, p. 145–162.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Sébastien Barret, Rezension von/compte rendu de: Laurent Morelle, Chantal Senséby (dir.), Une mémoire partagée. Recherches sur les chirographes en milieu ecclésiastique (France et Lotharingie, Xe–mi XIIIe siècle), Genève (Librairie Droz) 2019, XVII–566 p., 17 pl., nombr. ill. (Hautes études médiévales et modernes, 114), ISBN 978-2-600-05744-8, EUR 94,95., in: Francia-Recensio 2020/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.4.77211