Ce volumineux ouvrage de Werner Bergmann, sociologue au Zentrum für Antisemitismusforschung de la Technische Universität de Berlin, représente l’aboutissement de longues années de recherche sur les phénomènes de violence collective en général et sur les manifestations violentes de l’antisémitisme en particulier1. Il importe de préciser d’entrée que Bergmann ne s’intéresse pas ici à l’antisémitisme en tant qu’idée politique, mais propose une étude fondée sur l’analyse des actes de violence collective à l’égard de personnes juives dans l’Europe du XIXe siècle. Son travail s’inscrit dans le contexte de l’essor des recherches sur la violence depuis les années 1990 (Gewaltforschung)2 et dans le champ de l’histoire des violences antijuives prégénocide.

On peut considérer ce livre comme une continuation et une illustration des efforts entrepris de longue date par Bergmann pour établir une théorie du pogrom (chap. 2: »Pogrome als Form kollektiver interethnischer Gewalt«) et dépasser l’interprétation, qui a longtemps prévalu, du pogrom comme forme de violence archaïque, brute et chaotique. En effet, Bergmann considère que jusqu’à la fin du siècle dernier, à force de se focaliser sur l’antisémitisme comme idéologie, on a négligé l’importance de la violence collective interethnique et de la violence antijuifs dans la montée de l’antisémitisme moderne.

Appréhender l’antisémitisme comme phénomène social, à travers les explosions de violence contre les personnes plutôt que par les »grands textes«, permettrait de mieux saisir le rôle de ces pogroms dans la genèse du génocide (p. 32). Il ne s’agit alors pas des idées qui ont motivé des actes antisémites mais des conditions historiques dans lesquelles ont éclaté des violences antijuives. Bergmann souligne d’ailleurs qu’il n’existe pas nécessairement de corrélation entre opinions antisémites largement diffusées dans une population et action violente contre des juifs, comme le montre le cas de l’Autriche (p. 748). En revanche, l’instrumentalisation de ces événements par les antisémites, à des fins de propagande politique, est systématique.

Une remarque avant toute chose, le choix des trois termes retenus pour le titre: »Tumulte, Excesse, Pogrome«, ne s’éclaire pas vraiment, à la lecture du livre. Cette critique mineure s’adresse d’ailleurs peut-être davantage à l’éditeur qu’à l’auteur. Car autant la notion de pogrom fait l’objet d’analyses poussées, autant les deux autres mots, d’usage daté et relevant du lexique des sources étudiées, n’apparaissent que sporadiquement. Pourquoi alors les mettre ainsi en vedette, et surtout pourquoi ceux-ci plutôt que Ausschreitungen, Unruhen ou Krawalle qui, eux, sont utilisés à plusieurs reprises dans les titres des chapitres et sous-chapitres?

Compte tenu de son ampleur aussi bien dans le temps que dans l’espace, il n’est guère surprenant que l’étude ne se fonde pas sur des dépouillements d’archives, mais sur des publications de recherche universitaire et sur la presse contemporaine, principalement germanophone. Il s’agit en réalité d’une ambitieuse tentative de synthèse de nombreuses études de cas qui dépassent rarement le cadre régional ou national, afin de rendre visible les dimensions, les mutations et les manifestations typiques de la violence collective contre les juifs (p. 15), ces derniers étant considérés comme les »victimes paradigmatiques« (p. 11) de ces formes de violence. Cet important travail de synthèse historiographique et bibliographique mérite d’être salué car il fournit au lecteur à la fois un état de la recherche sur les formes de violence collective, mais aussi un outil permettant de s’informer utilement sur les publications actuellement disponibles portant sur telle région ou telle période.

Bergmann conçoit le XIXe siècle comme phase cruciale du processus historique de modernisation des sociétés. Il justifie la périodisation retenue en expliquant que 1789, c’est-à-dire par métonymie la Révolution française, constitue le moment du processus sociohistorique par lequel chrétiens et juifs deviennent avant tout des citoyens ou sujets (Staatsbürger) égaux en droit et jouissant de libertés individuelles, ce qui aurait entraîné une transformation de l’hostilité ancestrale à l’égard des juifs en tant que communauté (p. 14).

De la Révolution, c’est donc essentiellement la fameuse formule de Stanislas de Clermont-Tonnerre, »Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus«, et ainsi les principes d’égalité et d’immédiateté des individus devant l’État, qui sont mis en avant. La borne finale de 1900 (approximativement) correspond selon Bergmann à un changement de degré et de nature de la violence antijuive, moins ritualisée qu’auparavant (les fêtes de Pâques ayant fréquemment été l’occasion de débordements), ciblant moins les biens matériels et faisant plus de victimes. Elle entérine en quelque sorte la politisation des violences envers les juifs, et leur séparation d’avec des motivations prioritairement religieuses.

Pour souligner cette mutation et la pertinence de cette borne au tournant du XXe siècle, Bergmann indique qu’à lui seul le pogrom d’Odessa en 1905 a fait considérablement plus de morts que la totalité des violences antijuives prises en considération au long du XIXe siècle en Europe (p. 758). Il insiste également sur la stabilité, à travers cette période, de la relation triangulaire entre minorité visée, assaillants et forces de l’ordre, alors que les pogroms des années 1900 dans l’Empire russe ont inauguré une reconfiguration dans laquelle les juifs ont été attaqués à la fois par des civils et par des policiers ou des militaires.

À l’origine du découpage chronologique choisi, il y a une interrogation fondamentale: comment expliquer, alors qu’on n’observe presque pas ou plus de violences collectives contre des juifs au cours du XVIIIe siècle en Europe, leur recrudescence au XIXe siècle, mais sous des formes différentes de celles qui existaient au Moyen Âge et à l’époque moderne? C’est à cette question, qui sous-tend l’ensemble du livre, que Bergmann s’efforce de répondre, et les conclusions auxquelles il parvient sont fort bien résumées dans les »remarques conclusives« (p. 745–763).

Il semble possible de déduire de cette lecture que les juifs en Europe n’ont jamais été aussi bien protégés de violences létales que pendant les décennies suivant leur émancipation juridique, où ils ont été prioritairement définis comme individus. Avant l’émancipation, ils avaient été ciblés (et tués en plus grand nombre) en tant que communauté. Après 1900, ils ont subi des persécutions d’une ampleur nouvelle, à mesure qu’ils ont été collectivement désignés comme ennemi intérieur de l’État ou du peuple.

Les chapitres centrés sur des villes, en l’occurrence Odessa (p. 380) et Stuttgart (p. 388) sont à compter parmi les réussites du livre et illustrent l’effort de contextualisation de chacun des cas évoqués, au risque peut-être de faire passer au second plan les continuités et l’échelle continentale du phénomène étudié, mais la composition très didactique de l’ensemble du livre compense largement cet inconvénient. Après deux chapitres introductifs consacrés à la mise en place théorique, trois grands chapitres se suivent dans l’ordre chronologique: violence antiémancipation et révolutionnaire (1778–1848); combats d’arrière-garde contre l’émancipation et conflits entre nationalités: débordements antijuifs dans les »années tranquilles« (1850–1880); l’antisémitisme comme mouvement politico-social et comme atmosphère de la société: vagues de violence antijuive (1881–1900). Chacun de ces longs chapitres (respectivement 229, 93 et 320 pages) se compose de sous-parties consacrées à des cas locaux et se conclut par un résumé qui ressaisit l’essentiel et propose un effort de synthèse, d’abstraction et de généralisation à partir de la masse des exemples.

Au total, cette publication peut être considérée comme une heureuse combinaison des approches généralisantes et modélisantes de la sociologie, d’une part, et de l’apport d’une recherche historique allant de grandes études de cas à des travaux relevant de l’érudition locale, d’autre part. Un tableau chronologique recensant les violences antijuives étudiées et fournissant les données chiffrées connues – en dépit de la difficulté qu’il y a à établir des comptes exacts à partir de comptes rendus imprécis – suit la conclusion générale (p. 767–794). On pourra seulement regretter que le seul index proposé pour un ouvrage si long soit un index toponymique, même si ce choix est en lui-même révélateur des options méthodologiques fondamentales de Bergmann et de sa décision de structurer son plan en passant d’un lieu à l’autre.

1 Werner Bergmann a publié abondamment sur l’antisémitisme et les phénomènes de violence antijuive depuis la fin des années 1980. Voir notamment: Christhard Hoffmann, Werner Bergmann, Helmut Walser Smith (dir.), Exclusionary Violence. Antisemitic Riots in Modern German History (1819–1938), Ann Arbor 2002.
2 En 1996 a été notamment fondé à l’université de Bielefeld l’Institut für interdisziplinäre Gewaltforschung (IKG). Le champ de recherche est désormais très bien établi et structuré; cf. Wilhelm Heitmeyer, John Hagan (dir.), Internationales Handbuch der Gewaltforschung, Wiesbaden 2002; Christian Gudehus, Michaela Christ (dir.), Gewalt. Ein interdisziplinäres Handbuch, Stuttgart, Weimar 2013.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Olivier Baisez, Rezension von/compte rendu de: Werner Bergmann, Tumulte – Excesse – Pogrome. Kollektive Gewalt gegen Juden in Europa 1789–1900, Göttingen (Wallstein) 2020, 845 S., 12 Abb. (Studien zu Ressentiments in Geschichte und Gegenwart, 4), ISBN 978-3-8353-3645-2, EUR 46,00., in: Francia-Recensio 2020/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.4.77258