La question allemande occupe une place centrale dans l’histoire de la guerre froide. De la capitulation de 1945 à la Réunification de 1990, en passant par la création des deux États allemands en 1949 et les crises à répétition autour du statut de Berlin, elle apparaît en effet, pour reprendre les mots du Général de Gaulle, comme le »problème européen par excellence«, à la fois cause et reflet des tensions qui jalonnent les relations Est-Ouest.
L’ouvrage dirigé par Frédéric Bozo (Université Sorbonne Nouvelle) et Christian Wenkel (Université d’Artois) se propose d’étudier la position française à l’égard de la question allemande. Ce choix s’explique aisément: les relations particulières qui la lient à son voisin d'outre-Rhin, son admission au directoire des Grands en 1945 et son statut de puissance occupante en Allemagne confèrent à la France un rôle particulier et de premier ordre dans le règlement du problème allemand, au même titre que les États-Unis, l’URSS et la Grande-Bretagne.
Mais au-delà de cette approche thématique, c’est bien par sa démarche historiographique que l’entreprise se distingue. Soucieux de rompre avec les grilles de lecture traditionnelles, qui tendaient à faire de la France une puissance réactionnaire et rétive à toute réunification par crainte de perdre son leadership en Europe, les auteurs s’attellent à mettre en évidence une politique davantage nuancée et conciliante envers l’ennemi d’hier. Afin de répondre à cet impératif, l’accent a été mis sur les sources françaises, ce qui permet, outre un nouvel apport archivistique, de corriger le biais de lecture que ne manque pas d’engendrer le recours à des fonds américains, britanniques ou allemands. Le choix des contributeurs s’inscrit également dans cette démarche: au-delà de leur notoriété et de leur spécialisation, leurs productions antérieures se caractérisent par cette même volonté de rénover l’historiographie en la matière.
L’ouvrage suit une progression chronologico-thématique et comprend six parties. La première (p. 15–51) porte sur les années charnières de l’immédiat après-guerre et englobe la période d’occupation, de 1945 à 1949. Dans une contribution largement consacrée aux avancées historiographiques, Rainer Hudemann invalide l’idée d’une politique française en deux temps, d’abord de »domination« puis d’»intégration«. Se référant à la somme de Dietmar Hüser sur la »double politique allemande de la France«, l’historien rappelle que cette dichotomie s’observait davantage dans le discours du gouvernement, alors en prise avec l’élément communiste, que dans les actes. Pour sa part, Françoise Berger met en lumière les efforts déployés par la France pour faciliter la reconstruction dans sa zone d’occupation, réfutant l’assertion d’une politique revancharde.
La deuxième partie (p. 53–89) est dévolue à la décennie 1950, laquelle voit s’ancrer la logique des blocs. S’intéressant à la question du réarmement allemand, Michael Creswell démontre que la France, loin d’avoir rejeté cette éventualité, s’est évertuée à l’intégrer dans le cadre de la construction européenne via le projet de Communauté européenne de défense. Quant au dialogue franco-soviétique sur la question allemande, Geoffrey Roberts le qualifie d’»alliance impossible«, la France déclinant de manière constante et systématique les propositions de Moscou d’établir un partenariat privilégié en vue de pérenniser la division de l’Allemagne.
La troisième partie (p. 91–130) met l’accent sur le »facteur De Gaulle«, le Général fixant dès son retour aux affaires en 1958 la position française sur la question allemande. La contribution de Garret Martin réinscrit cette dernière dans le projet gaullien de dépassement de la logique bipolaire et de réunification européenne, le chef de l’État s’érigeant en »arbitre entre les superpuissances«. Benedikt Schoenborn, quant à lui, étudie les politiques orientales de la France et de la RFA, mettant en lumière le rôle précurseur de Paris en la matière, mais également les doutes de Bonn sur les motivations à long terme du Général de Gaulle, obstacle à l’édiction d’une politique commune vis-à-vis de l’URSS et des démocraties populaires.
La quatrième partie (p. 131–184) est consacrée à la mise en œuvre, à compter de l’automne 1969, de l’Ostpolitik du gouvernement Brandt, à la fois politique de rapprochement avec les pays du bloc de l’Est et contribution ouest-allemande au processus de détente. Gottfried Niedhart aborde la question des prismes de perception et des distorsions qui en découlent, mettant au jour les raisons pour lesquelles la position française, bien qu’en faveur de l’Ostpolitik, a longtemps été perçue par Bonn, à tort, comme immobiliste et empreinte de méfiance. La contribution de Nicolas Badalassi étudie la démarche française à l’égard de l’initiative brandtienne à l’aune du processus d’Helsinki: pour la France, qui y voit le moyen, à terme, de »dépasser Yalta«, la CSCE doit permettre d’encadrer l’Ostpolitik naissante. Guido Thiemeyer, enfin, met en exergue les enjeux économiques du retour de la RFA sur la scène internationale dans les années 1970, et les efforts entrepris par Paris afin de l’ancrer durablement dans la Communauté économique européenne.
Sous le vocable de »fin de partie«, la cinquième partie (p. 185–238) traite de la question allemande durant la dernière décennie de la guerre froide. Bernd Rother explore l’»obsession« de François Mitterrand pour la question allemande dans ses conversations avec Willy Brandt tout au long des années 1980, et démontre que celle-ci relevait en réalité d’une volonté d’envisager l’avenir à long terme, partant une possible réunification, au risque de provoquer l’incompréhension chez son interlocuteur, pour lequel la question n’était pas d’actualité. Dans une perspective européenne, Ilaria Poggiolini compare les réactions de la France et de la Grande Bretagne aux événements de 1989, et prouve que loin de reposer sur un commun accord en vue de freiner la réunification, ces dernières divergeaient plutôt qu’elles ne convergeaient, Mitterrand se montrant davantage soucieux de poursuivre l’intégration européenne que son homologue britannique. Frédéric Bozo fait un constat similaire pour les relations franco-soviétiques, l’URSS, du fait de sa mauvaise interprétation des positions françaises, escomptant un soutien de Paris pour entraver la réunification.
La sixième et dernière partie (p. 239–287), davantage transversale, élargit la réflexion en faisant intervenir des acteurs tiers tels que l’Autriche, la Pologne et la RDA. Thomas Angerer se propose de réinscrire la thématique dans le temps long en intégrant le facteur autrichien: pour l’historien, la situation de la jeune république autrichienne dans l’Entre-deux-guerres et le souvenir de l’Anschluss de 1938 permettent d’éclairer la position de la France sur la question allemande. Pierre-Frédéric Weber quant à lui rappelle la convergence entre Paris et Varsovie sur la nécessité d’une reconnaissance de la ligne Oder-Neisse par la RFA puis l’Allemagne réunifiée. Enfin, Christian Wenkel observe dans l’attitude de la France à l’égard de la RDA une »étonnante continuité« et démontre que la reprise des relations diplomatiques avec Berlin-Est en 1973, loin d’entériner la division de l’Allemagne, répondait avant tout à des impératifs de détente.
L’ouvrage rédigé sous la direction de Frédéric Bozo et Christian Wenkel constitue une référence incontournable pour qui s’intéresse à la politique étrangère française et à la question allemande. Concis et exhaustif, il offre une vue d’ensemble sur le sujet et procède à une mise au point aussi utile que nécessaire sur l’état actuel de la recherche, tout en demeurant accessible à un large public. Notons pour conclure que cette publication atteste d’une vitalité scientifique certaine, sur une thématique qui passe aujourd'hui encore pour amplement documentée, preuve s’il en est qu’il n’y a d’historiographie qu’en perpétuelle évolution.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Julien Genevois, Rezension von/compte rendu de: Frédéric Bozo, Christian Wenkel (ed.), France and the German Question. 1945–1990, New York, Oxford (Berghahn) 2019, VIII–299 p., ISBN 978-1-78920-226-7, USD 130,00., in: Francia-Recensio 2020/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/0.11588/frrec.2020.4.77261