L’importance des monuments comme supports des identités collectives et le tournant que constitue la Grande Guerre à cet égard ne sont plus à démontrer. Depuis les travaux pionniers d’Antoine Prost et d’Annette Becker sur les monuments aux morts de 1914–1918 en France et l’œuvre magistrale de Jay Winter sur les mémoires de la Première Guerre mondiale, une multitude de travaux sur la France, l’Empire britannique, la Belgique, les pays d’Europe centrale, etc., sont venus enrichir ce vaste champs historiographique. Le présent ouvrage apporte une nouvelle pièce à l’édifice.
Commençons par un regret. Le titre laissait espérer une belle synthèse transnationale sur les monuments, les mémoires et les identités nées de la Grande Guerre. Il n’en est rien. Le livre ne traite quasiment que des USA et des pays du Commonwealth. L’historiographie française est très peu présente et celle d’Europe centrale totalement absente.
Cela étant, cet ouvrage présente d’un côté des réflexions générales et de l’autre une série d’études de cas tout à fait intéressants. La première partie offre des chapitres généraux d’abord sur le concept de mémoire et d’identité collective, sur les monuments et les espaces mémoriels comme support socio-politique d’identités plurielles, ensuite sur le devoir de mémoire et les vertus de l’oubli, enfin sur les liens entre sacralisation des paysages et mémoires collectives britanniques.
Une fois les grands cadres conceptuels posés, le livre offre avec bonheur deux chapitres qui ne concernent pas la Grande Guerre et invitent à penser plus profondément le phénomène mémoriel dans sa pluralité. Le premier chapitre concerne la monumentalisation de la guerre civile anglaise à travers la mémoire de la bataille de Worcester (1651). Si Charles II commence par une politique d’oubli avec son »Grand Pardon«, la mémoire locale s’est emparée de l’événement pour lutter contre l’oubli. Mais ce n’est que bien plus tard que des monuments sont érigés pour nourrir une identité anglaise (englishness) et rendre hommage aux hommes ordinaires des deux camps. Le second chapitre interroge les monuments prussiens de la guerre de libération contre Napoléon. Il met en relief la polysémie de ces monuments qui alimentent différents nationalismes: libéral ou conservateur, prussien ou allemand, romantique ou pragmatique. Mais quelle que soit la forme de ces nationalismes, tous valorisent la masculinité guerrière qui devient hégémonique.
La dernière partie du livre, la plus longue, présente six études de cas. L’une sur les monuments aux animaux en guerre, de la guerre de Boer à aujourd’hui, en Afrique du Sud et en Grande-Bretagne. Ces monuments expriment la compassion et la reconnaissance envers eux (en particulier les chevaux), mais ont suscités quelques réticences dans l’entre-deux-guerres. En effet, certains estimaient que l’hommage aux animaux minimisait les sacrifices des soldats. Un autre chapitre, très passionnant, compare les grands monuments impériaux sur le front ouest et montre la multiplicité des identités qu’ils expriment: Delville Wood pour l’Afrique du Sud célèbre à la fois l’identité britannique et afrikaans (mais pas les soldats noirs), Vimy exalte le Canada sans renier l’empire, Villers Bretonneux est consacré aux Australiens et Neuve Chapelle à l’Inde tant hindoue que musulmane. Le chapitre suivant nous emmène sur les plages de Gallipoli, haut lieu de mémoire des soldats de l’ANZAC et toujours au cœur de l’identité australienne. Les descriptions de ce lieu si éloigné en font une terre comparable à l’Australie par ses caractéristiques géographiques. Les héroïques Diggers deviennent les dignes héritiers des explorateurs venus dompter la nature australienne plus d’un siècle auparavant. Ensuite, nous avons un chapitre sur la Talbot House de Poperinghe et le Toc H Movement. La Talbot House créée en 1915 était un havre de paix au milieu de l’enfer où régnait l’égalité de tous, la fraternité des tranchées et une spiritualité forte. Ce bel esprit ne devait pas disparaître après la guerre, mais se répandre dans toute la société pour la renouveler et faire en sorte que les soldats ne soient pas morts en vain. Ce chapitre retrace très bien le développement de ce mouvement dans l’entre-deux-guerres en Grande-Bretagne.
L’avant-dernier chapitre se penche sur le Cénotaphe temporaire de Christchurch. Le tremblement de terre de 2011 qui ravagea la Nouvelle-Zélande rendit toute la zone autour de la cathédrale de Christchurch, y compris le grand monument aux morts de 14–18, inaccessible au public jusqu’en 2013. Pour la commémoration de l’Anzac Day, le 25 avril, on créa un cénotaphe temporaire qui n’arriva pas à convaincre le public. Le chapitre, basé sur des interviews, explore les raisons de cet échec.
Enfin, un dernier chapitre est consacré aux »American and Canadian Legionnaires«, groupes d’anciens combattants qui se voient comme des mémoriaux vivants, gardiens de la mémoire des morts et des valeurs pour lesquelles ils se sont battus, mais aussi acteurs sociaux luttant pour la réinsertion des soldats dans la société.
On aurait aimé avoir un chapitre de conclusion pour donner de la cohérence au propos et mettre en lien les premiers chapitres généraux et le florilège des cas d’étude qui suit. Mais il est vrai que l’exercice s’avère difficile.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Laurence van Ypersele, Rezension von/compte rendu de: Frank Jacob, Kenneth Pearl (ed.), War and Memorials. The Age of Nationalism and the Great War, Paderborn, Munich, Vienna, Zurich (Ferdinand Schöningh) 2019, 284 p. (War [Hi] Stories, 3), ISBN 978-3-506-78822-1, EUR 98,00., in: Francia-Recensio 2020/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.4.77267