Une histoire captivante et innovatrice de l’Allemagne au XXe et début du XXIe siècles: Se fondant sur des autobiographies, Konrad Jarausch déploie dans la perspective du »citoyen normal« allemand un vaste éventail des »vies déchirées« qui ont caractérisé la génération allemande née dans les années 1920. Professeur à l’université de North Carolina, Jarausch a codirigé le Zentrum für Zeithistorische Forschung à Potsdam de 1998 à 2006. Le livre est brillamment écrit, Thomas Bertram un traducteur allemand excellent.
À travers les autobiographies – souvent non publiées – et certaines interviews complémentaires de 82 personnes, Jarausch suit les chemins et les réflexions des auteurs sur leur propre vie »régie par des forces dont le contrôle leur échappait« (p. 392). Sur le plan méthodologique – largement approfondi dans deux chapitres de conclusion – l’autobiographie constitue une source écrite basée sur des récits circulant dans la société et/ou la sphère privée. Ces auteurs cherchent »une forme« de présentation »qui soit acceptée dans la société«, permettant ainsi à l’historien de suivre le processus consistant à »combiner le récit événementiel avec la construction de la mémoire« (p. 409). Confrontant son auteur ou auteure à ses propres responsabilités, cette caractéristique à plusieurs échelles distingue l’autobiographie d'autres sources généralement utilisées telles des correspondances, des journaux intimes ou des interviews.
Jarausch a choisi des auteurs et autrices de toutes les couleurs politiques et de provenances sociales très différentes, à l’exclusion toutefois de familles appartenant déjà aux élites connues avant ou pendant la Seconde Guerre mondiale. Certains ont fait de grandes carrières ensuite, tel l’historien Fritz Klein en RDA. Des photos enrichissent l’interprétation, par exemple par l’auto-présentation sur des photos de famille des personnes citées. Conçues comme expériences individuelles, ces sources permettent dans leur ensemble de faire ressortir des réactions collectives.
Les chapitres suivent la chronologie, mais des strates diachroniques apparaissent dans les analyses et les citations souvent surprenantes et toujours pertinentes: par exemple les influences, conflits et autres interactions entre générations; les forces et faiblesses de l’enseignement; les perceptions individuelles de la politique, de la société et des conditions économiques; les spécificités liées – ou non – aux situations et strates sociales de l’environnement personnel; les comportements face aux processus de changement, aux grands défis, aux grandes catastrophes et aux gigantesques crimes; les perceptions, situations et comportements très souvent différents entre les femmes et les hommes, ainsi que le titre allemand du livre l’annonce; l’évolution de tous les domaines du monde du travail, de la condition des domestiques aux carrières dans de grandes entreprises.
La république de Weimar, époque de crises dans la rétrospective générale, apparaît dans les autobiographies au contraire plutôt comme un progrès permanent sur de multiples plans. Car l’influence des générations nées pendant l’Empire allemand et les conséquences néfastes de la Grande Guerre ont profondément marqué cette génération et contribuent à expliquer les multiples nuances d’adhésions – ou non – au »IIIe Reich«. Celui-ci apparaît dans toute sa complexité, dans la dynamique des expériences vécues et les processus d’évolution de la société. Multiples sont ainsi les témoignages de l’effet d’affranchissement et d’émancipation des jeunes – surtout de jeunes femmes – du monde familial et de l’influence importante des générations précédentes, par exemple par l’adhésion aux jeunesses hitlériennes, par les contraintes du service du travail (Reichsarbeitsdienst) ou par le travail en usine pendant la guerre. Les premiers amours et la recherche de partenaires en furent souvent facilités, mais ensuite radicalement bouleversés notamment par la mort de millions d’hommes pendant la guerre.
Dans la mesure où une infime minorité a pu se sauver des génocides, les destins et perceptions des Allemands et Autrichiens soudain classés comme juifs non allemands apparaissent dans leur grande variété, de celles et ceux qui s’intégrèrent à des degrés divers dans leur société d’accueil – certains en modifiant leur nom comme l’éminent historien américain futur Peter Gay né Peter Fröhlich – jusqu’à celles et ceux qui se décideront à retourner après 1945 dans une Allemagne nouvelle.
Jarausch constate que le discours répandu sur les continuités allemandes au-delà de 1945 sous-estime la radicalité des ruptures que les Allemands vécurent eux-mêmes, risquant ainsi d’entraver l’analyse scientifique. Sans considérer ces déchirures, plus fondamentales que chez les voisins, l’on ne peut comprendre la complexité et la dynamique de la confrontation allemande au nazisme. Victimes et bourreaux se retrouvaient dans toutes leurs variantes dans une seule nation. Les récits autobiographiques de résistants et autres incarcérés et torturés allemands sous le nazisme font comprendre la force de cette violence et ses conséquences, dont les »concurrences« entre victimes.
1945 fut d’abord un vide: administrations disparues, carrières cassées, destructions immenses dans les villes et les campagnes, disparition définitive ou – pour les prisonniers de guerre – longue des hommes, subterfuges pour minimiser la réalité des crimes allemands. Les déplacements de populations – soit par les nazis lors des évacuations, soit par la fuite devant l’Armée rouge, soit par les expulsions ensuite – et leur réinstallation dans un pays détruit engendrèrent des ruptures et traumatismes à de nombreuses échelles, augmentés par les viols de masse. Les silences en témoignaient également. Si les récits des hommes peuvent encore être teintés parfois d’expériences de guerre ou de la solidarité entre camarades, les femmes parlent surtout des conditions de survie. Le travail de reconstitution des erreurs individuelles fut, dans ces conditions, des plus complexes.
Pour l’époque de la reconstruction matérielle, culturelle, spirituelle et politique depuis l’été 1945, le regard de l’auteur se focalise principalement sur les zones soviétiques et anglo-américaines. L’apport considérable de la France à la redémocratisation et la reconstruction de l’Allemagne n’apparaît guère, reflétant ainsi indirectement une perception contemporaine biaisée mais toujours répandue. Les récits autobiographiques contribuent à comprendre les éléments conduisant, à l’Ouest, dans les premières années de l’après-guerre au décalage entre une politique et une mémoire officielles régies par la confrontation aux mécanismes politiques, crimes et destructions du »IIIe Reich‹, et celle d’une partie de la population focalisée sur la tâche ardue de surmonter ses expériences et traumatismes. Le décalage évoqué entre l’omniprésence publique du »IIIe Reich« depuis 1945 et le débat approfondi sur les crimes dans l’ensemble de la société civile – au moins à l’Ouest – trouve ici une explication clef: le »processus exhaustif d’auto-observation« (p. 386) et la dynamique de la mémoire, toujours renouvelée depuis de nombreuses décennies maintenant, ne pouvaient se réaliser qu’une fois la consolidation des situations individuelles, la stabilisation culturelle et la reconstruction matérielle acquises.
Les récits autobiographiques reflètent les asymétries entre l’Ouest et l’Est dans les reconstructions après 1945, de la confrontation à l’héritage du »IIIe Reich« – très peu approfondie en RDA – jusqu’aux rêves et la tentative échouée de construire un socialisme humain en RDA (p. 371). Devant la réalité de la soviétisation imposée et la réalité vécue, incompatible avec la propagande du parti SED, la République fédérale apparaît dans les récits comme objet de fascination autant que de répulsion. Le grand éventail des interprétations et déceptions individuelles s’en trouve davantage politisé qu’à l’Ouest, et cela d’autant plus depuis l’unification.
Ce livre enrichit ainsi la recherche générale dans de multiples contextes, aussi bien pour la compréhension de ruptures et d’évolutions hautement complexes que pour les méthodes de leur analyse historique.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Rainer Hudemann, Rezension von/compte rendu de: Konrad H. Jarausch, Zerrissene Leben. Das Jahrhundert unserer Mütter und Väter. Aus dem Englischen übersetzt von Thomas Bertram, Darmstadt (wbg Theiss) 2018, 456 S., ISBN 978-3-8062-3787-0, EUR 24,95., in: Francia-Recensio 2020/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.4.77268