Issu d’une rencontre organisée les 26 et 27 octobre 2017 au sein du nouveau centre belge de l’université de Paderborn (Belgienzentrum/BELZ), ce volume rassemble onze contributions originales, en français ou en allemand, consacrées à l’histoire de quelques lieux de mémoire belge depuis 1830 jusqu’aujourd’hui. Chacune est suivie d’un résumé dans la langue non usitée et en néerlandais, ainsi que d’une bibliographie et pour la quasi-totalité, de plusieurs illustrations. L’ensemble est préfacé et introduit par les deux responsables de la publication, la romaniste Sabine Schmitz et le médiéviste Hermann Kamp, qui sont également chacun auteur d’une contribution. L’édition est très soignée, et on peut juste regretter l’absence de présentation des contributeurs, laquelle est toujours bienvenue lorsque, comme ici c’est le cas, dialoguent des spécialistes de plusieurs disciplines et nationalités.
Comme le souligne à juste titre l’introduction, l’ouvrage s’inscrit en droite ligne des recherches sur les liens entre mémoire, sentiment national et identité qui ont éclos à la suite de l’ouvrage pionnier publié sous la direction de Pierre Nora, »Les Lieux de mémoire« entre 1986 et 1992. L’exercice est désormais bien connu: analyser, à travers une série de cas précis issus du passé (personnage historique, évènement marquant, lieu, objet ou œuvre), les processus de sélection et de mutation de la mémoire collective, ses représentations et ses significations; explorer pourquoi et comment ces objets deviennent les topoï mémoriels d’une communauté donnée et fonctionnent comme marqueurs, bornes, symboles ou témoins d’une identité partagée. Le but de l’entreprise vise une meilleure compréhension des relations entre conscience collective, identité et construction communautaire (»Einführung«, p. 9). Elle a, depuis, largement essaimé.
En 2008, l’historien Jo Tollebeek s’est saisi du concept et, rassemblant sous sa direction plus de cinquante auteurs néerlandophones et francophones, a entrepris le catalogue des lieux de mémoire belges: ceux qui unissent et font nation (les lieux de l’historiographie officielle), mais aussi ceux qui divisent ou tendent à s’effacer1. Parmi de nombreuses productions également inspirées par la formule du »lieu de mémoire« en Belgique, d’autres, moins systématiques se sont attachées à comprendre la postérité d’évènements fondateurs pour l’identité nationale, comme la bataille des Éperons d’or ou celle de Waterloo2, ou à analyser de manière approfondie l’impact historiographique et global d’une entreprise éditoriale, celle de »Nos Gloires«3.
C’est un pas de côté que les auteurs du présent volume ont choisi d’effectuer à travers leur sélection: hommes et objets ici analysés sont porteurs d’une mémoire partielle, fracturée, diverse, et l’étude qui en est faite révèle avant tout une réalité kaléidoscopique. L’accent est d’ailleurs mis sur les différentes échelles locales, régionales, nationales que ces »lieux« dévoilent, sur les investissements mémoriels divergents et parfois contradictoires qu’ils recèlent, et sur les difficultés de maintien dans le temps des contenus mémoriels. Ainsi se renouvelle de manière bienvenue notre propre regard sur les lieux de mémoire.
Thérèse de Hemptinne se saisit de trois d’entre eux, dont le trait commun est la référence à l’Orient latin et aux croisades (»Mémoire ›belge‹ de l’Orient latin: les hommes, les lieux, les monuments«, p. 2142): Pierre l’Ermite, Godefroid de Bouillon et Baudouin VI/IX, trois figures médiévales à la postérité relative, que l’historienne étudie ici en lien avec leur ancrage spatial. Elle souligne à la fois l’investissement mémoriel dont ils furent l’objet au XIXe siècle, et jusqu’au milieu du XXe siècle, mais aussi l’absence d’unanimité nationale à leur endroit.
On l’a dit, la bataille de Courtrai de 1302 constitue un événement fondateur pour la Belgique, notamment pour sa partie flamande. Avec Jan Breydel, l’un de ses acteurs, c’est à une figure en demi-teinte à laquelle s’attache Hermann Kamp (»Vom Franzosenfeind zum Fussballfreund. Jan Breydel im Gedächtnis der Belgier, Flamen und Brügger Bürger«, p. 43–64). Il rappelle comment la question de l’inscription monumentale du héros dans la cité moderne se pose au XIXe siècle et traduit un investissement mémoriel anti-français; puis dans quel contexte, à la fin du XXe siècle, s’explique le choix de ce patronyme pour baptiser le nouveau stade de football de Bruges. Ce faisant, l’historien met en évidence les divisions que ce choix singulier révèle, ainsi que les effets de concurrence mémorielle.
Les tensions politiques contrastées sont également manifestes dans le cas de Jacques d’Artevelde, dont Marc Boone étudie le traitement mémoriel (»Jacques d’Artevelde, un héros gantois«, p. 65–84). À travers la figure de »L’homme sage de Gand« célébrée par le romantisme se distinguent trois niveaux d’interprétation et de lecture, et pour chacune une forme spécifique de récupération idéologique: belge, nationaliste-flamande et socialiste. L’historien souligne en outre l’évolution du personnage dans l’historiographie savante.
Analysant le souvenir des ducs de Bourgogne et des premiers Habsbourg dans quatre places belges majeures, Éric Bousmar démontre également la coexistence de mémoires divergentes (»Ducs de Bourgogne et premiers Habsbourg à Liège, Bruxelles, Bruges et Malines«, p. 85–112). Ce constat lui permet de décrire comment Bruxelles réinvestit aujourd’hui patrimonialement et touristiquement cet héritage longtemps presque exclusivement capté par Bruges.
En écho à cette dernière approche, l’analyse de Johannes Süßmann des cas d’Albrecht et Isabelle et de leur postérité dans la mémoire bruxelloise prend tout son intérêt (»Albrecht und Isabella in Brüssel. Eine Spurensuche«, p. 113–136). S’ils ne constituent pas historiquement un haut lieu de mémoire vivante, les Archiducs présentent néanmoins une sorte de mémoire discrète et originale, qu’il s’avère pertinent de souligner.
S’écartant des figures strictement historiques, les quatre contributions suivantes s’attachent à des artistes ou hommes de lettres: Rubens, le prince de Ligne, Adolphe Saxe et Georges Simenon, respectivement présentés par Nils Büttner (»Rubens und das Rubenshaus«, p. 137–156), Daniel Acke (»Le prince de Ligne et Beloeil«, p. 157–176), Géry Dumoulin (»Le phénomène Sax«, p. 177–196) et Sabine Schmitz (»Georges Simenon«, p. 213–240). Des exemples qui permettent, chacun à leur manière, de montrer les fluctuations de leur popularité vis-à-vis du grand public (comme cela s’avère tout particulièrement le cas pour Beloeil) et d’engager une analyse des enjeux culturels et touristiques passés – notamment à travers le cas de la maison de Rubens – et une réflexion sur les perspectives d’avenir, en soulignant les nouvelles stratégies initiées par les municipalités pour valoriser ce passé (par exemple pour Sax ou pour Simenon). Cette dernière dimension apparaît malheureusement moins creusée pour le cas, pourtant passionnant, de la bibliothèque de Louvain, symbole passé de la barbarie allemande (Mark Derek, »La Bibliothèque de Louvain«, p. 197–212).
Une dernière communication, non moins originale, clôt l’ouvrage: l’historien et archiviste Peter Quadflieg évalue la construction progressive de la famille royale belge comme lieu de mémoire pour la communauté germanophone belge (»›Es lebe der König!‹ oder ›Vive le Roi‹?«, p. 241–268). À travers cet exemple bien argumenté se trouve illustrée l’émergence récente d’une conscience nationale conjointement à celle de l’autonomie communautaire.
L’ensemble de l’ouvrage illustre ainsi de manière magistrale la diversité des réalités et des enjeux mémoriels dans le cadre d’un petit pays contrasté, et met tout particulièrement en évidence le caractère vivant et mouvant de la mémoire. Il a, en outre, le mérite incontestable de présenter au public germanophone la complexité historique et l’actualité du cas belge, souvent méconnu.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Agnès Graceffa, Rezension von/compte rendu de: Hermann Kamp, Sabine Schmitz (Hg.), Erinnerungsorte in Belgien. Instrumente lokaler, regionaler und nationaler Sinnstiftung, Bielefeld (transcript) 2020, 270 p. (Histoire, 144), ISBN 978-3-8376-4515-6, EUR 40,00., in: Francia-Recensio 2020/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.4.77269