L’ouvrage réunit un choix de textes sur l’»éthique« de vingt auteurs national-socialistes, publiés entre 1920 (le »Deutschlands Schicksal« du théologien Emanuel Hirsch) et 1942 (la »Philosophie des Krieges« du philosophe August Faust). Une courte biographie et une étude concise des concepts et des thèses précèdent les morceaux choisis de chaque auteur. Une introduction générale de 70 pages propose une riche réflexion méthodologique sur la légitimité du projet, l’état de la recherche, les difficultés rencontrées, notamment dans le choix des auteurs, et la présentation de onze aspects ou concepts particulièrement représentatifs de la »morale« NS.
Cette publication représente ainsi le résultat peut-être le plus significatif d’un vaste programme de recherches sur »morale« et NS, dont une première version avait été élaborée en 2000 par le philosophe Werner Konitzer et l’historien Raphael Gross, lequel a publié, en 2010, une monographie sur le sujet intitulée »Anständig geblieben. Nationalsozialistische Moral«. Plusieurs ouvrages collectifs sur la question sont parus dans la »Wissenschafliche Reihe des Fritz Bauer Instituts« de Francfort. Dans le premier, publié en 2009 sous le titre »Moralität des Bösen. Ethik und nationalsozialistische Verbrechen«, Konitzer avait proposé une étude problématisant bien ce champ d’étude et intitulée »Moral oder ›Moral‹? Einige Überlegungen zum Thema ›Moral und Nationalsozialismus‹«. Il prenait appui sur le précédent représenté par le grand livre du philosophe d’origine hongroise Aurel Kolnai, »The War against the West«, publié en 1938 et récemment traduit en allemand1, qui analyse les ouvrages d’environ 120 auteurs NS.
En 2009, Konitzer soulignait à juste titre que l’on ne saurait parler que par antiphrase d’une »morale« NS et il maintenait pour cette raison le terme entre guillemets. En 2020, il semble que l’on en soit venu à une certaine banalisation du sujet, le terme »éthique« à propos du NS n’étant plus mis entre guillemets. Cela peut cependant correspondre à un motif mieux recevable, à savoir le fait qu’il est moins question, dans ce nouveau volume, de parler d’une »éthique national-socialiste« que d’étudier des »éthiques qui, par des nationaux-socialistes, sous le pouvoir NS et autour du mouvement NS«, ont alors connu une réception importante (p. 51). Avec beaucoup de scrupules, les éditeurs soulignent »les difficultés et les risques« que l’on rencontre en publiant des »sources primaires national-socialistes« à propos d’un sujet aussi sensible que l’éthique (voir p. 75).
Particulièrement instructif apparaît l’état des lieux de la recherche. Le premier auteur à avoir consacré une monographie au sujet fut l’américain Peter J. Haas, dans »Morality after Auschwitz. The Radical Challenge of the Nazi Ethik«. Contrairement à Hannah Arendt, il avait perçu que l’emprise du NS sur les esprits ne s’expliquait pas seulement par le ressort de la peur et que, d’autre part, il fallait tenir compte de l’antijudaïsme chrétien, lequel avait beaucoup contribué à rendre acceptable la radicalité de l’antisémitisme NS. Une décennie plus tard, l’essai de Claudia Koons, »The Nazi Conscience« (2003), avait marqué ce champ d’études par son étude de la »morale« NS interprétée comme un »fondamentalisme ethnique«. Plus récemment enfin, deux ouvrages ont marqué l’année 2014. Si les auteurs de »Vermeintliche Gründe« reconnaissent leur intérêt, ils en soulignent également les limites induites par le corpus choisi et la méthodologie adoptée.
Dans »La loi du sang. Penser et agir en Nazi«, Johann Chapoutot a proposé une »reconstruction historiographique et descriptive de la normalité national-socialiste« à partir d’un corpus certes abondant mais dans son principe restreint, qui privilégie les écrits des spécialistes de la doctrine raciale et des théoriciens et praticiens du droit classés selon trois impératifs normatifs: procréer, exterminer, dominer. Ce qui manque selon les auteurs à cette description, c’est une »critique de la normativité national-socialiste du point de vue de la philosophie morale« (p. 25). Chapoutot, en effet, n’aborde pas la question de savoir comment les consciences individuelles ont pu faire siens de tels impératifs en les considérant comme moralement fondés.
Dans sa monographie intitulée »Moralische Ordnungen des Nationalsozialismus«, Wolfgang Bialas a étudié pour sa part la »morale« NS à partir des revues de la SS et de la NSDAP. S’il est resté plus près du langage de ses sources que Chapoutot, Bialas retient principalement les discours mettant explicitement le concept de »race« au centre de la »morale«. L’anthologie réunie dans »Vermeintliche Gründe« permet au contraire de mieux saisir la diversité des registres sur lesquels jouent les »éthiques« publiées sous le NS, notamment lorsqu’elles sont rédigées par des théologiens qui mélangent concepts religieux et célébration du Volkstum ou par des pédagogues qui appellent à »transformer« ou »purifier« l’être humain.
Les éditeurs regrettent de n’avoir été autorisés, pour des raisons de droits, à publier un choix de textes de Heidegger, lequel aurait eu toute sa place dans ce recueil. Ils auraient cependant pu procéder comme avec Hans Freyer: confrontés au même problème, ils ont, à défaut de longs extraits, rédigé une présentation synthétique de »Pallas Athene. Ethik des politischen Volkes« de 1935. On aurait également apprécié un index des termes clés de l’»éthique« NS, la question de la terminologie adoptée étant déterminante en ce domaine. »Vermeintliche Gründe« n’en constitue pas moins, par les textes rassemblés et les scrupules méthodologiques exprimés par ses auteurs, un instrument précieux pour la recherche, qui, en regard des travaux précités, élargit utilement le corpus à prendre en considération.
L’un des aspects les plus troublants des problèmes posés par ces »éthiques« publiées sous la domination NS réside dans le fait que nombre de leurs auteurs, le plus souvent des universitaires, ont poursuivi une carrière parfois prestigieuse après 1945. Il en est ainsi par exemple du théologien luthérien Paul Althaus. Malgré ses publications völkisch et antisémites parues dès avant la prise de pouvoir de Hitler, il reprend après une courte éclipse son enseignement à l’université d’Erlangen jusqu’en 1956. De même pour le théologien catholique Michael Schmaus, recteur de l’université de Munich en 1952. Même constat pour le pédagogue et philosophe Herman Nohl et son élève Otto Friedrich Bollnow. Étudiant également de Heidegger, membre de la NSDAP en 1940, Bollnow professe en 1934 une »nouvelle image de l’homme« dont la référence n’est plus l’individualité mais le »type« au service de la totalité de la communauté, par exemple avec le »type de l’homme-SA« (p. 180). Très influent dans la philosophie de l’éducation, il est fait en 1975 docteur honoris causa de l’université de Strasbourg et reçoit cinq ans plus tard le Prix de la culture des francs-maçons allemands.
Il resterait donc à déterminer ce qui, des positions national-socialistes de ces auteurs dans le domaine de l’»éthique«, a perduré dans leurs écrits après 1945 – par exemple, pour Bollnow, dans son essai »Mensch und Raum« de 1963 – et continué à se propager dans les esprits. Rappelons à ce propos l’avertissement exprimé par Ernst Cassirer dans sa lettre de démission au recteur de l’université de Hambourg, le 5 avril 1933: »Je pense que le régime durera environ dix ans, mais le désastre qu’il provoquera continuera à laisser des traces pendant les cent ou les cent cinquante années à venir.«
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Emmanuel Faye, Rezension von/compte rendu de: Werner Konitzer, Johanna Bach, David Palme, Jonas Balzer (Hg.), Vermeintliche Gründe. Ethik und Ethiken im Nationalsozialismus, Frankfurt a. M. (Campus Verlag) 2020, 488 S. (Wissenschaftliche Reihe des Fritz Bauer Instituts), ISBN 978-3-593-5103-1, EUR 39,95., in: Francia-Recensio 2020/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.4.77270