Voilà un volume qui présente une double particularité. La première est d’être une véritable somme sur l’histoire des objets, de la »culture matérielle« de la RDA tout en procédant par petites touches, et non par un approche d’ensemble. La seconde est de soulever tout autant de nouvelles questions, que de donner des réponses à celles posées sur l’écriture de l’histoire avec les objets.

Ces particularités tiennent au point de départ de cette »histoire contemporaine des objets« (»Sur les traces de la culture matérielle de la RDA«). En effet, beaucoup des contributions, et la ligne directrice, se fondent sur l’expérience et les collections du Centre de documentation sur la vie quotidienne en RDA d’Eisenhüttenstadt (Brandebourg) qui, à partir des années 1990, sous la direction de l’historien berlinois Andreas Ludwig, a géré et rassemblé une immense collection de choses et d’objets de la RDA exploitée selon une perspective savante, à la fois dans la collecte (progressivement documentée méthodiquement) et la valorisation à travers des expositions élaborées selon des questionnaires et des interrogations éprouvés1.

Ce sont en effet les collections du musée et sa documentation qui servent de corpus de sources à une majorité d’articles. Les interrogations sont cependant multiples: elles portent à la fois sur l’objet comme source des historiens, sur la place de la culture matérielle dans l’historiographie en général et du coup, sur le rôle des collections et musées dans ces processus: une histoire des objets, une histoire avec les objets et une histoire par les objets (celle de leur place dans la vie des humains, autour d’une »biographie matérielle du propriétaire« par exemple).

L’ensemble est divisé en trois parties. La première interroge la place des objets dans l’écriture de l’histoire contemporaine, à partir de points de vue variés, et assez disparates. La seconde, très originale, est conçue selon un véritable protocole commun aux neuf contributions. Les chercheurs et chercheuses ont eu pour mission de se promener dans les rayons des archives matérielles du Centre de documentation en choisissant un ou plusieurs objets, de le faire parler (ici histoire »durch Objekte«,par les objets donc) et d’en retracer la biographie dans un ample contexte historique, selon un déroulé commun mais avec des critères de choix arbitraires ou personnels. Certains démarrent avec des critères précis (par exemple cherchant un produit manufacturé de haute qualité), d’autres se laissent bercer par la promenade.

La dernière partie enfin cherche à réfléchir la notion de »collections« soit à partir de fonds constitués »reçus« par le centre (des emballages rassemblés par Heinz Weber, spécialiste du sujet en RDA, ou de la documentation sur le mobilier et l’architecture d’intérieur donné par Werner Sütterlin qui fut rédacteur en chef de »Kultur im Heim«, un magazine qui devait éduquer à un certain goût de l’aménagement intérieur) ou bien d’analyses d’ensemble à partir des objets dont le Dokumentationszentrum dispose (le café et les appareils à café, les biens dits de consommation de masse).

Chaque contribution de la première partie »Les objets dans l’histoire contemporaine« offre un intérêt certain, mais l’ensemble reste hétéroclite et ne peut du coup donner vraiment une idée d’ensemble de ce que font les historiens avec les objets. Pourquoi un article restreint sur quelques photos achetées en brocante, quand le champ de la photo en tant qu’objet est si vaste, ou sur les employés de bureau face à la rationalisation dans les années 1920? Pourquoi pas d’ailleurs. Une prise en considération de ce que les archéologues et les sociologues font et disent des objets aurait tout aussi bien eu sa place et sans doute élargi le champ de la réflexion.

Dans l’introduction générale du volume et, dans celles des différentes parties, Andreas Ludwig offre cependant un très robuste tour d’horizon des approches de sciences sociales et d’historiographie, ainsi que des questionnaires liés. Katja Böhme interroge en particulier en quoi un objet participe de la biographie de son possesseur et comment en retour il l’informe, quand l’historien le fait parler. Ainsi offre-t-elle une belle analyse, tout en nuance, de ce qui signifie s’être procuré la »Ferme des animaux« d’Orwell – livre »interdit« en RDA – pour Thomas G.

Derrière les réflexions de Carlo Ginzburg sur la trace et l’enquête – que Katja Böhme présente plus particulièrement dans le même article –, la seconde partie conduit donc les chercheurs dans le dépôt du musée/centre de documentation. Chacun raconte sa démarche, son choix, l’identification de l’objet, son enquête, ce que l’on peut restituer de sa biographie et de son contexte d’usage: une série de diapositives sur la préhistoire mène ainsi à interroger les choix des enseignants et le recours ici à du matériel de l’Ouest, une mascotte de cosmonaute permet de présenter le rôle de la conquête spatiale pour les habitants en RDA et dans le bloc de l’Est.

Sans cesse les articles oscillent entre les apports de la méthode et ses limites. Les apports évidents tiennent d’abord à l’attention prêtée aux objets étudiés à la loupe, comme en une microhistoire et surtout les chercheurs retrouvent souvent les donateurs, les utilisateurs ou les possesseurs des objets permettant des éclairages extrêmement riches sur leur »biographie«, comme pour cet appareil un peu intriguant au départ qui s’avère servir à l’enregistrement des prêts d’une bibliothèque, ou pour des boites à cigarettes fabriquées en Bulgarie.

Les limites apparaissent lorsque l’objet semble devenir un prétexte à une description technique ou à présenter l’état d’une question, d’un savoir (on revient à l’histoire plus classique des objets), ou des connaissances qui finissent par lui devenir lointaines ou, du moins, l’on ne voit pas ce qui change radicalement, si l’on avait traité le même sujet en partant de sources écrites, à savoir l’histoire d’un produit ou d’une marque. On retrouve cette (stimulante) ambiguïté dans la troisième partie sur les collections.

Andreas Ludwig montre fort bien que certaines collections (tels celles d’emballages et d’étiquettes) ouvrent à des savoirs peu saisissables autrement, et qu’elles permettent du coup, des récits plus charpentés. Mais lorsqu’il raconte l’histoire des politiques de biens de consommation depuis la fondation de la RDA jusqu’à sa chute en les illustrant avec des objets d’Eisenhüttenstadt, c’est passionnant et précis, mais le récit n’aurait sans doute pas été très différent à partir de sources seulement écrites. C’est peut-être ici qu’apparaît un terrain trop peu thématisée: la question de l’écriture et du récit: qu’est-ce que l’on raconte avec des objets devant soi, à côté, avec leurs photos? En quoi la narration, le style d’écriture ou peut-être l’implication du chercheur dans le propos prend-il une tournure différente (ou pas)? Et pour quels gains heuristiques ou de connaissance? Chaque fois que les auteurs ébauchent des réponses, comme lorsqu’ Andreas Ludwig explique que le récit avec les objets liés au café permet de sortir du récit de pénurie, la réflexion s’enrichit grandement.

De même, la polarisation de l’enquête sur les objets conservés au centre de documentation, donc des objets rassemblés par un collectionneur (au départ du fond) ou donnés par des habitants aurait mérité une interrogation, voire des compléments. À l’évidence l’ensemble est immense, riche et varié et le projet se justifie parfaitement. Certaines choses ne sont, cependant, sans doute, jamais ou presque données, mais sont conservées. Dans ce cas l’ethnographie du domicile peut apporter d’autres regards: Susan E. Reid le montre dans le volume pour les logements de l’ère Khrouchtchev et les débats sur leur modernisation, et Anna Katharina Laschke en observant dans l’intérieur des familles de donateur, en situation, les objets qui demeurent.

D’autres choses ont été abandonnées ou détruites, et alors là aussi d’autres modes d’enquête s’imposent. En certains moments, on aimerait en savoir plus sur l’interaction entre les humains et les non-humains, se retourner vers les acteurs, ainsi lorsque Andreas Ludwig s’interroge pour savoir comment les formes de politisation des objets étaient perçues par les Allemands de l’Est (»Objets politiques, objets politisés«). L’enquête orale aurait ici certainement, au moins en partie, apporté des réponses, comme le montrent plusieurs contributions du livre.

Autant dire, au final, la très grande richesse du volume, fort dense, qui offre un matériau foisonnant croisé avec tout un ensemble d’enjeux historiographiques et épistémologiques, au-delà de la RDA, auquel on peut souvent revenir, par de multiples chemins et pour toute histoire avec les objets, par les objets.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Nicolas Offenstadt, Rezension von/compte rendu de: Andreas Ludwig (Hg.), unter Mitarbeit von Katja Böhme und Anna Katharina Laschke, Zeitgeschichte der Dinge. Spurensuchen in der materiellen Kultur der DDR, Wien, Köln, Weimar (Böhlau) 2019, 378 S., 158 s/w u. farb. Abb., ISBN 978-3-412-, EUR 35,00., in: Francia-Recensio 2021/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.4.77273