Pierre Mounier, ingénieur de recherche à l’EHESS et directeur adjoint d’Open Édition, nous offre ici une analyse critique des humanités numériques dans ce livre court, mais extrêmement dense. L’ouvrage est basé sur des réflexions au sein du séminaire »Humanités numériques: quelle(s) critique(s) ?«, coorganisé avec Aurélien Béra à l’EHESS (2016–2018).

L’auteur constate la désaffection pour les humanités, notamment dans l’enseignement supérieur où l’on encourage et subventionne plus volontiers les formations liées à l’industrie ou la finance. D’aucuns pensent que les filières d’enseignement des humanités pourraient être sauvées par l’apport de méthodes informatiques ou mathématiques, gages d’une »scientificité« calquée sur l’organologie des sciences naturelles. Ce tableau sombre et engagé, volontairement provocateur envers un monde libéral sert d’introduction à la notion d’humanités numériques.

L’ouvrage s’articule autour de trois défis majeurs qui font des humanités numériques un objet complexe à définir et à analyser. Premièrement, le rapport ambigu à la technique en contexte d’humanités: le numérique renvoie ici à l’informatique qui est à la fois une discipline scientifique et une technologie relevant de l’ingénierie. Ensuite, la mobilisation de moyens techniques comme renouvellement critique des humanités. Si les objectifs restent théoriquement inchangés, il y a un danger corollaire à importer au sein des disciplines humanistes une certaine idéologie industrielle.

La logique de concurrence du monde académique, qui répartit les ressources financières, risque de provoquer la colonisation des sciences humaines par l’économie de marché. Il faudrait trouver un équilibre qui articule les humanités à la société: sortir les humanités d’une supposée »tour d’ivoire«, sans les asservir aux règles du libéralisme. La réponse de Pierre Mounier consiste à proposer et favoriser des sciences ouvertes, participatives et citoyennes.

Enfin, il décrit le défi scientifique à travers plusieurs facettes: la cohabitation de la vénérable méthode hypothético-déductive avec la reconnaissance de schémas dans les données, induite par les méthodes du big data. Une autre facette du défi scientifique lié aux corpora des humanités numériques: la collecte, l’agrégation, la manipulation et la représentation des sources. Les questions de design, d’interactivité et d’herméneutique sont également bousculées par le changement d’échelle.

Une fois problématisé, le concept des humanités numériques va ensuite être – longuement – historisé avec en miroir l’histoire de la société IBM qui a été support du premier projet notable du jésuite italien Roberto Busa. Il avait entrepris de transcrire et d’indexer la »Somme théologique« de Thomas d’Aquin avec des cartes perforées, seul, puis à l’aide d’IBM pour parvenir à l’»Index Thomisticus«. Si le contexte historique est présenté de longue haleine, cela permet d’appréhender l’informatisation de la société entamée par IBM et son besoin d’une vitrine culturelle.

L’image de société ouverte sur la culture qu’IBM s’est offerte en instrumentalisant sa participation au projet de Busa questionne sur la relation souhaitable entre la recherche en humanités et le monde de l’industrie. D’autres projets emblématiques des humanités numériques sont ici présentés, mais moins en détail, et de manière moins technique et politisée, comme ceux des célèbres William Blake Archive ou Rosetti Archive.

Les arguments et contre-arguments liés à la théorisation des humanités numériques sont analysés et discutés avec minutie et illustrés d’exemples. Ainsi, la phylogénétique du texte de Morretti, rendue possible par le distant reading, âprement discutée par Prendergast est scrutée sans pour autant être arbitrée. Le débat entre explication systématique par automatisation et interprétation intuitive est présenté et tranché: rien ne peut se substituer à l’interprétation sensible du chercheur. De même, certains courants des humanités numériques sont confrontés. Par exemple, la »textualité radiante« (hyperliaison des textes) de McGann, à vocation d’analyse par lecture humaine extensive ne peut être conciliable avec le distant reading.

Pierre Mounier reprend aussi la vision de Willard McCarty pour qui l’ordinateur peut être vu comme un »télescope pour l’esprit«, moyen d’avoir une vision d’ensemble, par une prise de recul, sur son objet de recherche. Son état de littérature sur les postures en humanités s’achève sur la thick description, toujours de McCarty. Par opposition au positivisme, parfois reproché aux humanités numériques, cette méthode d’investigation permet d’exposer ce qui sort du cadre habituel: une via negativa.

Ce qui est particulièrement intéressant dans cet ouvrage, outre les aspects rétrospectifs et sociaux du mouvement des humanités numériques, c’est sa théorisation qui est une forme de panorama épistémique du sujet. Si l’on considère ici les humanités numériques comme des méthodes à appliquer sur des corpora par des chercheurs, on aborde également la délicate question réflexive de l’impact du numérique sur les humanités.

Qu’est-ce que les humanités numériques font aux disciplines qui en usent? Bien sûr, les précautions d’usage sont introduites: les outils, algorithmes ne font que les tâches pour lesquelles ils ont été pensés sans remplacer l’humain pour autant. Les processus et outils automatisés sont évidemment à même de calculer et corréler, mais pas d’interpréter et d’analyser, encore moins d’avoir des intuitions qui restent du domaine du sensible. Pierre Mounier rappelle à ce propos la posture critique de Johanna Drucker sur le post-humanisme: elle y préfère le méta-humanisme qui ne se substitue pas au travail de l’homme, mais qui, comme l’outil, prolonge sa main.

Ce qui est présenté comme étant certain, c’est que les humanités numériques changent le travail des chercheurs en lettres, humanités et sciences sociales. Elles apportent de nouvelles méthodes de construction et d’analyse de corpora sur lesquelles un regard acéré doit être porté. Mounier rappelle que Johanna Drucker et Milad Doueihi, sans concertation apparente, sont très critiques sur les analyses produites par les méthodes et outils numériques sur des corpora philologiques et historiques. Par exemple, sont présentés les biais d’interface: des visualisations anachroniques qui déforment la réalité en la décontextualisant ou encore des présupposés qui, en philologie numérique, vont orienter l’analyse. Il ressort de la critique de ces auteurs, pointée par Pierre Mounier, que le numérique doit être adaptable au chercheur et à la plastique du matériau étudié pour ne pas entraver le travail et la liberté d’interprétation du chercheur en humanités.

Ce travail, très concentré sur l’histoire et la littérature, ne prétend pas donner une dimension intrinsèquement épistémique aux humanités numériques. Cependant, Pierre Mounier expose ici plus qu’une simple collection de points de vue sur des méthodes pluridisciplinaires d’analyse en humanités. Les diverses postures présentées donnent l’impression de dialoguer, de se confronter parfois, au sein d’une discipline en construction. La rétrospective documentée ancre précisément le propos dans l’idée d’une construction au long cours. Après la lecture de l’ouvrage, quel que soit l’analyse de la lectrice ou du lecteur et son opinion sur le sujet, la sensation d’une transformation du métier de chercheur/chercheuse en sciences humaines, comme celle de la société dans son ensemble, sera devenue tangible.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Gérald Kembellec, Rezension von/compte rendu de: Pierre Mounier, Les humanités numériques. Une histoire critique, Paris (Éditions de la Maison des sciences de l’homme) 2018, 176 p., ISBN 978-2-7351-2255-4, EUR 13,50., in: Francia-Recensio 2020/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.4.77275