La place qu’occupent certaines notions dans le débat public en dit parfois long sur les obsessions d’une société. C’est le cas, en Allemagne, du terme de »Heimat«. Difficilement traduisible en français, ce mot peut être utilisé à la fois pour désigner le pays ou la région où l’on a grandi, mais aussi pour évoquer tout endroit où l’on se sent chez soi. Mot tabou après 1945, en raison de son instrumentalisation par les nazis, ce terme fait, depuis quelques années, sa réapparition dans la sphère politique outre-Rhin. À l’extrême-droite, comme le montre le slogan électoral de l’Alternative für Deutschland (AfD) »Unser Land, unsere Heimat«, mais aussi chez une partie des conservateurs: les länder de Bavière et de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, gouvernées par le CSU et le CDU respectivement, ont ainsi choisi d’ajouter le terme de »Heimat« à l’intitulé de deux de leurs ministères. Au niveau national, le ministère fédéral de l’Intérieur a été rebaptisé en 2018 Bundesministerium des Innern, für Bau und Heimat (ministère fédéral de l’Intérieur, des Travaux publics et du Heimat). Pour la gauche, en revanche, les choses sont plus compliquées. Si certains y voient un mot aux connotations nationalistes et racistes qu’il vaut mieux éviter d’utiliser, d’autres plaident pour sa redéfinition, afin de créer un concept universel et ouvert sur le monde.

C’est cette polémique qui est à l’origine du dernier livre de Susanne Scharnowski »Heimat. Geschichte eines Missverständnisses«. Comme l’indique le titre, l’autrice soutient que les différentes interprétations du mot Heimat reposent sur une série de malentendus qu’elle se propose de lever dans sa démonstration (p. 10), afin de contribuer à une revalorisation et une démythification du concept (p. 12–13). Les dix chapitres du livre analysent de façon chronologique les divers sens que le mot Heimat a revêtu au cours de l’histoire allemande, du romantisme à la mondialisation actuelle. Ce qui rend la lecture particulièrement intéressante, c’est que l’auteur, qui pendant de longues années a vécu et enseigné à l’étranger, confronte le regard allemand aux conceptions que d’autres pays ont de Heimat, notamment dans l’espace anglophone.

Dans le premier chapitre, Scharnowski déconstruit l’idée répandue selon laquelle les auteurs romantiques auraient glorifié le Heimat allemand. Selon elle, un Joseph von Eichendorff, un Caspar David Friedrich et un Alexander von Humboldt étaient au contraire davantage attirés par le voyage vers des contrées lointaines que par l’ancrage dans leur Heimat qui s’apparentait au quotidien banal qu’il s’agissait de surmonter, que ce soit par le voyage ou tout simplement en »romantisant« le monde. Ce n’est qu’au cours de la période du Vormärz, entre 1830 et 1948, et plus encore dans la seconde moitié du XIXe siècle, que le Heimat concret commence à gagner en importance dans l’imaginaire allemand.

Cette évolution s’explique, selon l’auteur, par les profondes transformations économiques et sociales et les grandes vagues d’émigration que connaît la société allemande tout au long du XIXe siècle. Comme le souligne Scharnowski dans le second chapitre, Heimat apparaît à ce moment-là comme quelque chose de modulable. On peut chercher un nouveau Heimat, comme Aloys, l’un des héros des »Dorfgeschichten« de Bertold Auerbach, qui choisit de s’installer aux États-Unis. Mais on peut aussi s’engager, à l’instar des auteurs libéraux et démocrates, pour améliorer les conditions politiques de son Heimat.

Le troisième chapitre s’intéresse à la période autour de 1900 où l’auteur situe un nouvel engouement pour ce concept. Face à la modernisation croissante de la société allemande qui va de pair avec une augmentation de la pollution de l’environnement, on assiste à un mouvement de retour aux traditions et à la nature. Là où le mouvement pour la protection de la nature (Heimatschutzbewegung) milite pour la préservation des forêts, des fleuves et des marécages, des institutions comme les Heimatmuseen (musées régionaux), les Heimatvereine (associations régionales) et la très vaste littérature régionale naissante (Heimatroman) visent à valoriser l’histoire, les coutumes et les paysages d’une région ou tout simplement la vie à la campagne par opposition à la vie urbaine.

Si autour de 1900, Heimat constitue donc un véritable »programme« écologique et sociétal accompagné d’actions concrètes, le concept se détache de plus en plus de la réalité au cours des dernières années d’existence de l’Empire allemand pour devenir une idée principalement utilisée à des fins politiques. Le quatrième chapitre montre en effet de façon convaincante comment aussi bien l’Empire allemand que le »Troisième Reich« instrumentalisent politiquement le concept de »Heimat« (le Heimat »propre« contre l’Afrique »sale«; l’Allemand capable d’aimer son Heimat par opposition au »juif errant«) tout en défendant un projet d’expansion territoriale et de modernisation profonde de la société.

La contradiction entre le retour aux traditions et la défense du Heimat d’une part, et la rupture avec le passé d’autre part, marque également les débats autour de la reconstruction architecturale de l’Allemagne après 1945 et des Heimatvertriebene, ces Allemands qui avaient été expulsés d’Europe de l’Est après la Seconde Guerre mondiale, que l’auteur analyse dans le chapitre cinq. Les chapitres six et sept se focalisent de façon intéressante sur les différentes attitudes à l’égard de la notion de Heimat dans l’Allemagne fédérale des années 1950 à 1970. Tandis que le Heimatfilm des années 1950 idéalise les paysans, le village et la nature afin de permettre aux spectateurs d’oublier les difficultés de l’Allemagne d’après-guerre, son contraire, le Antiheimatfilm, accuse ce monde idyllique d’être petit-bourgeois, voire dangereux parce qu’il y décèle une attitude discriminatoire et fascisante.

Dans les années 1970, l’autrice note la renaissance d’un Heimatbewegung comme autour de 1900 au sein de la gauche allemande dont les expressions les plus parlantes seraient le mouvement des squatteurs à Francfort-sur-le-Main, protestant contre la destruction d’immeubles anciens, et les manifestations contre le projet d’une centrale nucléaire à Whyl dans le Bade-Wurttemberg.

Les trois derniers chapitres du livre se penchent sur le rapport actuel à la notion de Heimat en Allemagne. Pour les nomades digitaux qui travaillent à distance tout en voyageant à travers le globe, Heimat serait surtout un sentiment n’ayant plus besoin d’être relié à un endroit précis. Mettant en garde contre les dangers sociaux et écologiques d’une telle évolution, Scharnowski plaide pour un »provincialisme cosmopolite« qui en dépassant la dichotomie entre ouverture au monde et protectionnisme traditionnaliste, reconnaîtrait que »la limitation de soi et la relation à un lieu précis peuvent aller de pair avec une véritable ouverture sur le monde« (p. 236).

Dans ce panorama historique détaillé, quelques éclairages semblent toutefois manquer. On peut ainsi regretter la sous-représentation de la RDA dans la seconde partie de l’étude et que par le choix de ses sources – des textes littéraires et des films appartenant au canon littéraire classique essentiellement produits par des hommes issus de la majorité– l’autrice exclue de nombreuses voix de la mémoire culturelle allemande. Cette monographie au contenu riche et stimulant n’en reste pas moins un ouvrage de grande qualité pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire culturelle de l’Allemagne. Il y a fort à parier qu’il contribue à renouveler les lectures du concept de »Heimat«.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Heidi Knörzer, Rezension von/compte rendu de: Susanne Scharnowski, Heimat. Geschichte eines Missverständnisses, Darmstadt (wbg Academic) 2019, 272 S., ISBN 978-3-534-27073-6, EUR 40,00., in: Francia-Recensio 2020/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.4.77281