Talentueux et nanti d’intérêts divers, Adémar de Chabannes est à lui seul un cas d’école, ne fût-ce que parce qu’il est peu d’auteurs médiévaux dont on ait conservé (et identifié) autant de manuscrits copiés de sa main.
Ad van Els est parti du manuscrit de Leyde (Voss. lat. 8o 15), conservé dans son pays, et a élargi et consolidé sa recherche en proposant une étude sur l’ensemble des manuscrits autographes d’Adémar. Or, ce manuscrit composite et complexe était d’une difficulté telle que peu de chercheurs avaient pu en tirer toutes les conclusions possibles sur la personnalité de cet auteur, bien qu’il ait fait l’objet d’études sur l’un ou l’autre aspect: malgré des études sur les dessins qu’il contient, sur les fables qu’il véhicule (et Paolo Gatti en avait conclu qu’Adémar était un piètre grammairien), le manuscrit dans son ensemble n’avait pas encore été l’objet d’une étude approfondie.
Cela amène l’auteur à s’intéresser à un aspect des activités d’Adémar qui avait assez peu retenu l’attention jusqu’ici. Après le moine aux deux allégeances, le fanatique de saint Martial, l’historien de l’Aquitaine et de la paix de Dieu, le tenant du millénarisme, le présent livre insiste sur le collectionneur de savoirs de toutes sortes et surtout sur l’éducateur. Au passage, il reprend beaucoup de points encore controversés, précise les données biographiques et redresse quelques idées partielles et affirmations trop peu documentées. Une recherche au départ technique, codicologique dans le cas présent, se trouve une fois de plus l’indispensable et véritable point de départ de l’approfondissement scientifique.
Le point de départ de sa recherche est l’autographie. Elle est entendue au sens large, pages manuscrites copiées de sa main, et non au sens restreint aux œuvres d’un auteur copiées de sa main. Cette recherche croise la critique d’attribution, un certain nombre d’œuvres mises sous le nom d’autrui pouvant avoir été rédigées ou »améliorées« par lui. En effet, dans le cas d’Adémar, tous les rapports possibles d’un scribe à ce qu’il écrit (auteur, collecteur, correcteur, réviseur, glosateur, interpolateur, manipulateur) se rencontrent en un continuum qui défie les catégorisations trop strictes. Même avec révérence, Adémar s’approprie ce qu’il copie. Il vaut donc bien mieux pour comprendre son implication prendre l’autographie en son sens le plus large. Le degré d’originalité génère une détermination en cinq degrés: copie littérale, copie avec adaptations de la mise en page pour raisons d’utilisation personnelle, adaptation, compilation, texte original.
La main d’Adémar se reconnaît, d’après la recherche de van Els, dans 22 manuscrits subsistants, ce qui provient de circonstances favorables, les manuscrits de Saint-Martial étant parvenus en grande partie dans la bibliothèque du roi au XVIIIe siècle, mais évidemment ne représente pas toute sa production, une partie de ses écrits n’étant connue que par des copies dérivées et les exemplaires parvenus à nous étant souvent lacunaires. On peut néanmoins évaluer sa production subsistante à au moins 1400 feuillets, sans compter les additions et notules.
Les manuscrits sont présentés dans l’ordre alphabétique des cotes, avec l’état de la bibliographie et les interprétations et attributions précédentes, qui parfois seront mises en doute par la suite. On a là (p. 35–88) un excellent état de la question, illustré par une ou plusieurs planches pour chaque manuscrit, qui permet de se documenter rapidement et clairement et de retrouver plus commodément que la table les points sur lesquels la présente expertise apporte des nouveautés.
L’auteur se tourne ensuite sur le ms. de Leyde, Voss. lat. 8o 15, recueil composite dont la complexité et la diversité méritent d’en faire le point de départ d’une recherche codicologique et matérielle complète. Sans doute Adémar n’était-il pas le seul à travailler et conserver les résultats de ses lectures de cette façon, mais tel qu’il nous est parvenu il offre une occasion rare de pénétrer dans le mode de formation et la fonction d’un recueil de ce type. D’abord relié par Bernard Itier vers 1220, dérelié vers 1875, conservé sous forme de libelli, puis relié en libelli vers 1900, le manuscrit apparaît actuellement sous forme de 14 fascicules regroupant ses 27 cahiers.
On dispose heureusement du rapport de restauration de 1990–1992 qui relève très précisément les traces de coutures précédentes, y compris celle de la reliure originelle, datant d’environ 1055. Auparavant, il semble que les cahiers (ou au moins onze d’entre eux) étaient tenus ensemble par des agrafes de parchemin, qui constituaient une reliure provisoire; il en subsiste quelques-unes: ces languettes passaient dans deux trous proches en tête ou en queue, sur la pliure, puis étaient nouées ou tordues, de façon à maintenir ensemble les bifeuillets. Cela permettait à volonté une utilisation de un ou quelques cahiers sans déplacer l’ensemble (pour faire cours à ses élèves, précise l’auteur à la page 96).
Il semble même que ces reliures provisoires pouvaient précéder l’écriture ou le dessin. Cela explique aussi comment certains de ces cahiers comprennent des feuillets isolés, ainsi maintenus en place même avant écriture. Le regretté Peter Gumbert avait attiré l’attention sur les cahiers agrafés, et le manuscrit de Leyde en est un exemple limpide. Il semble donc qu’Adémar avait l’habitude d’écrire sur des cahiers ainsi préparés. (Un autre incident qui donne des indications sur les cahiers préparés avant écriture est, dans Paris BnF lat. 2400, le fait que les signatures sont dans le désordre alors que le texte se suit correctement: les cahiers encore vierges devaient déjà porter une signature, mais Adémar les a pris en désordre.)
Fort de cette constatation, Ad van Els décrit les cahiers un à un: leur structure, la qualité du parchemin, les piqûres et réglures, les éventuelles collaborations (ainsi le glossaire du cahier 4 semble copié alternativement par trois élèves, comme exercice d’écriture). Il conclut qu’Adémar travaillait en constituant des libelli de un ou plusieurs cahiers, tenus par une reliure provisoire, ce qui était une pratique courante et attestée à Saint-Martial. Il ne se souciait pas toujours des habitudes dominantes à l’époque et attestées à Saint-Martial pour construire les cahiers (ainsi certains présentent le pli du quadrifeuillet en queue et non en tête, ce qui rend peu vraisemblable qu’ils aient été écrits avant que le cahier soit découpé).
La construction de plusieurs cahiers est analysée très précisément, montrant une très grande variabilité et adaptation. Adémar se souciait peu de mise en page, et le résultat est qu’un utilisateur autre que lui avait peu de chances de pouvoir s’y retrouver: ce sont des cahiers de notes à usage personnel. Seuls les quelques textes qui ne sont pas de la main d’Adémar présentent une mise en page moins capricieuse. Et il était un champion de l’utilisation optimale du parchemin, tant pour la constitution des cahiers (de taille différente, parfois recyclant des feuillets isolés, récupérés d’ailleurs) que pour l’utilisation de la surface, feuillets restés blancs et marges se couvrant d’additions (qui parfois se poursuivent sur des cahiers originellement indépendants), et le module d’écriture ainsi que l’unité de réglure diminuant aux limites de la lisibilité (il semble que la presbytie l’ait épargné jusqu’à la fin de sa carrière, car les manuscrits tardifs sont aussi compacts que ses recueils personnels).
Il s’agit donc d’une suite ouverte de carnets de note, constituée au cours du temps (tant à Angoulême qu’à Limoges) et modifiable à tout moment. La seule unité en est le but, que Ad van Els voit dans l’enseignement: ce sont des textes et fragments utilisables »for classroom use« (p. 119). Reliés ensuite par Bernard Itier, ils passèrent, sans doute par l’intermédiaire de Pierre Daniel, dans la bibliothèque de Paul Petau puis de son fils Alexandre, vendus à Isaac Vossius pour la reine Christine de Suède, emportés ensuite par Vossius en Hollande puis en Angleterre, et enfin achetés par l’université de Leyde.
L’analyse approfondie du manuscrit de Leyde permet de passer plus sûrement à l’identification de la main d’Adémar. Celle-ci offre une grande variabilité, dans le temps et surtout selon la nature des manuscrits, le sujet et les circonstances. Formé à Saint-Cybard, il partage évidemment avec d’autres copistes du même milieu culturel un certain nombre de traits et d’habitudes, auxquelles il s’efforçait de se plier, et il eut d’autre part des collaborateurs dont la main peut ressembler à la sienne. Il faut de plus compter avec l’influence du modèle. Adémar inclut parfois son nom dans ses copies, en titre final ou en acrostiche, et même une fois un autoportrait en tant que dévot de saint Cybard.
Mais ces preuves sont insuffisantes, parfois peu claires, et les critiques ne sont pas d’accord sur toutes les attributions (une histoire de la reconnaissance de la main d’Adémar par les différents critiques est fournie p. 133–136). Il faut donc étudier non seulement la morphologie de l’écriture, mais aussi le contexte (codicologique, textuel, artistique) pour une approche globale. La méthode est d’abord définie: dans chaque unité sont analysés les traits les plus caractéristiques, mais pas toujours présents (angle d’inclinaison, fréquence des contacts et ligatures entre les lettres, la plus caractéristique d’Adémar étant la ligature re, séparation des mots, module, angle d’écriture déduit de l’aspect des pleins et des déliés, angularité, contraste, caractères internes comme l’ondulation de la ligne de base de l’écriture, les notes tironiennes, etc.), de la main d’Adémar, qui ne maintient pas toujours longtemps l’aspect standard d’écriture par laquelle il a commencé.
46 dossiers sont ainsi présentés, qui permettent de faire la différence entre des variations d’une même main et des différences avec des mains proches; certaines attributions proposées par des critiques antérieurs sont rejetées, parfois rapprochées de mains présentes dans d’autres manuscrits d’Angoulême ou de Saint-Martial. Ainsi le célèbre colophon où Adémar s’adresse à son collaborateur Daniel (lat. 1121, f. 72v) serait peut-être de la main de Daniel, en tout cas pas d’Adémar, responsable d’après le dernier vers de la notation musicale du manuscrit. Pour les portions de manuscrits qui lui restent attribuées, les causes de variation sont soigneusement évaluées, qu’elles soient brutales (les césures) ou progressives, par oubli du standard initial; l’utilisation d’une écriture formelle est documentée dans des genres très différents; la preuve est faite, par les textes datés, qu’il n’y a pas de développement linéaire de l’écriture dans le temps, et que plusieurs aspects très différents peuvent être datés à la même période.
Seuls quelques traits (écriture moins souple, ligature re moins évidente) peuvent caractériser ses jeunes années. Il est aussi démontré que le titre d’apostolus remplaçant confessor sur grattage ne peut pas absolument servir à dater après ou avant 1029, car la campagne pour l’apostolicité de saint Martial a commencé bien plus tôt, et laissé des traces en Angleterre (p. 234–235). Neuf caractéristiques de l’écriture adémarienne sont définies, et la liste des manuscrits ou fragments de manuscrits autographes arrêtée à 21 cotes (Appendice 1). Pour les manuscrits musicaux, certaines attributions de James Grier semblent devoir être révisées (p. 200, sur lat. 1118). Le tout, documenté par des reproductions de détails bien choisis, est un travail d’ensemble remarquable par sa méthode, dont les conclusions semblent aussi sûres que possible, bien qu’à propos du début du lat. 3784 subsistent quelques problèmes que l’on pourrait reprendre.
Au vu des résultats obtenus, l’image d’Adémar se précise. Pour Ad van Els, parti des carnets de note de Leyde, c’est surtout un professeur, rassemblant le savoir pour le transmettre: la production de ces textes surtout scolaires correspond à une conception spécifique des artes liberales. La qualification de grammaticus qui lui est donnée à Saint-Martial après sa mort serait donc la reconnaissance de ses activités pédagogiques. L’auteur pense qu’à partir des cinq manuscrits contenant des textes scolaires, au sens large, copiés ou annotés par Adémar, on peut reconstruire le curriculum des études à Angoulême et Limoges: les sept arts libéraux, mais aussi l’astrologie, la divination et la médecine, selon une division des sciences qui est en usage aussi à Fleury.
Son traitement des »Étymologies« d’Isidore est une restructuration, sa copie de la »Psychomachie« porte des gloses et annotations d’ordre des mots qui permettent de construire le texte dans l’ordre roman, comme Notker le Bègue le faisait à Saint-Gall, et il adapte l’exposition sur l’Apocalypse de Bède en simplifiant le latin et en atomisant les gloses. (On pourrait objecter que trois textes ainsi retravaillés sur l’ensemble des notes d’Adémar est relativement peu de choses pour prouver une activité d’enseignant nourrie, et que les manuscrits de Rémi d’Auxerre, qui portait véritablement, lui, le titre d’écolâtre, sont beaucoup plus nettement des manuscrits d’enseignant.)
Le quatrième exemple cité, qui fait de gloses bibliques un lexique en repassant au nominatif, n’est qu’un parti de présentation, pas forcément plus efficace pour la pédagogie. En revanche la comparaison du cahier des dessins de la »Psychomachia«de Prudence avec le cahier du texte, les légendes du dessin correspondant aux gloses du texte, offre un aperçu sur la façon dont le cahier d’illustrations, montré aux novices, pouvait servir à les guider dans la lecture du texte. Et, pour la copie-adaptation d’Hygin, où Adémar a d’abord fait les dessins avant d’ajouter le texte, ut stellarum ordo [...] evidentius a discente cernatur, cette introduction prouve une volonté d’assimilation de la matière.
De même, il a d’abord fait les dessins des fables qu’il transmet avant de bourrer le texte dans les espaces libres, mais en ce cas on peut douter malgré tout que le résultat soit plus efficace pour ses élèves. Et dans le cas des dessins relatifs au Nouveau Testament, on pourrait douter de leur valeur pédagogique, des moinillons même peu avancés dans leurs études ayant forcément eu maintes occasions de voir ces scènes reproduites. En tout cas, la conclusion qu’Adémar a rassemblé dans ses recueils des informations et documents de toute sorte, avec une conception très large du savoir, est indéniable; qu’il ait remanié certains textes à des fins d’enseignement apparaît hautement probable, même si rien dans les textes subsistants à son sujet ne précise ce rôle.
Adémar de Chabannes, après cette étude, apparaît libéré d’un certain nombre d’interprétations abusives ou excessives de la recherche récente (Richard Landes, Daniel F. Callahan, Michael Frassetto). Vu les collaborations rencontrées dans plusieurs témoins, on ne peut conserver l’idée d’un copiste solitaire, tombé en disgrâce et obligé d’économiser le parchemin. Il n’a eu qu’un moment d’effondrement, attesté par sa lettre circulaire où il raconte les événements, après l’échec de la liturgie apostolique en août 1029, après quoi il a repris ses activités puis a transféré son allégeance de Saint-Cybard à Saint-Martial. En épilogue, s’appuyant sur le témoignage des manuscrits et une relecture des textes, Ad van Els démontre que l’apocalyptisme supposé d’Adémar ne repose pas sur grand chose et restitue un Adémar moins monomaniaque et impliqué dans des enjeux culturels plus larges.
L’ensemble est pourvu d’annexes très complètes, y compris sur les notes tironiennes du manuscrit de Leyde. (La monographie parue dans »Texts and Transmission« en 2005 ne figure pas dans la bibliographie. Il serait pourtant intéressant de préciser en quoi les présentes mises au point infléchissent ou précisent cette notice.)
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Pascale Bourgain, Rezension von/compte rendu de: Ad van Els, A Man and His Manuscripts. The Notebooks of Ademar of Chabannes (989–1034), Turnhout (Brepols) 2020, 338 p., 154 col. ill. (Bibliologia, 56), ISBN 978-2-503-58779-0, EUR 90,00., in: Francia-Recensio 2020/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.4.77427