À l’instar du temple d’Angkor Vat, l’ouvrage de M. Falser se présente comme un monument exceptionnel. Par sa matérialité en premier lieu: 2 volumes cartonnés, en 21x28 cm, avec un texte assez serré sur deux colonnes, de 508 pages (dont un cahier iconographique de 80 pages) et de 642 pages (dont un cahier iconographique de 118 pages, une bibliographie conséquente et un index des noms propres). Outre les cahiers en couleur, les deux tomes offrent une iconographie, exhaustive, magnifique et tout autant didactique, qui contribue fortement à la valeur de l’ensemble.
Il convient pourtant d’avertir l’éventuel lecteur. Il ne s’agit pas d’un ouvrage et encore moins d’un »beau livre« sur le temple d’Angkor Vat. Le titre relève de la synecdoque, Angkor Vat n’étant ici que le point focal d’une étude qui concerne en réalité l’ensemble architectural globalement désigné par »temples d’Angkor« ou »parc archéologique d’Angkor«. De même, l’approche de son objet par l’auteur n’est-elle pas »classique«, »orientaliste« – ce qui fait à la fois son intérêt et ses limites. Il s’agit avant tout d’une analyse historique, par un architecte, des représentations et des manipulations, politiques et techniques, qui président en France et au Cambodge à la compréhension, à la restauration et à la présentation – la scénographie ou la dramatisation, pourrait-on dire – des monuments depuis leur soi-disant découverte par Henri Mouhot en janvier 1860.
L’étude est donc essentiellement focalisée sur les débats, les perceptions et les pratiques architecturales de sauvegarde et mise en valeur des monuments. Elle s’inscrit toutefois dans un double projet général: d’une part, une contribution à l’étude du colonialisme français, colonial et postcolonial; d’autre part, une contribution au processus complexe, fait de nombreux échanges croisés, par lequel s’impose la représentation d’Angkor comme héritage puis/ou comme patrimoine (colonial, transcolonial) et finalement comme patrimoine de l’humanité.
L’harmonisation des préoccupations et des très nombreux »coups de projecteur«, à partir de différents angles, sur une matière qualifiée d’éminemment »affordable«, n’est pas toujours évidente et l’iconographie est d’autant plus bienvenue que le texte n’est pas de lecture facile: longues justifications intellectuelles parfois redondantes et références théoriques, vocabulaire qui condense plusieurs notions – avec une sorte d’emballement verbal à la fin du deuxième volume! – tirent le livre vers la thèse académique. Il semble s’adresser essentiellement à une clientèle d’architectes, de conservateurs, d’universitaires, de théoriciens de l’art et chercheurs, voire de décideurs d’institutions culturelles nationales et internationales – ce que suggère le luxe même de la publication.
Dans le premier volume (»Angkor in France, from Plaster Casts to Exhibition Pavilions«), M. Falser retrace par quels cheminements et moyens s’impose en France, dans le contexte d’une colonisation indochinoise en mouvement, une connaissance particulière ainsi que les modalités d’appropriation d’Angkor. Deux thèmes sont particulièrement développés: 1) l’histoire et les usages des moulages effectués sur les monuments d’Angkor; 2) les images et usages des monuments d’Angkor tel que présentés lors des grandes expositions en France.
Les moulages effectués sur les monuments d’Angkor sont relativement connus du public français averti puisque leur »redécouverte« et leur »restauration« ont fait l’objet d’une exposition remarquée au Musée Guimet (Angkor: Naissance d’un mythe – Louis Delaporte et le Cambodge, 2013–2014). À partir des moulages, qui s’imposent en pratique courante de diffusion artistique dans la seconde partie du XIXe siècle, l’auteur entrecroise trois histoires. En premier lieu, il reprend le récit et le contexte des premières explorations: la fameuse exploration du Mékong par Ernest Doudart de Lagrée, Francis Garnier et alii(1866–1868), et surtout les missions de Delaporte en 1873 et 1881–1882 et de Fournereau en 1887.
Celles-ci furent autant d’occasions d’accumuler dessins, croquis, plans, photos mais aussi des pièces originales volées sur les sites ainsi qu’une importante quantité de moulages effectués sur les reliefs de différents temples. Lors de leur passage à Angkor, en 1866, Lagrée et son équipe se débrouillèrent pour envoyer en France quelques pièces de leur butin, une importante documentation et déjà quelques moulages, espérant qu’ils seraient présentés à l’exposition universelle de 1867.
Les réactions métropolitaines à cette arrivée de témoignages d’une civilisation méconnue marquèrent le début d’une réflexion non tant sur cette civilisation elle-même – depuis Henri Mouhot, on se répète que les monuments khmers équivalent aux réalisations grecques et romaines et qu’ils sont, conformément aux clichés attachés aux sociétés asiatiques, les vestiges d’une brillante civilisation qui a dégénéré – mais sur leur facture (montrer des moulages pose problème au départ et ils sont ainsi refusés par le musée du Louvre); sur leur valeur symbolique (concrétiser l’expansion française en Asie et montrer – aux Anglais notamment – que les Français sont bien présents et actifs dans la vallée du Mékong); sur la valeur artistique et »patrimoniale« de l’art angkorien.
Michael Falser nous amène ainsi de la découverte et de la pratique des moulages (et du vol de vraies œuvres d’art), à leur catégorisation (où va-t-on les placer et les montrer? sont-ce des œuvres de »colonisés« ou ont-elles valeur égale aux œuvres occidentales?), et à leur exposition au fil de la création en France de nouvelles institutions, la France étant elle-même en plein bouillonnement concernant la sauvegarde et la représentation de son patrimoine et attentive à ce qui se faisait sur ce plan en Angleterre. L’auteur s’attache particulièrement à l’activisme des frères Delaporte et, par ailleurs, à la description (trop?) détaillée du plan des lieux d’exposition ainsi qu’à l’analyse de la place qui y est dévolue aux témoignages khmers.
Ainsi les premiers envois de la mission Lagrée-Garnier pour l’exposition de 1867 furent-ils rangés dans la catégorie »Application du dessin aux arts usuels« du Groupe II »Matériel des arts libéraux«. Quant aux moulages de Delaporte (présentés avec quelques pièces originales qui leur donnaient une apparence d‘authenticité), ils trouvèrent place dans un Musée khmer de Compiègne, dans une exposition temporaire pour un musée ethnographique (tel un art »exotique«), dans un musée indochinois au palais du Trocadéro pour finir oubliés ou utilisés dans le cadre d’une nouvelle forme de présentation de l’art khmer – la reconstitution de monuments factices en France.
Les grandes expositions furent les principaux lieux et moments de telles reconstitutions. Le discours de M. Falser s’oriente davantage ici vers le »transculturel« et vers le »colonial« – très précisément le »French-colonial« avec une connotation nettement stigmatisante. Reprenant le principe d’analyse qu’il a adopté pour les moulages, il commence par l’étude de l’exposition universelle de 1889, laquelle présente un véritable panorama du monde colonisé avec une »pagode d’Angkor« »premier pavillon en plein air d’Angkor en Europe«.
Sont détaillées la réalisation de celle-ci, sa facture, les réactions qu’elle suscite avec le projet colonial qui la sous-tend – prendre, en reprenant les variations sur le thème de l’abandon et de la renaissance, une option sur un territoire d’Angkor pas encore contrôlé par les Français. L’auteur passe ensuite en revue différentes manifestations, notamment en province, où l’on éleva aussi des reproductions de temples, avec une particulière importance accordée à l’exposition coloniale de Marseille en 1906.
Michael Falser entend montrer que ces monuments factices et l’insistance portée sur le fait qu’ils étaient des reproductions (plus que) fidèles de la réalité relevaient d’»une nouvelle stratégie de contraction de l’espace-temps […] qui peut être considérée comme part intégrale du projet colonial français d’amener le centre et ses multiples périphéries à une imbrication politique, commerciale ou ›transculturelle‹ imaginée ou réelle« (vol. I, p. 189). L’effet de contraction était susceptible de créer chez les visiteurs – outre la fierté d’une sorte de »possession« –, l’émouvante impression d’être transportés dans les lieux d’origine.
Lors de l’exposition de Marseille, l’effet de présence fut encore accentué par la visite du roi Sisowath et de son ballet royal, avec ces danseuses qu’on disait pareilles à celles sculptées sur les murs d’Angkor et semblant en sortir. L’auteur souligne surtout l’effet de translation-retour qui en résulterait selon lui. Il voit dans la »pagode d’Angkor« l’amorce d’un processus qui trouva à s’épanouir à partir de la rétrocession du territoire de Battambang-Angkor au Cambodge en 1907 et fut poursuivi par l’École française d’Extrême-Orient (EFEO) jusqu’au début des années 1970: celui de »restaurer Angkor selon les picture-perfect telles que prédéfinies à l’occasion des expositions universelles et coloniales de Paris et de Marseille, de 1889 à 1931« (vol. I, p. 212). »Ainsi la structure originale cambodgienne est-elle transformée en image de ce qui a été établi en France« (vol. I, p. 226).
En référence à Michel Foucault, M. Falser avance qu’il se serait ainsi formé une »hétérotopie transculturelle«, c’est-à-dire »les interactions réciproques entre la réalité du terrain et son éphémère substitut, entre le déroulement de l’histoire et sa mise en scène, entre la royale ancestralité d’un site religieux et l’envahissante protection coloniale française de celui-ci en terme d’héritage culturel« (vol. I, p. 266). L’auteur explicite la dernière partie de cette réflexion dans son chapitre très exhaustif consacré à l’exposition coloniale de 1931 dont le clou fut la reproduction du groupe central d’Angkor Vat. Selon lui, l’EFEO qui aurait inspiré réalisation et scénographie du »temple«, instilla alors chez le visiteur l’idée qu’Angkor était la ruine d’un monument hindou dont la destination religieuse était »morte« alors que c’était en réalité un monument toujours religieusement vivant pour les bouddhistes et même pour l’animisme local.
Dans ce même chapitre, M. Falser fait état des discordances et oppositions qui se manifestent en 1931. D’une part, contre le principe de répliques architecturales en bois et carton-pâte, malhonnêtes illusions. D’autre part, contre la colonisation elle-même. À ce propos, il fait surtout état des actions des militants opposés à la sévère répression qui, en 1931, frappe le mouvement de libération en Annam. C’est à l’ombre d’Angkor que, sur les affiches, sont représentés les peuples opprimés du Maghreb et du Vietnam, tandis que toujours avec la réplique d’Angkor en arrière-fonds, le journal »L’Humanité« titre »Les assassins ont inauguré hier la section indochinoise de l’Exposition coloniale – mais derrière le décor de Vincennes la Révolution annamite se poursuit invincible« (vol. I, p. 332–333).
Il est dommage que M. Falser n’ait pas pointé la terrible confusion qui s’instaure alors, l’Indochine dans son entier et notamment le Cambodge étant confondus (chez les gens de gauche comme de droite) avec le Viêtnam, ce qui ne sera pas sans conséquences (1931 est l’année où est fondé un »Parti communiste indochinois« totalement dominé par des communistes vietnamiens).
Ce premier tome se termine avec l’analyse de l’exposition internationale de Paris en 1937. M. Falser y voit le reflet d’une nouvelle doctrine qui gagne du terrain dans la population provinciale française et est susceptible de séduire les colonies: le régionalisme. Après l’expression de puissance et de grandeur que voulait donner la reproduction d’Angkor Vat en 1931, l’heure est à la valorisation de la simple et belle vie des provinces et à l’assimilation des colonies à des provinces françaises – c’est l’occasion de présenter les productions artisanales locales et des artisans au travail.
Sans doute, l’auteur aurait-il dû creuser du côté de l’évolution politique en France, avec le Front populaire et la recherche d’un nouveau type de relation avec les colonies. Cette fois, le monument présenté à cette occasion est une tour de type hybride (Bayon/Angkor Vat). Dans cette dernière reconstitution d’un monument angkorien en France, M. Falser voit le dernier souffle du colonialisme français en Indochine.
En guise d’épilogue du premier volume – il s’agit plutôt d’études annexes – l’auteur évoque deux autres exemples de tentatives d’appropriation et de reproduction (relocalisation) d’Angkor à des fins d’affirmation de pouvoir: 1) au milieu du XIXe siècle, les projets du roi de Siam, Mongkut, de faire démonter et reconstruire un monument angkorien à Bangkok, qui se traduisirent finalement par l’exécution d’un modèle réduit d’Angkor Vat dans l’enceinte la plus sacrée du palais royal; 2) de nos jours, le projet impulsé par les ultra-nationalistes hindous, d’érection au Bihar d’une réplique d’Angkor Vat encore plus grande que celui-ci, projet bien dans la ligne de la revendication d’une paternité indienne de l’art khmer.
Le deuxième volume, »Angkor in Cambodia, from Jungle Find to Global Icon«,nous transporte sur les sites angkoriens et, comme le premier, il est tout autant une histoire se voulant postcoloniale – de colonisation et de néo-colonisation – qu’une histoire d’Angkor. Le projet général du volume vaut d’être noté tant il dévoile l’esprit du livre. Il s’agit de montrer »comment les politiques archéologiques ainsi que le discours archéologique French-colonial ont progressivement déspatialisé, visuellement remodelé et structurellement réarrangé Angkor, comme un complexe à exhiber sous la forme d’une véritable heritage reserve appelé parc archéologique d’Angkor« (vol. II, p. 5). Non sans prétention, M. Falser précise:
»Les acteurs individuels French-colonial du parc d’Angkor sont ici débusqués [tracked down] pour la première fois au travers de leurs notes, esquissées ou officiellement transmises, internes ou publiées, à teneur scientifique ou de propagande, quotidiennes, mensuelles ou annuelles; et de leurs rapports de travaux, articles ou monographies, pamphlets ou discours. Les programmes, la déontologie et les références disciplinaires qui sous-tendent leurs pratiques quotidiennes sur le terrain seront considérés en relation avec les évolutions plus larges, politiques, culturelles et sociales: ›colonialistes‹ comme le fut l’attitude agressive et expansionniste des Français avant la rétrocession d’Angkor par le Siam en 1907; ›impérialistes‹ si l’on considère la cohérence et le suivi du programme de cette French-colonial institution qu’est l’École française d’Extrême-Orient [vouée à] surveiller et sauvegarder, superviser et contrôler, sécuriser et exploiter l’héritage archéologique d’Angkor; ›nationalistes‹ dans le cadre de cette singulière indépendance cambodgienne, où le French-made discours essentialiste sur la glorieuse ›antiquité d’Angkor‹ et les productions physiques et spatiales qu’il a distillées – le parc archéologique d’Angkor – ne furent pas du tout décolonisés. Au contraire, ils furent reproduits – dans un mouvement mutuel gagnant-gagnant – de l’ex-régime colonial à l’État-nation postcolonial. Le discours et l’heritage reserve décrétée [enacted] furent revendiqués – avec le soutien complice des archéologues French comme Bernard-Philippe Groslier – tel un capital symbolique (au sens de Pierre Bourdieu) pour l’ancien régime French aussi bien que pour la nouvelle nation cambodgienne ou, plus précisément, pour [alimenter] l’imaginaire d’une grandeur (en français dans le texte) ancestrale retrouvée avec [le régime] past-colonial [sic] monocratique du roi Sihanouk« (vol. II, p. 5).
Heureusement, une large part du volume est consacrée aux travaux concrets sur le terrain depuis les premières investigations jusqu’aux années 2010 environ; ce sont là les développements qui apportent le plus. Le chapitre IX traite des essais de cartographie, d’inventaire et de compréhension par l’image des sites, première étape vers une appropriation – ce qui concerne la pratique des moulages et les prélèvements de pièces originales sur les temples a été décrit dans le livre I.
Le fait que la région des monuments d’Angkor ait été sous contrôle siamois jusqu’en 1907 – j’y reviendrai – limita les interventions tout en stimulant les ardeurs expansionnistes françaises vers le Siam. M. Falser passe ensuite à la création de l’École française d’Extrême-Orient en 1898 – dont il caractérise les inspirateurs comme un »who’s who de protagonistes travaillant à incorporer l’héritage indochinois au sein d’un plus large patrimoine culturel de la France« (vol. II, p. 28); parmi ceux-ci, l’auteur range, outre des colonialistes bien connus, Marcel Mauss, Sylvain Lévy et Paul Pelliot. Après la rétrocession de la principauté de Battambang (et de Siem Reap) et des monuments d’Angkor au Cambodge en 1907, dont le processus est à peine expliqué – quelle est la situation précise à Angkor des années 1890 à 1907, qui y travaille, comment? –, Jean Commaille devint en 1908 le premier conservateur des Monuments d’Angkor. Un programme s’esquissa: débroussaillage et déblayage, mise à l’écart des bâtiments monastiques établis devant la première galerie d’Angkor Vat, réparation de l’escalier couvert entre la deuxième et troisième enceinte, tout ceci commandé en fonction des idées de symétrie, de grandeur et d’harmonie que se faisaient les colonialistes français. Parallèlement, les préoccupations d’accueil et de développement touristique (itinéraires, hébergement, guides …), ou pour faire d’Angkor Vat le décor de certaines célébrations, fusèrent, poussant l’administration à établir un périmètre de protection autour de chaque temple en 1909.
Le célèbre Henri Marchal fut nommé conservateur après l’assassinat de Commaille en 1916 et c’est en 1925, après que Louis Finot s’était plaint de l’envahissement des lieux par les marchands d’antiquités, que le gouverneur général par intérim, Maurice Monguillot, ordonna la création du parc archéologique d’Angkor. Les guides touristiques, écrits par les responsables de la conservation, contenaient à présent les meilleurs itinéraires (en fonction du temps disponible), les sites et détails à ne pas rater, les meilleurs moments de visite et les indications sur les points de vue les plus photogéniques.
Les développements les plus novateurs du volume concernent le recours à l’anastylose dans le traitement des monuments et les débats que celle-ci suscita. Répondant à son titre de »transcultural history«, la recherche resitue les efforts français au sein du réseau global de l’archéologie coloniale en Asie, surtout après que Henri Marchal eut expérimenté, non sans interrogations, l’usage du béton dans son travail de restauration.
Si les savants orientalistes français avaient un œil sur ce qui se faisait en Inde du côté anglais et en Insulinde du côté néerlandais, la rencontre, en 1929, et la collaboration avec les archéologues néerlandais travaillant sur les sites insulindiens furent néanmoins déterminantes dans l’adoption par les Français de la technique de l’anastylose – terme lui-même inspiré des techniques mises en œuvre par l’archéologue grec Nikolaos Balanos au Parthénon. Maurice Glaize, conservateur à partir de la fin de 1937, fut certainement le meilleur représentant des techniciens de l’anastylose, comme en témoigne la restauration du Bakong de Roluos.
Ce grand chapitre se termine avec les années dites »postcoloniales«. De 1941 à 1946, les Thaïlandais réoccupèrent ce qui avait été la principauté de Battambang et procédèrent à sa siamisation forcée – les monuments d’Angkor échappèrent cependant à l’emprise siamoise, la frontière entre Cambodge et Thaïlande étant fixée à quelques kilomètres à l’ouest d’Angkor Vat.
Les années suivantes des groupes indépendantistes – dont certains refusaient le retour de la région dans le giron colonial français – rendirent la région peu sûre. La direction de la conservation en fut affectée et l’effondrement du mur Sud-Est de la seconde enceinte (la galerie du Ciel et des Enfers) d’Angkor Vat en 1947 sembla symboliser l’échec final de la restauration à la française. C’est cependant à l’EFEO que fut encore confié, à l’indépendance en 1953, le soin du parc archéologique. Ainsi, selon M. Falser, la colonisation continua-t-elle à s’exercer pleinement dans le domaine de l’archéologie angkorienne, façonnée, jusqu’au début des années 1970 par l’hubris du dernier conservateur français, Bernard-Philippe Groslier.
Sans considération de l’énorme travail effectué par ce dernier, l’analyse des réalisations et des projets du conservateur par M. Falser est à charge: sont dénoncés, entre autres, son programme de »reconstruction« d’Angkor Vat, sa restauration par anastylose du temple en briques de Prasat Kravanh, les moyens employés (usage de ciment et de béton, usage de produits chimiques pour le nettoyage des bassins), son projet de faire évacuer toute la population habitant encore à l’intérieur des limites du parc.
Les idées de Bernard-Philippe Groslier sur la cité hydraulique angkorienne ajoutent à l’idée d’une »folie des grandeurs« qui semblait en harmonie avec le projet et les actes de Norodom Sihanouk (chap. X). »Groslier occupait une position cruciale entre l’élaboration d’un Cambodge au passé glorieux et l’utilisation d’Angkor comme une utopie revitalisée, sous la forme d’un archaeological and cultural-political ›theme-park‹« (vol. II, p. 160). Ces travaux de Groslier servirent notamment à justifier une politique dynamique de l’eau. Parallèlement, c’est sur le travail de George Coedès que s’appuya la réinvention de la figure du roi Jayavarman VII en souverain compatissant, qui devint la figure tutélaire du socialisme bouddhique sihanoukien. À cela s’ajoutait toute une scénographie – scénique, cinématographique, pyrotechnique – dont Angkor Vat et Bayon devinrent les décors et par laquelle l’exceptionnalité de Sihanouk se conjuguait à celle des monuments.
Une originalité de ce chapitre tient dans sa partie 4 consacrée à la nouvelle architecture khmère où paradoxalement, et contrairement à ce que voudrait illustrer M. Falser, les reproductions intégrales de monuments khmers ou l’hommage obligé à l’architecture angkorienne n’épuisèrent pas la recherche de formes nouvelles. Ainsi les paragraphes consacrés au grand architecte Vann Molyvann sont-ils réducteurs: si la mise en espace fut, chez Vann, très influencée par la spatialité monumentale et urbaine angkorienne, son univers de formes semble autant inspiré par l’habitat khmer (maison et monastères) que par les temples.
Après Sihanouk viennent une république impuissante (1970–1975), des Khmers rouges destructeurs (1975–1978/1979), un régime sous protectorat vietnamien (1979–1989) et un État du Cambodge (1989–1991), les uns et les autres se servant d’Angkor Vat comme d’un symbole, d’une bannière. Concernant toutes ces périodes, M. Falser s’en tient essentiellement aux documents officiels ou de propagande en négligeant singulièrement le témoignage des survivants cambodgiens.
Divers pays s’étaient engagés aux côtés du régime de Phnom Penh sous le protectorat vietnamien: les Indiens à Angkor Vat, les Polonais (restauration des peintures murales). Ils furent intégrés en 1992 dans une sorte de consortium dominé par la France (EFEO) et le Japon où avait été menée une intense campagne autour de la destruction et de la sauvegarde urgente des temples et qui promettait d’importants moyens. Selon l’auteur, sous prétexte d’urgence – en exagérant la destruction des monuments, en invoquant l’urgente portée politique d’une inscription des monuments sur la liste du patrimoine mondial –, avec le soutien du roi Sihanouk et la complicité des dirigeants de l’UNESCO, ces pays firent en quelque sorte main basse sur l’entreprise de réhabilitation et de mise en valeur du parc archéologique.
Michael Falser restitue les actes et discussions qui ont mené à la fois à l’inscription des monuments et au partage de l’initiative à Angkor, entre un organisme officiel cambodgien qui peina à trouver sa voie, une UNESCO manipulée au départ par les pays ci-dessus cités, et plusieurs autres pays (États-Unis, Italie, Allemagne, Indonésie – celle-ci en raison de son active implication dans le processus de paix?) qui rentrèrent dans le jeu sans que l’auteur nous dise comment et à quel titre.
Là encore, se retrouve, chez M. Falser l’analyse à charge qui atténue la portée de son étude: l’École Française d’Extrême-Orient, notamment, est présentée comme une institution agressive surtout désireuse d’obtenir le rôle de leader et de sauvegarder sa position néocoloniale, comme si elle n’avait pas eu quelque titre à prétendre être associée à la reprise des travaux. Quels comptes M. Falser a-t-il à régler avec l’EFEO?
Il termine par la mention de différents projets menés depuis 1992 et par l’évolution progressive d’Angkor en parc d’attraction. Il aurait été intéressant que l’auteur s’attache à la réception d’Angkor sur d’autres aires et pour l’époque contemporaine – car les expositions sur Angkor continuent à attirer les foules, pas seulement pour le plaisir du French-neo-colonial d’aujourd‘hui. On pourra plus largement regretter que l’étude n’aille pas au-delà de l’année 2010 car il s’est produit cette dernière décennie des changements considérables – outre le phénomène majeur d’un tourisme de masse difficilement contrôlable (sinon par un virus?).
Si les »ruines sacrées« attiraient les touristes occidentaux (où les révulsaient, tel Paul Claudel), il faut aux nouveaux touristes des monuments aseptisés et lisses (c’est aujourd’hui que les monuments angkoriens ressemblent enfin aux pastiches français du XXe siècle!). Le Ta Prohm peu à peu refait à neuf et dépourvu de la végétation qui lui donnait une atmosphère aquatique, en fournit un bon exemple: il attire toujours les foules parce que les guides, se copiant les uns les autres, suggèrent qu’il est resté dans l’état des années de sa découverte, ce qui est devenu une vaste supercherie. Et que dire de la restauration à la chinoise du petit temple de Prah Pithu, impeccable et quasi entièrement en béton, Rien non plus sur l’action du WMF américain au Prah Khan d’Angkor où l’on a fait adopter les garudas de l’enceinte.
Quant aux dizaines d’études concernant l’aménagement de Siem Reap et la protection du parc, qu’ont-elles donné? On pourrait multiplier les exemples. Signalons que l’EFEO elle-même, trop longtemps un club fermé, sans véritables comptes à rendre, où pouvait s’exprimer, le cas échéant, le caprice de quelques maîtres, n’a pas été épargnée par les récentes crises et a dû réduire ses prétentions alors que bien d’autres institutions étrangères sont assurément très heureuses de collaborer avec elle, de profiter de ses documents et de son expertise.
Deux oublis importants apparaissent au terme de l’étude. Pour en revenir à l’EFEO, à aucun moment n’est mentionné le travail qu’ont aussi représenté l’estampage, la collecte, la traduction et l’interprétation de centaines d’inscriptions, travail qui ne saurait être dissocié de la compréhension – aujourd’hui très renouvelée – des monuments et de l’histoire qu’ils révèlent. Par ailleurs, dans la perspective choisie par l’auteur, on s’étonne que ne soient pas abordées les questions cruciales de la chaîne des responsabilités sur le site, des moyens financiers, et surtout de la main d’œuvre, celle-ci partie intégrante de la relation entre les architectes et les habitants d’Angkor.
Un concept revient beaucoup au fil des pages: celui d’hétérotopie. Foucault désigne ainsi ces lieux qui, tels le village et son cimetière, ne sont pas dissociables l’un de l’autre tout en étant étrangers – voire opposés – l’un à l’autre. Dans le cas du Cambodge, l’hétérotopie serait la conséquence de la translation croisée et tiendrait à l’implantation, en France, d’un Angkor qui aurait sa propre réalité et serait reçu comme tel. Il est vrai que le pastiche d’Angkor Vat en 1931 a produit un peu de cet effet: je me souviens qu’à la fin des années 1960, beaucoup de gens qui avaient visité l’exposition de 1931 s’exclamaient avec une troublante sincérité, en apprenant que j’avais visité Angkor: »Moi aussi j’ai visité Angkor!« Il reste que je ne crois pas qu’on puisse parler d’hétérotopie, plutôt d’une production phantasmagorique – derrière l’impeccable monument parisien, ce sont souvent les ruines que l’on recherchait comme en témoigne l’engouement pour le Ta Prohm ou, chez les anciens – moi-même y compris –, le regret des monuments encore partiellement immergés dans la forêt, résonnant du cri des perruches et traversés par les gibbons.
Les impeccables pastiches métropolitains n’ont-ils pas eu pour effet d’entretenir la distance et de distiller le message suivant, »ici c’est du faux, le vrai est loin, en ruines, mystérieux, quasi impénétrable mais, cependant, nous y sommes!« Une véritable hétérotopie réside peut-être dans une telle mystérieuse inversion, qui se traduit souvent par une attirance plus grande pour le Bayon ou le Ta Prohm que pour Angkor Vat. Ainsi, on peut n’être pas convaincu par l’idée d’une translation-retour dans le sens où les interprétations parisiennes ou marseillaises de monuments angkoriens auraient en retour influencé le travail des restaurateurs à Angkor.
Michael Falser le répète à plusieurs reprises mais n’en fournit pas d’exemple probant. Oui, ces restaurateurs étaient imprégnés des idées qui prévalaient dans le domaine de la »mise en valeur« des monuments, idées ayant cours dans toute l’Europe même s’ils les avaient apprises dans des institutions françaises1; oui, ils avaient parfois participé à l’élaboration des pastiches monumentaux et à leur scénographie en France. Mais qui était dupe en France du caractère factice et provisoire de ce qui était présenté? Et dans quelle mesure, une fois à Angkor, les futurs restaurateurs demeuraient-ils dupes et dominés par cette facticité alors qu’ils tenaient leur supériorité de leur travail sur le »réel«?
Michael Falser nous les montre comme obsédés par l’idée de redonner à Angkor sa »grandeur« – un objectif qui revient sans arrêt dans l’ouvrage et qui colle bien avec une obsession française nationale, coloniale puis néocoloniale (avec Sihanouk) de la grandeur. Je ne crois pas que ce fût là l’obsession principale d’un Henri Marchal par exemple, plus préoccupé par ses responsabilités par rapport aux monuments: Angkor Vat ou le Bayon ne distillaient-ils pas assez de grandeur en eux-mêmes?
S’il faut évoquer une hétérotopie, elle devrait plutôt être située entre Angkor et le monde rural cambodgien ordinaire, le grand absent de ce livre – hors quelques mots d’un dialogue sur les origines d’Angkor avec les habitants du lieu. J’ai écrit ailleurs qu’Angkor était devenu, pour les paysans cambodgiens, le lieu du mythe d’origine, le temps d’une alliance entre les rois et les dieux, le temps d’une pré-histoire – l’histoire commençant avec la rupture de l’alliance, la descente des rois dans le sud du pays et la conversion au bouddhisme theravâda. Il suffit d’interroger les gens, de lire les Chroniques dites »légendaires«, ou les récits de neak ta pour avoir une idée de la lecture particulière que se font d’Angkor les simples Cambodgiens. On n’a encore pas pris la mesure et envisagé les conséquences de cette relation d’hétérotopie entre l’Angkor des archéologues et l’Angkor mythique des Cambodgiens2.
Il faut toutefois prendre garde lorsqu’on évoque la dimension religieuse des lieux. Si Commaille, en»bad French colonial«, a bien fait déguerpir les bâtiments monastiques érigés devant la galerie occidentale d’Angkor Vat, le temple continua à accueillir images du Bouddha et célébrations bouddhiques, contrairement à ce que laisse penser M. Falser. En 1907, lors de la rétrocession, l’école de Pâli créée pour l’instruction des moines cambodgiens afin de les soustraire à l’influence de Bangkok, fut même installée à Angkor Vat, où elle dut fermer dès 1909, faute d’attrait, pour s’établir à Phnom Penh (1911). Cependant, c’est surtout après 2000 que les autres monuments du site furent inondés d’un flot très visible de religiosité et que les recoins des temples ont été peuplés de statues du Bouddha et autres devant lesquelles les visiteurs sont incités à s’incliner et à donner quelques pièces! Je crois même que c’est depuis cette date que le Vishnou installé dans la porte sud de l’enceinte d’Angkor Vat est peu à peu devenu un objet de grande dévotion populaire et fut proclamé génie protecteur de toute la région – à la fois sincèrement et pour impressionner le visiteur.
On aura compris qu’il manque une dimension humaine à l’ouvrage de M. Falser, lequel est quasi exclusivement fondé sur du discours et dont les limites sont comblées par une sorte de surenchère anticoloniale au risque de distordre les faits. Un diagnostic précis sur la colonisation est toujours nécessaire mais permettrait justement de ne pas tomber dans un révisionnisme facile. Il est ainsi difficile de parler d’univoque projet colonial, tel qu’il nous est illustré par l’auteur.
Il suffit de se reporter aux luttes qui divisèrent le ministères français des Affaires étrangères, d’une part, de la Marine puis des Colonies d’autre part, à propos de l’attitude à tenir face au Siam – et la richesse de la région de Battambang pesa d’un poids tout aussi lourd, sinon plus, que la »possession« des monuments dans le processus de la rétrocession. Quant à l’EFEO, dépendante de Hanoï, elle joua souvent son propre jeu par rapport aux autorités françaises du Cambodge. Cependant, il y a bien eu, à partir du roi Sisowath (1904), une stratégie dominante au sein du protectorat: à savoir un partage des rôles entre les Cambodgiens et les Français, où les représentations que les colonisateurs se firent d’Angkor jouèrent un rôle essentiel. Aux Français, le devoir de tirer le Cambodge vers la modernité mais aux Cambodgiens le devoir de conserver et cultiver les magnifiques traditions héritées de la période angkorienne. L’œuvre de George Groslier, le fondateur de l’École des arts (qu’on ne peut assimiler à l’EFEO!), est exemplaire à cet égard: il s’agit de sauver et de valoriser ce qui, dans les arts cambodgiens, apparaît comme la continuation (supposée) des techniques et des réalisations angkoriennes3. Comme en ce qui concerna le ballet royal, la référence idéale se situa au temps d’Angkor. Transparent chez Groslier, ce discours imprégna tout le mode de pensée des colonisateurs, avec des conséquences importantes. Dans le domaine de l’enseignement de l’art, par exemple, la différence est évidente entre le Cambodge (où l’on enseigna donc l’art de la reproduction) et le Vietnam (où les élèves furent initiés aux développements des beaux-arts métropolitains dans une démarche que M. Falser pourrait qualifier d’ultra-colonialiste mais qui développa l’esprit d’originalité et de création).
Et nous avons vu que, en architecture, même les architectes les plus doués et novateurs se sentaient obligés de justifier leur démarche en fonction d’Angkor. Cette fixation sur Angkor posé en idéal d’une tradition sanctuarisée, »à maintenir«, se répercuta dans tous les domaines de formation et joua sans doute un grand rôle dans le retard de formation d’une élite cambodgienne »moderne«: on délégua aux moines bouddhiques l’éducation primaire (ce qui faisait des économies!); il fallut attendre 1933 pour qu’un lycée voie le jour au Cambodge (le lycée Sisowath). Parallèlement d’ailleurs, la fixation sur Angkor et, cette fois, l’hégémonie de l’EFEO conduisirent à une dévalorisation des disciplines et recherches autres qu’orientalistes et angkoriennes au moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
Peut-être aussi peut-on imputer en partie à la focalisation sur Angkor le peu d’attention accordé jusqu’à récemment à la sauvegarde de l’architecture ou des peintures de monastères. Ainsi s’accentua cette réelle hétérotopie, avec la superposition d’un monde angkorien au monde réel – illusion qui triompha en effet sous Sihanouk et à laquelle participèrent non seulement les archéologues mais tout un monde de courtisans, aussi bien étrangers que cambodgiens – et avec le creusement des différenciations à l’intérieur de la société cambodgienne entre un monde »héritier« d’Angkor (celui des Barang et des élites cambodgiennes essentiellement liées à la royauté) et celui des neak srè (les paysans, plus ou moins soumis à quelqu’un) de la campagne.
On trouve dans le livre quelques affirmations ou réactions déroutantes. J’en prendrai deux exemples (parmi quelques autres possibles). Évoquant l’exposition de Paris en 1900, M. Falser écrit: que »l’Indochine n’était alors ni pacifiée ni géographiquement fixée et était alors dans un état critique de transformation territoriale causée par l’agression expansionniste française envers les provinces siamoises de Siem Reap et Battambang« (vol. I, p. 219). Plusieurs affirmations de M. Falser vont dans le même sens. Sans nier que les milieux coloniaux indochinois souhaitaient et travaillaient à l’absorption du Siam – au moins du territoire à l’est de la Ménam –, écrire que Battambang-Sisophon-Siem Reap étaient des provinces siamoises est une erreur que l’on a peine à comprendre même si telle est la chanson que l’on entend dans les milieux nationalistes siamois, souvent relayée de nos jours par quelques Occidentaux. Ce territoire n’a jamais cessé d’être cambodgien. Il fut donc bien »restitué« au Cambodge. Le second exemple se rapporte au récit par M. Falser de cette sorte de répartition des responsabilités et des temples, sous l’égide de l’Unesco en 1992. M. Falser raconte cela comme s’il s’agissait du partage colonial de Berlin en 1885 – et c’est passionnant – jusqu’au moment où il s’étonne que les Cambodgiens ne se soient pas vu attribuer à ce moment-là (1992) la responsabilité d’un temple. Mais réalise-t-il que les intellectuels cambodgiens avaient presque tous disparu, assassinés ou en exil ou en formation dans les pays de l’Est, et que les quelques personnes qui restaient étaient absorbées dans les instances tentant de »faire marcher la machine«? C’était peut-être l’occasion de relever qu’un des véritables échecs de l’EFEO est de n’avoir pas su préparer, en 75 années de présence à Angkor et pendant les années de guerre de 1970 à 1991, une relève cambodgienne pour la restauration des temples. Ce fut d’ailleurs un grand mérite des équipes japonaises que d’avoir lancé dès 1992 des actions de formation en ce sens – de nombreuses personnes actuellement aux responsabilités sont issues de ces initiatives.
Le rapport parfois déroutant à la réalité historique se retrouve en quelque sorte dans l’usage des termes patrimoine et héritage. Le fait que les Français utilisent le terme de »patrimoine mondial« plutôt que l’expression anglaise »world heritage« n’est pas anodin. La notion française de patrimoine culturel (collectif, national) s’étant partiellement construite en opposition à celle d’héritage (individuel, biologique), cela amène à douter que les Français aient raisonné en termes d’héritage culturel, avant 1900.
Il est très intéressant de constater que cela change ensuite, après la rétrocession de 1907 puis avec la montée des contestations anticoloniales. Dans l’esprit de quelques colonialistes français, les rois cambodgiens sont sans conteste les »héritiers« mais ils n’ont pas su conserver leur héritage angkorien et ce sont les Français qui l’auraient »recueilli« en 1907 et qui en seraient donc les »héritiers légitimes«. C’est très clair à la lecture même de certaines citations présentées par M. Falser (citant Farrère, vol. I, p. 337). Cela n’empêche pas que l’usage du mot »héritage« par les Français, en guise d’éventuel droit de préemption sur Angkor, est loin d’être courant dans les premières décennies de leur présence en Indochine (d’autant que c’est conquérir le Siam qui les intéresse alors) et qu’il y a quelque historicisme à l’employer.
Voilà donc un ouvrage qui laisse perplexe. L’ensemble ne semble presque jamais toucher le sol. Peut-être cela tient-il au désir de présenter une histoire »postcoloniale«, d’analyser discours et pratiques, connivences et confréries, stratégie globale et traductions locales pour précisément en faire ressortir la logique structurante – coloniale et néocoloniale. En cela M. Falser donne trop souvent dans l’excès, qui devient lassant dans le deuxième volume. En caricaturant, on pourrait avancer que dans ce livre les acteurs français et leurs complices cambodgiens vivent colonial, pensent colonial, écrivent colonial, élaborent colonial. Le »tout est colonial« ressemble ici »tout est politique« des années 1970.
Dans la lignée des réflexions d’Edward Saïd, il y avait bien, dans l’étude de cette institution orientaliste qu’est l’EFEO et de certaines de ses réalisations, de quoi traquer les effets d’une domination intellectuelle coloniale (»the staging of history«) qui s’exerça puissamment, par effet-retour, sur les conceptions des sociétés dominées. Malheureusement, c’est la saisie de ce second mouvement qui ne convainc pas ici alors que M. Falser en fournit paradoxalement toute la matière: peut-être parce que la matière architecturale est essentiellement technique et moins malléable (affordable) que peuvent l’être ses interprétations et ses manipulations politiques ou autres.
Le plus intriguant dans cette histoire postcoloniale est donc l’absence du Cambodge. En cela elle demeure, comme la plupart des études coloniales, un essai sur la France aux colonies où le transculturalisme annoncé par M. Falser s’apparente au visage que la France tend à se donner d’elle-même au miroir d’Angkor.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Alain Forest, Rezension von/compte rendu de: Michael Falser, Angkor Wat – A Transcultural History of Heritage. Volume 1: Angkor in France. From Plaster Casts to Exhibition Pavilions. Volume 2: Angkor in Cambodia. From Jungle Find to Global Icon, Berlin, Boston, MA (De Gruyter) 2019, XII–508; VII–642 p., num. col. and b/w ill., ISBN 978-3-11-033572-9, EUR 172,95., in: Francia-Recensio 2020/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.4.77507