La source première des 33 articles de ce volume qui recueille les communications du colloque de Bonn (31 août–1er septembre 2017), est évidemment la publication en 48 volumes des »Acta Pacis Wesphalicae« (APW). Mentionnons les bénéfices collatéraux d’une telle entreprise pour l’histoire de la langue, au moment du passage du Frühneuhochdeutsch au Neuhochdeutsch, pour la fixation de l’ars dictaminis et de la langue diplomatique, pour relever les traces de l’oralité et la dichotomie entre le gesprochen-sprachlich et le geschrieben-sprachlich.
L’essentiel est évidemment la possibilité que cette remarquable édition offre pour relire à nouveaux frais ces longues négociations, dont l’aboutissement fut si difficile, et pour passer au crible de la critique, sinon déconstruire, le mythe d’un congrès qui aurait inauguré une nouvelle ère fondatrice dans le domaine des relations internationales, allons plus loin, qui aurait été la charnière entre deux mondes, la chrétienté médiévale et l’Europe pulvérisée en États souverains. Dans cette optique, une première séquence passe en revue les historiographies nationales sur l’événement.
Pour les historiens allemands, et principalement ceux de l’école petite-allemande (Heinrich von Treitschke, Johann Gustav Droysen), Westphalie fut la catastrophe qui précipita l’Allemagne dans la décadence. Ce ne fut que le premier de ces congrès désastreux, suivi par ceux de Vienne en 1815 et de Versailles en 1919. À la lumière des cataclysmes du XXe siècle et dans la dynamique de l’intégration européenne, le Saint-Empire, stabilisé en 1648, est réhabilité: un État de droit, des structures fédérales, des principes solides de légalité, souveraineté et territorialité. L’»Instrumentum Pacis« de Münster et celui d’Osnabrück (IPM et IPO) redeviennent la grande œuvre de paix des temps modernes.
En France, il fallut attendre le renouveau de l’histoire diplomatique pour que les traités de Westphalie soient revisités et deviennent les prémices/prémisses du concert des nations et de la construction européenne. Ils n’en demeurent pas moins un objet périphérique de la recherche française; 1998 fut l’année-anniversaire de l’édit de Nantes et non celle de Westphalie. Pour l’Espagne, 1648 ne signifie pas grand chose: au terme de négociations bilatérales, la paix avec les Provinces-Unies, objectif prioritaire, fut conclue en 1646, et la guerre avec la France continua jusqu’en 1659. La paix des Pyrénées, conclue entre Lionne et Luis de Haro, est le contre-exemple de Westphalie: une négociation rapide à deux, et non un interminable congrès, formule à laquelle Madrid ne cessa de s’opposer, persuadée d’y être perdant.
La Suède sortit victorieuse de la guerre de Trente Ans et l’historiographie nationaliste et romantique y trouva son compte. Mais l’année 1648, nullement une rupture, est maintenant considérée dans la continuité de l’âge de la grandeur (1611–1721) et ne signifia pas le retour à la paix; il fallut attendre Roskilde dix ans plus tard. Quant aux annexions sur la rive sud de la Baltique, très vulnérables, elles durent être difficilement défendues au prix de nouveaux sacrifices et générèrent des relations difficiles avec la Prusse.
Pour les Provinces-Unies comme pour l’Espagne, 1648 n’est pas une borne miliaire. Il n’y avait plus d’opérations militaires sur le territoire, la paix fut conclue en 1646, la reconnaissance internationale acquise. La vie quotidienne ne fut pas affectée par ce qui se tractait à Münster et Osnabrück, bien plus par le conflit entre la Hollande et la Zélande, plus encore par l’opposition des États de Hollande au stathouder Guillaume II, soutien des Stuart, qui tenta un coup de force à Amsterdam en 1650. Ce fut la réunion des États en juillet–août 1651, après la mort de Guillaume II, qui donna un nouveau cadre aux Provinces-Unies, dont la cohésion fut renforcée par l’oubli des crises autour de 1648.
Au terme de cet inventaire, il apparaît que s’il y eut un nouvel ordre européen après 1648, il ressortit bien plus à une longue évolution qu’à une rupture, et que le monde d’après ne fut pas si différent de celui d’avant. Les possessions suédoises dans le Saint-Empire conservaient un caractère féodal, à la différence des annexions françaises, en pleine souveraineté. En ce qui concerne cette dernière notion, on passa, dans l’Empire, avec les clauses de Westphalie, en-deçà de la paix d’Augsbourg qui instituait le cujus regio, ejus religio, puisqu’un souverain qui changeait de confession ne pouvait plus entraîner ses sujets dans la même voie. Il n’en demeure pas moins, en dépit des »révisionnistes«, que Westphalie demeure un symbole pour la paix, une »moderne invention«, portée par une série de juristes protestants dressant le bilan d’un ordre ancien dont les guerres de religion avaient révélé la faillite. Cette moderne invention fut corrélative de la parcellisation de l’Europe en États territoriaux souverains égaux dont l’existence devait être garantie.
Pourquoi fut-il si difficile d’aboutir? Une série de communications nous plongent dans le fonctionnement du congrès, non seulement les négociations, mais aussi la vie quotidienne de diplomates »exilés« dans ces deux petites villes de Westphalie, qui n’étaient pas des Residenzstädte, déclarées neutres, et choisies pour leur proximité avec les principaux protagonistes:109 ambassades pour 16 puissances européennes et 140 Reichstände, tout un monde à loger, à nourrir, à protéger, une logistique complexe.
À Münster, ville de 10 500 habitants, avec un chapitre et onze couvents, il fallut accueillir plus de 1000 personnes, plus quatre compagnies de soldats – 1200 hommes – sans compter les gardes personnelles des ambassadeurs. Les trois diplomates de la France louaient à eux seuls quatre ou cinq maisons. La délégation impériale comptait pour le moins dix personnes. Les méridionaux se plaignaient du froid et de la pluie, tous souffraient d’être trop longtemps tenus éloignés des sources du pouvoir. La vie était chère. Les rivalités nationales pouvaient dégénérer en bagarres. Il fallut interdire les masques pendant le carnaval et les sages-femmes durent déclarer les naissances illégitimes …
Mais dans l’ensemble, les rapports avec la population furent corrects et certains diplomates ou leurs épouses n’hésitèrent pas à être parrain ou marraine d’enfants de la ville. On n’était plus en temps de guerre où le pillage des bibliothèques (Mayence, Munich, Prague par les Suédois) était un droit reconnu. On ne sait pas grand-chose des distractions qui égayèrent la vie quotidienne, en particulier rien sur la musique qui faisait pourtant partie des divertissements curiaux; à Dresde, Heinrich Schütz était attaché à la chapelle de l’électeur de Saxe Jean-Georges Ier. Le théâtre des jésuites de Münster donna la pièce »Zorobabel«, et le duc de Longueville, représentant de la France, le »Ballet de la paix« à l’occasion de la naissance de son fils. Après la conclusion de la paix, celle-ci fut fêtée, en particulier à Nuremberg lors de l’Executionstag de 1649–1651, petit congrès pour régler ce qui ne l’avait pas encore été, en particulier la démobilisation.
L’essentiel était la négociation à l’intérieur de cette communauté de diplomates. Il faut ici distinguer le formel, avec la rigidité des protocoles, et l’informel, souvent indispensable pour sortir des impasses et faire avancer la marche vers la paix. Le formel est parfaitement illustré par le cérémonial des entrées solennelles des diplomates, reflet et symbole de la hiérarchie à l’intérieur de l’Europe; on sait les querelles de préséances entre France et Espagne. Pour éviter les blocages, par exemple entre catholiques et protestants, l’incognito s’avéra un moyen empirique commode.
On recourut aux épouses des diplomates pour obtenir une entrevue. Margareta Salvius, femme de l’ambassadeur de Suède, fut sollicitée par le représentant de Magdebourg, et la duchesse de Longueville s’entremit pour défendre le Hochstift d’Osnabrück de la sécularisation. On se rencontra secrètement dans le jardin des jésuites de Münster. Le recours à des tiers fut pratique courante pour débloquer une négociation bilatérale: de juin à septembre 1646, les représentants des Provinces-Unies se substituèrent aux médiateurs officiels, le nonce et l’ambassadeur vénitien, dans les discussions entre France et Espagne; Madrid sollicita expressément les bons offices de son ancien adversaire pour une relation plus flexible avec les Français à propos de la Catalogne et des Pays-Bas du Sud; l’oralité préservait alors d’engagements formels.
Les diplomates dépendaient de leur humaine machine. Si à Vienne en 1815, on dansait, à Münster, on souffrait et la maladie fut un élément de la communication; l’indisposition d’un acteur principal comme Trauttmansdorff, le diplomate de Ferdinand III, pouvait retarder ou même tout bloquer. La visite au chevet participa des usages de cette communauté de diplomates et ménagea des ouvertures informelles. La maladie pouvait aussi être diplomatique et avoir les mêmes effets que la vraie. Le vocabulaire médical fut aussi d’usage métaphorique: le Saint-Empire, l’Espagne étaient des grands corps malades et les diplomates devenaient leurs médecins.
Les négociations, ce furent des paroles au cours de visites, et il ne fut guère de première visite sans cadeau. Dans une société de clientèle et de patronage, le cadeau faisait partie des usages de la sociabilité, c’était un devoir. Mais où se situait la frontière entre le cadeau marquant la déférence, la vénération, et la corruption, qu’est-ce qui faisait la différence? La ligne de crête était difficile à tenir. Plus que l’objet même du cadeau, vin, chevaux, argent, il faut rechercher la motivation: si la paix ne pouvait être atteinte que par l’échange de cadeaux particuliers, que convenait-il de faire? En effet, la réciprocité était souvent de mise. Certains diplomates eurent une réputation de cupidité, tel Volmar, délégué impérial, à la différence de Trauttmansdorff, réputé pour son intégrité: il refusait l’argent, mais accepta néanmoins quelques bœufs.
Les dernières communications ont pour objet la publicité, au sens large, autour des traités de Westphalie. Sur le moment, on sait que les gazettes, telle celle de Renaudot ou la »Wöchentliche Zeitung aus mehrerley Örther« de Hambourg, diffusaient des informations. Qui les informait et quel était le dessein des informateurs? Que fallait-il laisser passer ou retenir, quelle était l’opportunité de faire connaître telle ou telle déclaration? Secret, publicité contrôlée, fausse nouvelle se mêlaient dans cette stratégie de l’information. En retour, les diplomates lisaient les gazettes dont le contenu pouvait éventuellement influer sur les négociations.
Pour le temps présent, la publicité a de multiples canaux. Un projet de 2011 se propose de digitaliser les 48 volumes des APW, 86 millions de signes. Les avantages s’expriment en gains d’information, en utilisation plus facile des notes et des variantes, en réunion commode de textes de même date dispersés en plusieurs volumes, en identification des lieux, des destinataires …Mais il y a aussi quelques pertes du côté de la mise en page et de la scriptabilité du manuscrit. Pour un public plus large que les spécialistes, le roman historique peut être un accès possible, en dépit de toutes les réserves habituelles; car il faut vendre, et pour vendre il faut plaire et la vérité historique n’y trouve pas toujours son compte.
Visuellement, il faut aussi penser aux musées. Il y a un nombre considérables de musées de la guerre, mais fort peu de musée de la paix. Le premier ouvrit à Lucerne en 1902. C’est que la paix n’eut très longtemps qu’une définition ex negativo: la paix, c’est l’absence de guerre et de forces militaires, Finis belli pax, et c’est cette acception qui dominait chez les théoriciens même si, comme Grotius, ils intitulaient leurs traités »De jure belli ac pacis«. Les définitions positives, la paix entre les hommes, comme ordre naturel, entre les nations européennes et à l’intérieur du Saint-Empire apparurent néanmoins au XVIIe siècle et usèrent de toute une batterie de termes augustiniens et chrétiens pour la définir, tranquillitas, utilitas, serenitas, amor, caritas, simplicitas cordis …
Mais comment représenter visuellement la paix, cette abstraction? Un musée de la guerre expose des objets, des armes qui continuent à exercer une certaine fascination, éventuellement et avec la prudence requise, des restes humains issus de sépultures collectives; peuvent s’y ajouter des tableaux peints, parfois fort éloignés de la réalité; et le musée peut retracer l’épopée de grands chefs de guerre, Gustave-Adolphe ou Wallenstein pour la guerre de Trente Ans.
Mais quels héros pour un musée de la paix? Allant plus avant dans le projet »publicitaire«, des chercheurs de Cambridge, en 2015, ont lancé l’idée d’un Westphalie pour le Proche-Orient. Ce premier congrès international pourrait-il être un modèle pour le temps présent? Tout en demeurant sceptique sur les leçons de l’histoire, sur son instrumentalisation, et redoutant l’anachronisme, il se peut dégager, sinon des parallèles, du moins des problématiques communes autour de la notion d’amnistie pour les criminel de guerre ou des garanties internationales assurées à donner à un traité: en 1648, la France, la Suède mais aussi l’empereur et les Reichsstände furent les garants des IPM et IPO.
Rappelons néanmoins que Westphalie ne fut pas, tant s’en faut, le symbole parfaitement réussi d’un art de la paix. Ses clauses ne furent pas universellement acceptées, les contestations générèrent de nouveaux conflits armés. Ce qui est certain, c’est que la paix est difficile à faire, ce que nous rappelle le titre même de ce recueil, aussi bien au milieu du XVIIe siècle qu’à l’aube du XXIe.
On aura saisi toute la richesse de ce volume, et aussi l’originalité de la démarche comparative qui peut apparaître insolite, mais dont le pouvoir de suggestion est à la mesure de l’étonnement qu’il suscite.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Claude Michaud, Rezension von/compte rendu de: Dorothée Goetze, Lena Oetzel (Hg.), Warum Friedenschließen so schwer ist. Frühneuzeitliche Friedensfindung am Beispiel des Westfälischen Friedenskongresses, Münster (Aschendorff) 2019, 457 S. (Schriftenreihe zur Neueren Geschichte, 39 [NF 2]), ISBN 978-3-402-14768-9, EUR 62,00., in: Francia-Recensio 2020/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.4.77618