La commémoration de ce que l’on considère en général comme le début de la Réforme protestante, c’est-à-dire l’affichage en 1517 par Luther des 95 thèses contre les indulgences a donné lieu en 2017 à d’innombrables publications et célébrations. Le présent ouvrage ne veut pas seulement rassembler la documentation relative à cette commémoration en Allemagne, mais proposer une réflexion sur les diverses fonctions exercées par une telle commémoration. L’exposé est structuré en neuf chapitres. Une introduction expose la démarche et apporte des précisions sur les termes utilisés tels que »jubilé« ou »commémoration« (Gedenken), et sur les limites de l’enquête qui se restreint à l’Allemagne et se concentre sur la commémoration de 1517.

Pour exposer sa démarche, l’auteure se réfère à une étude de Horst Alfred Heinrich consacrée à la mémoire collective des Allemands (»Kollektive Erinnerungen der Deutschen. Theoretische Konzepte und empirische Befunde zum sozialen Gedächtnis«, Weinheim 2002). Heinrich distingue cinq dimensions de cette mémoire historique, que l’auteur va reprendre tout en changeant leur ordre de présentation. Il y a d’abord, selon Heinrich, une prise de conscience des suites positives ou négatives d’un évènement du passé. En second lieu la commémoration est utilisée pour stabiliser l’identité d’un groupe. La troisième dimension se manifeste dans les mythes ou légendes auxquels la commémoration a recours. La commémoration sert, en quatrième lieu, à légitimer l’action ou l’état actuel d’un groupe. Enfin, en cinquième lieu, elle traduit une nostalgie désireuse de rétablir un état originel.

Avant d’exposer, selon cette grille de lecture, ce qui s’est passé en 2017, l’auteure propose une première approche sur la place de la mémoire dans une culture donnée. Elle évoque en particulier des auteurs tels que Maurice Halbwachs, Émile Durckheim, Henri Bergson et Paul Ricoeur. Il est question ensuite avec Pierre Nora, Aleida Assmann et Étienne François, des lieux de mémoire, puis de la place et du fonctionnement de la mémoire (et de l’oubli) dans la théologie. Il est rappelé aussi combien le judaïsme et le christianisme sont des religions de la mémoire.

Le troisième chapitre (p. 95–234) est consacré à une rétrospective sur les jubilés de la Réformation, de la commémoration d’autres évènements, et de figures de la Réformation. Il apparaît que les célébrations consistaient largement à se distancier des autres pour affirmer une identité propre. Le mouvement œcuménique, avec un regard neuf porté sur les confessions et les traditions, va donner une nouvelle orientation aux commémorations. C’est le contenu des chapitres quatre à sept (p. 235–530).

Il est question d’abord du contexte interreligieux. Plus que dans le passé, il fallait faire place, dans les commémorations, à l’attitude de Luther à l’égard des juifs et des Turcs, ce qui s’est fait surtout en situant Luther dans son époque. Était-il un homme du Moyen Âge ou déjà une figure des temps modernes? Vu l’implication des autorités civiles dans les festivités, il fallait souligner la portée mondiale de la Réformation et la portée touristique des célébrations!

Le cinquième chapitre traite de la formation de légendes, parmi lesquelles figure, selon l’auteure, l’affichage des 95 thèses par Luther, dont l’authenticité est contestée aujourd’hui par certains historiens. Mais l’auteure s’intéresse surtout à la manière dont cet évènement, et plus généralement la Réformation, ont été perçus et célébrés en 2017 (voir en particulier les pages 365 à 369). La célébration devait-elle avant tout fonder la conscience de soi protestante? Il fallait toujours surmonter la distance entre 1517 et 2017, en soulignant l’actualité de la Réformation, notamment pour fonder le concept de liberté sur l’affirmation de la justification par la foi, comme le voulait le document de l’Église protestante d’Allemagne. N’était-ce pas, selon l’auteure, élever Luther au rang de figure fondatrice de la modernité (p. 368)? Elle relève en tout cas la tension entre une approche historique et une actualisation de la Réformation.

Le sixième chapitre, intitulé »Lerngeschichte«, veut montrer ce qu’un individu ou une instance collective a pu apprendre à travers les commémorations des évènements célébrés et des évolutions qui ont suivi, en prêtant attention à leur fécondité pour le présent. Il est question successivement du regard porté par l’Église romaine, par l’Église réformée, par les Églises libres et par l’orthodoxie sur la Réformation. L’exposé évoque les changements de ce regard, mais aussi les questions qui continuent à se poser. Le chapitre débouche sur une longue analyse de quatre textes œcuméniques. Le premier, élaboré par une commission internationale luthéro-catholique, porte le titre »Du conflit à la communion« (Istina 2013, no 3, 268–330).

Un second document retient l’attention: »1517–2017. Ökumenische Perspektiven«. Il est dû à un cercle œcuménique de théologiens catholiques et protestants allemands. Le troisième texte, »Réconciliez-vous«, émane de l’Arbeitsgemenschaft Christlicher Kirchen in Deutschland (ACK). Un quatrième texte, analysé plus brièvement, est une déclaration commune de la Deutsche Bischofskonferenz (DBK) et du Rat der Evangelischen Kirche in Deutschland (EKD). Il propose de »guérir la mémoire et de témoigner de Jésus Christ«.

Selon l’auteure, ces divers textes veulent »briser et ouvrir« une mémoire séculaire de la Réformation et proposer une autre interprétation des évènements, pour qu’ils perdent leur force destructrice dans la mémoire d’aujourd’hui. On voulait surmonter à la fois la glorification protestante traditionnelle et les réserves catholiques, en racontant ensemble l’histoire en question et en dépassant l’horizon particulier des uns et des autres. Pour cela il convenait aussi, pour chaque partenaire, de reconnaître des fautes et d’essayer de se mettre à la place de l’autre. Un processus de commémoration commune basée sur une nouvelle connaissance de l’autre était ainsi mis en route.

Le septième chapitre évoque la concentration sur le Christ au cours des diverses célébrations. Le huitième chapitre noue la gerbe. Un volumineux chapitre contient une bibliographie très étoffée (p. 546–624).

L’ouvrage est fondé sur une riche documentation. À part certains textes comme »Du conflit à la communion«, l’étude est avant tout consacrée à l’Allemagne. Des compléments pourraient y être apportés. Ainsi, bien avant 2017, les rapports entre Luther et les juifs ont fait l’objet de diverses déclarations, en Allemagne et ailleurs. Un processus de réconciliation entre les luthériens et les mennonites a été amorcé à Stuttgart en 2010, mais il est vrai qu’il émanait de la Fédération luthérienne mondiale (FLM) et pas seulement des Églises allemandes.

L’une ou l’autre correction pourrait être apportée. Ainsi ce n’est pas Karl Barth qui est à l’origine du slogan de »l’Église toujours à réformer, comme il est écrit p. 390, mais le piétiste hollandais Jodocus von Lodenstein (1620–1677). Cela dit, en un temps où l’œcuménisme n’a plus tellement le vent en poupe et où les identités particulières se réveillent, le présent ouvrage apporte à la fois beaucoup d’informations et un souffle susceptible de redonner envie à des chrétiens et des Églises chrétiennes de continuer à se découvrir les uns et les autres et à s’enrichir ainsi.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Marc Lienhard, Rezension von/compte rendu de: Verena Hammes, Erinnerung gestalten. Zur Etablierung einer ökumenischen Gedächtniskultur am Beispiel der Reformationsmemoria 1517 –2017, Paderborn (Bonifatius) 2019, 624 S. (Konfessionskundliche und kontroverstheologische Studien, 81), ISBN 978-3-89710-825-7, EUR 39,90., in: Francia-Recensio 2020/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2020.4.77619