Au sein d’une production scientifique où abondent les actes de réunions de circonstances, regroupant des contributions dispersées (ce qui ne veut pas dire sans intérêt), le volume publié sous la direction d’Olivier Canteaut constitue une heureuse exception: doté d’une solide introduction qui pose clairement la problématique, d’une tout aussi solide conclusion synthétique due à Jean-Philippe Genet, il est constitué de 19 articles consistants, répartis en quelques sections claires, et a même été doté d’un précieux index des noms.
Le thème pourtant n’avait jusqu’à présent attiré l’attention des chercheurs que marginalement. De quoi s’agit-il exactement? C’est la question, précisément, que pose Olivier Canteaut. Mentions hors teneur pour l’historiographie française (mais qu’est-ce que la teneur?), marques (ou notes) de chancellerie pour les diplomatistes allemands ou italiens, notes de garantie outre-Manche … Leur caractéristique, estime-t-il en fin de compte, est d’abord de servir de communication interne entre les services de l’écrit (la chancellerie) et l’administration générale.
C’est bien leur fonction, au départ du moins, dans les chancelleries royales: Philippe Depreux donne un bel article sur la chancellerie carolingienne, centrant son questionnement sur le cryptage par l’usage des notes tironiennes: sous Charlemagne et Louis le Pieux, le renoncement aux notes tironiennes a un sens politique clair. Nicholas Vincent attire l’attention sur les rouleaux de la chancellerie royale anglaise: celle-ci y inscrit dès le début du XIIIe siècle des mentions hors-teneur, plutôt que sur les actes eux-mêmes. Olivier Canteaut, dans ce qui est un vrai traité de diplomatique royale anglaise et française comparée, montre que si l’usage des mentions hors-teneur est plus précoce outre-Manche, il se stabilise à peu près en même temps dans les deux pays, vers la fin du XIIIe siècle; la chancellerie française est en revanche la seule à afficher clairement le nom du roi à cet endroit.
Les mentions hors teneur sont généralement au bas des actes. Mais Peter Linehan et Patrick Zutshi montrent que les mentions dans le coin supérieur droit des actes pontificaux au XIIIe siècle (dont ils donnent une liste provisoire) renvoient à la mention des procurateurs, sans doute en lien avec l’audientia litterarum contradictarum. L’absence de tout registre des lettres secrètes pour l’année 1358 offre à Pierre Jugie l’occasion de regarder de plus près les recipe-Vermerke, ce qui aboutit à une meilleure connaissance des secrétaires pontificaux, ainsi que des scribes de la chancellerie, et de leur action. Armand Jamme, étudiant les actes produits par les représentants pontificaux en Italie, Gil de Albornoz, Anglic Grimoard et Pierre d’Estaing, étudie notamment comment les villes d’Italie centrale ont veillé, lors de l’enregistrement des lettres qu’elles recevaient, à prendre en compte les mentions hors teneur.
Deux juridictions locales françaises bénéficient d’un éclairage. L’officialité de Paris adopte vers 1255 la pratique de la »signature« hors teneur. Mais celle-ci n’est pas systématiquement présente, et n’obéit pas à un modèle strict, signe sans doute, suggère Olivier Guyotjennain, d’une »passivité diplomatique« de l’official et du recours à des scribes professionnels indépendants et plus ou moins occasionnels. Pour les notaires du Châtelet de Paris, Caroline Bourlet, Isabelle Bretthauer et Julie Claustre montrent que la signature du notaire apparaît vers 1270, et a comme ailleurs une fonction de communication interne; elles montrent aussi, non seulement la rareté des mentions du prix de l’acte, mais aussi que les indications de collation concernaient tant les actes en double expédition ou les actes contenant des copies que les vidimus.
Les chancelleries princières avaient parfois un fonctionnement compliqué, ou enrichi, par le fait que le seigneur pouvait disposer de plusieurs principautés. En Hainaut-Hollande entre 1320 et 1360, il y a une influence réciproque, mais successive, entre les deux comtés (Valeria Van Camp). En Bavière-Tyrol à la même époque, sous Louis de Brandebourg, il y a non seulement une chancellerie itinérante, mais surtout des commissores, qui agissaient au nom du duc, lequel n’en était pas forcément informé, et c’est leur nom qui était inscrit dans les registres de la chancellerie. En Dauphiné plusieurs ordonnances régulèrent le fonctionnement de la chancellerie en 1340 et 1344, portant même sur les mentions de chancellerie.
D’après Anne Lemonde, il s’agissait surtout pour le prince de montrer son attachement à une réforme de l’administration: des mentions à usage externe, donc. Analysant les signatures en France aux XIVe et XVe siècles, Claude Jeay montre que les notaires des derniers Valois inventent une signature entourée d’une initiale longue, d’un trait inférieur, d’une boucle finale. Ce type est repris par les souverains jusqu’à Charles VI, ainsi que par des princes comme les ducs de Bretagne. Le futur roi d’Aragon Jean Ier, alors infant, fut progressivement associé au gouvernement par son père Pierre IV dès 1358 et cela jusqu’à sa propre accession au trône en 1387. Les mentions de chancellerie des actes de cette période suggèrent peut-être une forte implication du prince dans la conduite des affaires, mais aussi, comme le montre Alexandra Beauchamp, un usage interne à la chancellerie. Travaillant sur les registres princiers italiens des XIVe et XVe siècles, Isabella Lazzarini montre la grande diversité des pratiques, ainsi que des influences, qu’elle a pu y déceler.
Si l’on passe, avec Francesco Senatore, au royaume de Naples des Trastamare (1458–1501), on ne peut qu’être surpris par les longs post scriptum autographes de certains actes, et par un acte laissé entièrement en blanc pour permettre aux bénéficiaires, les citoyens de Cava de’ Tirreni, d’y inscrire les grâces qu’ils voudraient (ce qu’ils eurent le bon goût de ne pas faire). Pour les Pays-Bas bourguignons à la même époque, Jean-Marie Cauchies recense les différents usages des mentions hors teneur, du commandement à l’enregistrement en passant par le contrôle. Pour la même région, mais plus tard, de Charles Quint à Philippe IV, Nicolas Simon observe une grande permanence des pratiques, simplifiées cependant par l’usage. Il met aussi en évidence ce qu’il appelle »les trois C« de la monarchie administrative: compétences, composition, comportements. En une contribution très méthodologique, Solène de La Forest d’Armaillé suggère qu’au-delà de cette routine, il y a une multiplication des mentions afin de contribuer au »faire croire« d’actes pourtant de moins en moins crus. Sous Henri II, étudié par Roseline Claerr, se développe la pratique de la signature pseudoautographe du roi; la chancellerie connut un repli, en partie conjoncturel, tandis que se développait le rôle des futurs secrétaires d’État.
On l’aura constaté, il s’agit d’un très riche ouvrage: les mentions de chancellerie, qui n’avaient jusqu’à présent bénéficié que d’une attention aléatoire, disposent désormais d’une superbe somme.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Benoît-Michel Tock, Rezension von/compte rendu de: Olivier Canteaut (dir.), Le discret langage du pouvoir. Les mentions de chancellerie du Moyen Âge au XVIIe siècle, Paris (École nationale des chartes) 2019, 709 p. (Études et rencontres de l’École des chartes, 55), ISBN 978-2-35723-150-4, EUR 56,00., in: Francia-Recensio 2021/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79496