Comme Pavel Soukup ou Pavlína Rychterová, Dušan Coufal appartient à la génération dorée qui s’est formée après la chute du »rideau de fer« et qui a bouleversé en quelques années le champ des études médiévales tchèques. Sa thèse, »Entre théologie et politique: la polémique sur le calice 1414–1431« (Prague 2012) l’avait déjà imposé comme l’une des étoiles brillant au firmament de la »hussitologie«. Par la précision et la nouveauté des connaissances qu’il apporte, le nouveau livre que voici force encore davantage l’admiration.
Le présent ouvrage intitulé »Le tournoi de la foi. La polémique sur le calice au concile de Bâle (1431–1433)« partage avec le précédent une évidente continuité thématique, chronologique et méthodologique. Son propos consiste à démêler l’écheveau des controverses suscitées par le premier Article de Prague, dont on sait qu’il réclamait la communion sous les deux espèces pour tous les fidèles. La fourchette chronologique retenue, qui va de la fin de l’hiver 1431 à l’automne 1433, pourrait paraître étroite, si l’on oubliait qu’elle correspond aux hautes eaux de l’actualité hussite en Europe: jamais les feux de la rampe ne se braquèrent sur la question bohême avec autant d’intensité qu’au cours de ces deux ans et demi. Pour le montrer, l’auteur s’appuie sur un travail proprement titanesque de recherche et de dépouillement des textes manuscrits. Abondamment citées tout au long du livre afin de permettre au lecteur de s’y confronter sur pièces, ces sources peu étudiées, et même souvent ignorées jusque-là, redessinent la trame des débuts du concile de Bâle telle qu’on croyait la connaître.
Les deux premiers chapitres traitent des étapes par lesquelles l’Église ouvrit des relations diplomatiques avec les hussites, lesquels venaient de vaincre les troupes croisées devant Domažlice, le 14 août 1431. Un plan large montre comment l’invitation des Bohêmes devint alors une pomme de discorde entre le concile et le pape (»Otages du drame politique«); puis un cadrage plus resserré présente l’accord préalable auquel parvinrent les deux parties à Cheb, en mai 1432 (»Les règles du débat«).
Dušan Coufal gratifie son lecteur de sa connaissance éprouvée tant des sources conciliaires que d’une bibliographie pléthorique. Et quoiqu’il ne s’agisse là que d’une partie introductive, il ne s’interdit pas d’y livrer d’ores et déjà des aperçus originaux sur les échanges d’informations entre Prague et Bâle, via Cheb et Nuremberg. Ainsi met-il au jour une lettre adressée le 7 mai 1432 par les habitants de Cheb aux représentants du concile Jean Nider et Jean de Gelnhausen, qui documente les tensions internes aux minorités catholiques de Bohême (p. 107).
Le cœur du livre est constitué du face-à-face entre orateurs catholiques et hussites. Le chapitre 3 étudie comment Jean de Raguse et Jean Rokycana s’y préparèrent, le quatrième reconstitue leur duel public, tandis que le chapitre 5 se penche sur les nombreuses interventions parallèles qui eurent lieu dans les coulisses du concile. Avec une gourmandise intellectuelle communicative, l’auteur multiplie les découvertes. Saluons la plus sensationnelle de toutes: la quatrième partie de la »Replica« de Jean Rokycana, que l’on pensait perdue, est retrouvée; Dušan Coufal l’a dénichée dans le ms Bautzen, Stadtbibliothek, 4o 28, qui s’avère même être l’exemplaire autographe de Rokycana (p. 338–342). Bien d’autres surprises récompenseront le lecteur au détour d’une savante analyse ou d’une de ces notes de bas de page ciselées dont l’auteur a le secret. Le spécialiste apprendra par exemple comment le Camaldule Jean-Jérôme de Prague, une fois de retour en Italie, a remanié son traité contre les quatre articles (p. 410–414); comment le recueil hussitologique transmis dans le ms Bâle, Universitätsbibliothek, A V 9, est l’œuvre d’un Parisien anonyme (p. 435–436); ou encore comment Rupert de Deutz, dissimulé sous le nom de Fulgence, a pu influencer la doctrine eucharistique des utraquistes (p. 197–198). Il s’en dégage une image profondément renouvelée de la controverse bâloise autour du calice. Alors que l’historiographie s’était laissée impressionner par l’œuvre du seul Jean de Raguse, Dušan Coufal démontre que le concile n’a pas parlé d’une seule voix. De Nicolas de Cues à Henri Toke, en passant par Heymeric de Campo et Nicolas Jacquier, c’est un choral dissonant qui s’est fait entendre.
Et ce n’est pas tout! Car les derniers chapitres du livre ne sont pas les moins fracassants. Le sixième, intitulé »Dans l’ombre de la diplomatie«, aborde la première légation des Bâlois à Prague (mai–juillet 1433), un sujet certes déjà beaucoup travaillé, mais qu’il éclaire à l’aide de nouveaux documents opportunément publiés en annexe. Le septième et ultime chapitre perce à jour les discussions qui eurent lieu à leur retour au concile, en août 1433. Fallait-il ou non autoriser le calice? Derrière l’unanimité apparente, Dušan Coufal restitue l’opposition entre Viennois et Colonais.
Il reste à souligner que l’auteur ne se borne pas aux trouvailles factuelles d’une érudition myope, mais ouvre de plus larges perspectives. Un exemple suffira. Chez Heymeric de Campo et d’autres auteurs bâlois, l’historien tchèque détecte l’émergence d’un enjeu théologique nouveau, celui de la causalité des espèces eucharistiques. Il croise ainsi un thème qui commence seulement à être défriché à la suite d’Irène Rosier-Catach (»La parole efficace«, Paris 2004) et dont on ne peut que souhaiter qu’il prenne le temps d’y revenir. Peut-être aurait-il alors intérêt à mobiliser, plus qu’il ne le fait ici, des références empruntées à la philosophie et à la théologie contemporaines. Mais n’anticipons pas et ne boudons pas notre plaisir devant ce maître livre, écrit de surcroît, ce qui ne gâte rien, sans tambour ni trompette. Des grands savants, Dušan Coufal a aussi l’humilité.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Olivier Marin, Rezension von/compte rendu de: Dušan Coufal, Turnaj víry. Polemika o kalich na basilejském koncilu (1431–1433), Praha (Filosofia) 2020, 652 S. (Studie a prameny k dejinám myšlení v ceských zemích, 20), ISBN 978-80-7007-620-0, CZK 490,00., in: Francia-Recensio 2021/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79498