Ce volume regroupe les textes d’un colloque organisé en novembre 2018 à l’université de Bucarest dans le cadre du projet de recherche européen »Castellany Accounts«, ce qui justifie que cinq des douze contributions concernent la Savoie, terrain d’étude de ce projet. L’introduction de l’éditeur scientifique se place dans le sillage de Thomas N. Bisson et John Sabapathy et met les études de cas qui la suivent dans une perspective historique plus vaste ouverte au cours du XIIe siècle, celle d’un balancement entre loyauté politique et morale et responsabilité financière et administrative. On le sait, le développement des comptabilités marque profondément la documentation à partir du XIIIe siècle.

Ionuţ Epurescu-Pascovici argue qu’elle a également profondément marqué les sociétés de la période 1250–1500, en lien avec la commercialisation de l’économie et le développement fisco-étatique. La diffusion des pratiques comptables au sein des institutions seigneuriales et monarchiques signerait le passage d’une notion traditionnelle de responsabilité (responsability) morale à l’égard d’un supérieur à une notion nouvelle de responsabilité (accountability) institutionnelle. Au fil de cette longue période de transition, le changement des pratiques comptables manifesterait le glissement d’une volonté de fixer des droits à l’objectif d’atteindre un équilibre financier. La période verrait ainsi une tension croissante entre l’enjeu d’une bonne gouvernance des populations et celui d’une efficacité de l’extraction rentière.

L’éditeur du volume invite à scruter dans les comptabilités institutionnelles tardomédiévales le jeu complexe des rapports entre monarchie, aristocratie administrative et sujets, qui se joue à l’échelle locale de la perception des taxes par les États, la papauté et les seigneurs.

L’ouvrage est structuré en trois parties. La première porte sur les liens entre comptabilité financière et politique et propose donc de politiser l’étude des comptabilités médiévales. Elle s’ouvre par une très éclairante étude de Richard Cassidy sur les pratiques comptables de la monarchie anglaise au temps de la guerre civile (1258–1264), au sujet de laquelle l’auteur rappelle que les aristocrates réformateurs voulaient imposer au roi un contrôle financier comptable, ce qui montre bien que la tenue de comptes était un enjeu politique de souveraineté.

L’article de Roberto Biolzi sur la principauté de Savoie-Achaïe démontre que le développement d’une comptabilité judiciaire spécifique, celle des amendes pour non-respect du devoir militaire, a permis au prince de fiscaliser ce devoir militaire et de financer ainsi son armée entre la fin du XIIIe et le milieu du XIVe siècle: on voit ainsi que la pratique comptable chemine avec l’exercice de la justice pour imposer à tous les habitants de la principauté à la fois le devoir militaire et le devoir fiscal.

La deuxième partie du livre se focalise sur la technologie des écrits comptables et convie le lecteur à une étude serrée de la matérialité des comptabilités, ce qui justifie son insertion dans la collection dirigée par Marco Mostert. Alessandro Silvestri dévoile les techniques de reliure mises en place par l’administration du conservator dans la Sicile aragonaise du XVe siècle afin de rassembler l’information nécessaire à la gestion du patrimoine royal insulaire. Les livres de la conservatoria avaient une structure mobile permettant tant la structuration thématique de l’ensemble que la mise à jour du détail de cette information: ils étaient composés de feuillets simples ou de petites unités de deux à trois feuillets; chaque feuillet était, avant écriture, percé d’un trou de 2 cm de diamètre, les feuillets pouvant être ensuite empilés autour d’une cheville et ainsi assemblés et réassemblés au gré des besoins; des feuillets concernant de nouvelles informations financières (paiements, décision, etc.) étaient ajoutés au fur et à mesure; on ne procédait à la reliure du livre que lorsque les informations contenues n’avaient plus d’utilité courante, et encore par deux simples cordes de telle sorte que le livre pouvait être aisément dérelié pour être ouvert et complété.

On comprend ainsi que c’est par l’art de la reliure que l’administration aragonaise mit au point un système fort efficace de gestion de l’information domaniale. La même attention aux pratiques matérielles des comptables se retrouve dans la contribution d’Ekaterina Nosova sur les comptes mensuels du duché de Bourgogne des années 1474–1476: l’autrice montre que non seulement les ducs de Bourgogne avaient des écrous journaliers et des comptes annuels sur parchemin, mais aussi des états comptables mensuels tenus sur des cahiers de papier, non soumis à audition, mais vraisemblablement destinés à préparer la comptabilité annuelle.

L’article que Armand Jamme consacre aux comptes des États pontificaux entre XIIIe et XVIe siècle n’a guère de raison d’être rangé dans la deuxième partie, mais il n’en est pas moins instructif. L’auteur y montre qu’après avoir été confiés à des marchands italiens au XIIIe siècle, ils furent produits, à partir du début du XIVe siècle et dans un souci de transparence, par des notaires des provinces pontificales et reflétèrent de manière croissante la volonté de clarifier les rôles administratifs et politiques de chaque acteur. Avec le repli des Églises sur les États aux XVe et XVIe siècles, la papauté dut de plus en plus compter sur les revenus de ses propres domaines, ce qui impliqua un nouveau changement des pratiques comptables. Pour autant, le contrôle des comptes n’avait pas pour finalité de lutter contre la corruption des officiers locaux, qui devaient simplement démontrer leur respect des règles administratives lors de l’audition des comptes, l’objectif principal restant, pour le pape, l’efficacité de l’extraction de la rente. L’auteur invite ainsi à découpler progrès des techniques comptables et lutte contre la corruption.

C’est ensuite une intéressante approche historiographique des comptabilités savoyardes qui ouvre l’étude de Guido Castelnuovo. Il rappelle qu’elles furent archivées dès les années 1320 au château de Chambéry, à côté du trésor des chartes de la principauté de Savoie, mais qu’elles furent beaucoup plus négligées que ce dernier par l’historiographie. L’auteur recherche la généalogie de cette hiérarchie documentaire et en trouve la piste dans les politiques de conservation mises en place au Moyen Âge, plus exactement dès la première moitié du XVe siècle, avec l’inventaire dit de Clairvaux.

La troisième partie de l’ouvrage, enfin, s’intéresse à l’impact des pratiques comptables institutionnelles sur la vie des communautés locales. La contribution de Nicolas Carrier met en lumière les résistances à la levée de la taille princière dans les communautés paysannes de Savoie aux XIVe et XVe siècles, à partir des comptabilités des recettes fiscales des châtellenies. Une des cibles de leur résistance fut le nombre de foyers inventoriés par les châtelains: la taille étant initialement modulée en fonction des revenus des foyers, localement les foyers riches ne voulaient pas que soient inventoriés certains foyers pauvres, ce qui entraînait leur propre surtaxation au nom du principe »le fort soutenant le faible«; puis la taille fut modulée de façon beaucoup moins élastique, les foyers incapables de payer étant purement et simplement exclus des listes, de même que les morts et les émigrants.

Selon l’auteur, ces variations de l’inscription sur les listes de contribuables sont le produit des négociations des châtelains avec les résistances communautaires à la taxation princière, qui s’illustrent aussi, plus éloquemment mais moins fréquemment, par plusieurs révoltes contre les collecteurs. Pour sa part, Dean A. Irwin propose une présentation de l’enregistrement des prêts juifs en Angleterre, institutionnalisé en 1194 sous la forme chirographes déposés dans des coffres appelés archae et disséminés dans le pays. La Couronne imposa dans les décennies suivantes un second enregistrement, abrégé, de ces prêts juifs sur des rouleaux de contrôle (scrutiny rolls), dans un objectif principalement fiscal avant d’imposer une taille sur les juifs d’Angleterre; le roi ordonnait de procéder à l’inventaire des coffres afin de s’assurer des capacités financières des juifs et de l’identité de leurs débiteurs, appelés à devenir les siens. Ces rouleaux jouèrent pourtant d’autres rôles dans le crédit juif, sécurisant les droits des créanciers comme des débiteurs. L’auteur, qui détaille aussi les différences matérielles entre les deux types d’enregistrement, montre ainsi la diversité de leurs usages sociaux.

La dernière contribution du volume ouvre sur un tout autre type de comptabilités dans un espace très différent, celles des fabriques paroissiales dans la Transylvanie des XIVe–XVIe siècles, dont Adinel C. Dincă propose ici un premier recensement et une première approche prometteuse.

Cet ouvrage rassemble ainsi plusieurs études de grande qualité sur des corpus comptables médiévaux désormais systématiquement étudiés au prisme de leur matérialité. S’en dégage fort heureusement un récit moins évolutionniste et plus nuancé de la modernisation administrative tardomédiévale que celui qui est proposé en introduction. Si l’on ne peut que louer l’éditeur scientifique pour la publication de ces travaux, on regrettera que de rares problèmes éditoriaux affectent l’indispensable apparat graphique d’une étude (graphiques 1 et 2 p. 58-59 et tableau p. 61) et, surtout, que la bibliographie francophone spécialisée (en particulier la revue »Comptabilités« et des ouvrages aussi classiques que »Écrire, compter, mesurer. Vers une histoire des rationalités pratiques«1 et »Classer, dire, compter. Discipline du chiffre et fabrique d’une norme comptable à la fin du Moyen Âge«2), soit ignorée dans l’introduction. De ce point de vue, on ne peut qu’espérer que le fait de publier exclusivement en anglais, comme c’est le cas ici, des travaux réalisés par des chercheurs francophones soit de nature à améliorer la diffusion d’une historiographie qui a largement contribué aux renouvellements récents en matière d’histoire des comptabilités.

1 Natacha Coquery, François Menant, Florence Weber (dir.), Écrire, compter, mesurer. Vers une histoire des rationalités pratiques, Paris 2006.
2 Olivier Mattéoni, Patrice Beck (dir.), Classer, dire, compter. Discipline du chiffre et fabrique d’une norme comptable à la fin du Moyen Âge, Paris 2015 (Histoire économique et financière de la France. Animation de la recherche).

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Julie Claustre-Mayade, Rezension von/compte rendu de: Ionuţ Epurescu-Pascovici (ed.), Accounts and Accountability in Late Medieval Europe. Records, Procedures, and Socio-Political Impact, Turnhout (Brepols) 2020, VI–306 p., 20 b/w ill., 20 b/w tabl. (Utrecht Studies in Medieval Literacy, 50), ISBN 978-2-503-58853-7, EUR 90,00., in: Francia-Recensio 2021/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79501