Fort de 16 contributions, le volume dirigé par Bettina Braun, Jan Kusber et Matthias Schnettger consacré à Catherine II de Russie et Marie-Thérèse d’Autriche part d’un constat: si l’exercice de facto du pouvoir souverain par les femmes est loin d’être une exception dans l’Europe moderne, que ce soit comme régentes ou comme femmes de souverains, en revanche, la détention d’un droit à gouverner plein et en propre par une femme, et non par intérim, ou en lieu et place d’un homme, l’est davantage.

Partant, ces situations soulèvent un ensemble de questions spécifiques – en particulier la tension entre légitimité dynastique et hiérarchie des genres. L’introduction à six mains des directeurs de publication procède à une comparaison utile de la nature du pouvoir exercé par les deux souveraines, de leurs conditions d’accession au trône, des fondements de leur légitimité dynastique et politique. Renonçant volontairement à une comparaison terme à terme des deux femmes, l’ouvrage défend une approche thématique de leurs règnes respectifs. Le volume offre un bilan copieux qui donne un bon aperçu de l’historiographie récente concernant les deux souveraines, principalement sous l’angle d’une histoire culturelle du pouvoir.

Une première partie est consacrée au »cadre général« (Rahmenbedingungen), et à des interrogations d’ordre méthodologiques et structurelles. Barbara Stollberg-Rilinger, en posant la question du caractère exceptionnel ou non du »pouvoir féminin« de Marie-Thérèse, analyse les adaptations nécessaires de la communication symbolique, les hiatus et les paradoxes qui l’accompagnent, en examinant trois limites au gouvernement féminin – la conduite de la guerre et l’exercice de la violence, la qualité d’Électeur et d’empereur, les ordres de chevalerie. Chez Marie-Thérèse, être une femme est tour à tour un atout et un obstacle dans la conduite des affaires politiques. Lorenz Erren pose ensuite la question de la patrimonialisation du pouvoir comme condition de possibilité d’un pouvoir féminin : la consolidation des logiques dynastiques au détriment des logiques électives aurait ainsi favorisé l’avènement de femmes souveraines.

Les quatre contributions suivantes forment la deuxième partie, consacrée à la cour, reflétant en particulier l’importance des travaux récents consacrés à cette institution, aux cérémoniels et aux préséances. Le caractère féminin du pouvoir y passe parfois à l’arrière-plan de la réflexion sans doute parce que, comme le souligne Matthias Schnettger, il passe largement à l’arrière-plan dans les sources. Ce dernier analyse la perception de l’avènement de Marie-Thérèse par les cours européennes, en particulier la république de Gênes et la curie romaine, deux puissances qui ne sont pas directement intéressées dans la succession autrichienne.

Marina Beck analyse ensuite le cérémonial des ambassadeurs russes à la cour de Vienne sous Marie-Thérèse, le statut du tsar et la religion orthodoxe conférant un statut à part dans l’ordre des préséances, et Francine-Dominique Liechtenhahn les caractéristiques de la cour d’Élisabeth Petrovna, fille de Pierre le Grand et prédécesseuse de Catherine II. La contribution de Jan Kusber, consacrée aux favoris de Catherine II, et au traitement de ses amours sur la scène publique européenne, clôt la section qui offre donc un regard très européen et international sur les deux souveraines.

Une troisième section est consacrée à leur pratique du pouvoir. Forcément hétéroclite et condamnée à n’esquisser que quelques aspects, cette partie permet toutefois d’insister sur quelques points nodaux d’une pratique »féminine« du pouvoir. Bettina Braun analyse ainsi le contraste entre la manière dont Marie-Thérèse est présentée à sa mort comme une souveraine pacifique et une reine de paix – en contrepoint notamment du roi de Prusse – et sa participation de fait aux affaires militaires, ainsi que la mise en scène explicite de son lien à l’armée.

Zsolt Kökényesi propose ensuite d’analyser les stratégies et les vecteurs de l’intégration de la noblesse hongroise à la cour de Vienne sous Marie-Thérèse, et Claus Scharf les conceptions politiques (les »objectifs de l’État«, Staatsziele) de Catherine II – esquissant les contours d’une biographie intellectuelle de la souveraine, la théorie et les conceptions politiques des femmes de pouvoir demeurant souvent l’un des parents pauvres de l’historiographie.

Enfin, la contribution de Natalia Tuschinski permet d’articuler politique extérieure et représentations symboliques, en analysant la manière dont le »projet grec« de Catherine II de reconquête de Constantinople et de restauration du christianisme passe par toute une propagande à bas bruit, et un art de l’allusion, de la citation discrète dans les arts, et l’appui sur Rousseau, Winckelmann, les théories de l’art et la grécomanie des Lumières.

Enfin, la dernière partie, qui est aussi la plus abondante, rassemble six contributions consacrées aux »représentations et perceptions«. Richement illustrée de reproductions de très belle qualité, cette partie témoigne de la vitalité d’une histoire culturelle du pouvoir souvent très liée à l’histoire de l’art. Sandra Hertel montre comment Marie-Thérèse a utilisé sa beauté – qualité physique et morale dans des sociétés où l’art du portrait est indissociable d’une pensée physiognomonique – et l’a mise en scène sur des supports visuels et textuels pour légitimer son autorité.

Stefanie Lindsboth examine la mise en scène de la piété dynastique dans les gravures – et montre que ce programme iconographique n’était pas nécessairement entièrement maîtrisé par les commanditaires. Irma Strassheim, elle, propose une étude minutieuse, très interne, de quatre caricatures anglaises de Catherine II à la fin de son règne. Alexander Bauer étudie les stratégies esthétiques de Catherine II dans le palais d’Oranienbaum, et le programme politique qui se dégage de son programme architectural, et Victoria Ivleva développe une analyse sous l’angle original d’une histoire politique par le vêtement, en examinant à la fois les uniformes et les lois somptuaires de Catherine II. L’ouvrage se clôt avec la contribution de Werner Telesko, consacrée à la mise en scène mémorielle de Marie-Thérèse, à la fois par elle-même de son vivant, et à sa mort.

L’ouvrage, qui fait ainsi dialoguer historiens de la Russie et de l’Allemagne, montre des convergences d’approches historiographiques fortes et en particulier la puissance de l’histoire culturelle du politique. Si certains thèmes demeurent de ce fait nécessairement plus en retrait – les conceptions du pouvoir des deux femmes, ou leurs réformes politiques, économiques, administratives intérieures – on notera surtout que le refus de se livrer à une comparaison trop rigide des deux souveraines implique que le volume soit traversé par une tension permanente entre, d’une part, la volonté de proposer une analyse comparée du pouvoir »au féminin« à partir des deux figures et celle, d’autre part, d’offrir un bilan des travaux récents sur les deux figures, au-delà de la question des conséquences de leur genre sur leur pratique du pouvoir ou la nature du pouvoir exercé.

FUSSNOTEN EINFÜGEN

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Rachel Renault, Rezension von/compte rendu de: Bettina Braun, Jan Kusber, Matthias Schnettger (Hg.), Weibliche Herrschaft im 18. Jahrhundert. Maria Theresia und Katharina die Große, Bielefeld (transcript) 2020, 441 S., zahlr. s/w u. farb. Abb. (Mainzer Historische Kulturwissenschaften, 40), ISBN 978-3-8376-4355-8, EUR 49,99., in: Francia-Recensio 2021/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79533