Que les recherches historiques de Leibniz aient eu une portée politique est bien connu: la légitimation généalogique de la dynastie des Guelfes avait la fonction d’asseoir les prétentions de cette maison au sein de l’Europe. C’est dans cette perspective que Leibniz, dès l’hiver 1690–1691, élabore le plan des »Origines Guelficae«. Au-delà de cette simple dimension dynastique, Leibniz s’intéresse pourtant aux grandes migrations qui ont abouti à la naissance de l’Europe telle qu’elle existait à son époque.

En l’absence, évidemment, de techniques modernes qui permettraient, comme c’est le cas de nos jours, de mettre en évidence les grandes migrations grâce à l’étude, par exemple, de l’ADN, Leibniz voit dans l’analyse comparative des langues, d’une part la possibilité de mettre en lumière les origines des populations de Saxe inférieure, et, de l’autre, de trouver des racines communes aux différentes nations européennes, démarche qui – conformément à l’hypothèse selon laquelle les Européens viendraient d’Asie – l’invite à porter son regard sur cette région qui exerçait alors une fascination incontestable allant de pair avec la volonté de la découvrir et de la comprendre mieux1.

Tel est l’horizon de »Leibniz discovers Asia«. À la différence d’études antérieures sur la question de la langue et de l’origine des nations chez Leibniz2, Carhart ne s’en tient pas, ce qui, en outre, serait déjà louable en soi, de présenter une analyse des résultats auxquels parvient Leibniz au cours de ses recherches, et trois axes sous-tendent son étude: Quelles sont les personnes qui, ayant voyagé dans les pays lointains, étaient en mesure de procurer à Leibniz des informations fiables sur l’Europe orientale, l’Asie et en particulier sur les langues qui y étaient parlées? Par quelles voies Leibniz a-t-il pu les contacter et les convaincre de lui apporter leur aide en répondant à des questionnaires formulés systématiquement? À quels résultats est-il parvenu en obtenant ces informations?

Le premier chapitre, à ce titre, montre bien comment Leibniz recourt, dans ses recherches linguistiques, à la même pratique que celles qu’il met en œuvre dans les autres phases de son œuvre: afin d’obtenir les renseignements qu’il souhaite, il s’efforce de mettre sur pied un réseau de correspondants. Pour ce faire, il recontacte en 1691 Claudio Filippo Grimaldi (1638–1712), un jésuite dont il avait fait la connaissance à Rome en 1689 et qui, sans succès avait tenté de se rendre en Chine en passant par la Russie. Leibniz, en effet, espérait par son intermédiaire, obtenir des Jésuites qui, depuis plus d’un siècle, entretenaient des missions en Chine, de substantielles informations sur la langue3. Dans ce dessein, Leibniz développe une méthode d’analyse fondée sur les différentes versions du »Notre-Père« (p. 46–47).

Dans le même temps, – sans négliger, par ailleurs, sa correspondance déjà existante avec d’autres savants, il s’applique à étendre son réseau en contactant d’autres jésuites4, français et polonais, qui, par leurs compétences mathématiques, s’étaient attirés la grâce de l’empereur de Chine.

Et Michael C. Carhart de retracer précisément, dans le second chapitre, la manière dont des Jésuites français »mathématiciens du roi« comme Jean-François Gerbillon (1657–1707) ou Philippe Avril (1654–1698) avaient réussi à prendre pied en Chine – un aspect déjà connu5 – contribuant par là à propager, en Europe, un savoir fondé sur la Grande Tartarie et ses langues (une dimension, en revanche, moins étudiée avant Michael C. Carhart).

De telles connaissances lui sont fort utiles, dans la mesure où, à partir de l’été 1693, Leibniz se penche, justement, sur les langues de la Grande Tartarie, dans l’espoir de trouver en elles la preuve que les langues modernes descendraient de celles parlées autrefois dans la région qu’on appelait la Scythie.

Le troisième chapitre, dans lequel Carhart décrit les efforts de Leibniz pour accéder à des informations à ce propos, permet de bien comprendre les conditions particulières d’un travail de recherche à la fin du XVIIe siècle: non seulement il nécessite un vaste réseau de correspondants (subsumant les clivages religieux et politiques de l’époque), mais il exige de la patience (deux années et demie s’écoulent avant que les liens tissés avec Grimaldi ne portent leur fruit, p. 88 et suiv.) de même qu’une véritable stratégie d’échange: c’est ainsi que Leibniz envoie à des correspondants susceptibles de l’aider le tome de son dernier ouvrage6, en lui adjoignant le fameux mémoire »Desiderata circa linguas quorundam populorum« que Carhart a eu l’heureuse idée de traduire en appendice et dont il décrit avec précision la structure. Parmi les 24 points de ces »Desiderata«, certains concernent l’usage, dans l’analyse linguistique, du »Notre-Père«7, d’autres doivent contribuer à percevoir mieux les langues orientales en montrant comment elles rendent compte des réalités sociales et matérielles quotidiennes, et ce sans perdre de vue les différences géographiques - les paragraphes 2 à 12 établissant une sorte de »géographie linguistique« (chap. 5).

L’un des signes tant de l’intérêt croissant porté par Leibniz à l’Asie que de sa volonté d’en faire profiter la république des lettres est la publication, en 1697, des »Novissima Sinica«, recueil de rapports, rédigés à l’origine en français par des jésuites fins connaisseurs de la Chine – entre autres Gerbillon – rapports dont Leibniz avait pris connaissance que ce soit par l’intermédiaire de ses contacts avec des jésuites ou grâce à Johann Jacob Julius Chuno (1661‑1715), un haut fonctionnaire de Brandebourg et qu’il traduit en les commentant à la lumière des connaissances nouvelles qu’il avait acquises sur la question (chap. 6) et en demeurant ouvert à la diversité.

La perception sans a priori de cette dernière était, en outre, l’une des conditions pour que la méthode comparatiste qu’il applique aux langues porte ses fruits, méthode qu’applique Leibniz lors de son long échange avec le diplomate suédois Johan Gabriel Sparwenfeld (1655–1727) dans les années 1695–1697 (chap. 7). Au fil de leur correspondance qui tourne autour de la question des origines de la langue germanique, d’un côté, et des langues de la Grande Tartarie, de l’autre, Leibniz laisse clairement percevoir l’importance que revêt à ses yeux une étude systématique des langues – susceptible selon lui, de faire apparaître au mieux les liens unissant les peuples, même si l’analyse de ces derniers doit nécessairement recourir à d’autres concepts, comme ceux de religion ou de race (p. 151 et suiv.).

Eu égard à la nécessité de collecter de plus amples informations, Leibniz voit dans le séjour de Pierre le Grand à la diète électorale la chance de parvenir à des sources de première main. À des intermédiaires dont il attend beaucoup, il envoie donc tant des indications d’ordre généalogiques susceptibles d’intéresser la cour de Russie, espérant qu’en retour on pourra répondre à ses »Desiderata circa linguas«. Après quelques déceptions dues à des malentendus (p. 185), il en obtient en effet, profitant peut-être de l’intérêt que le Tsar lui-même portait aux langues. Par Chuno, Leibniz savait en outre que le souverain était enclin à faire sortir son pays de la barbarie et il n’étonne guère qu’il ait rédigé pour lui le plan d’une académie, plan connu de longue date8 mais dont Michael C. Carhart met surtout en lumière le caractère colonialiste et la prétention hégémonique de l’Europe (en passant sous silence, toutefois, la dimension religieuse9 et l’intérêt pour la chrétienté).

Avec Leibniz, l’étude des langues prend donc une nouvelle forme, et dès le dernier tiers du XVIIIe siècle, August Ludwig Schlözer (1735–1809) verra en lui le fondateur de la méthode linguistique en ethnologie dont le dernier chapitre précise l’originalité.

La tâche que s’était proposée l’auteur n’était guère aisée: montrer la naissance d’une nouvelle discipline dans ses implications méthodologiques au gré des pratiques de la république des lettres – telle que la percevait la fin du XVIIe siècle – et de la contingence d’une biographie. Et il avait lui-même conscience de la difficulté d’enfermer dans une narration linéaire des échanges au caractère fondamentalement circulaires (»to impose a linear narrative on what was essentially a circular and peripatetic turning of exchanges«, p. 31).

Cette difficulté, l’auteur l’a magistralement surmontée en proposant une étude qui, très abordable d’un point de vue linguistique, se lit parfois comme une passionnante enquête policière et qui montre bien les enjeux de la recherche leibnizienne sur la linguistique comparée, tout en laissant toujours bien sentir de quelle manière le savoir scientifique naît et s’éploie à l’époque de Leibniz, de sorte que »Leibniz discovers Asia« est aussi une contribution bienheureuse à la praxéologie de l’histoire au début de l’époque moderne.

1 Il va de soi que parmi les précurseurs de Carhart sur ces questions, il faudrait citer, par exemple, les travaux de Jürgen Osterhammel comme, id., Die Entzauberung Asiens. Europa und die asiatischen Reiche im 18. Jahrhundert. Munich 1998.
2 Voir, par exemple, l’excellent article de Frédéric de Buzon: »Leibniz étymologie et origine des nations«, dans: Revue française d’histoire des idées politiques 2012/2 (No 36), p. 383–400.
3 L’intérêt de Leibniz ne se limite pas seulement à la langue, mais émane du souci que l’échange scientifique et culturel entre l‘Europe et l’Asie profite également à l’une et à l’autre.
4 Voir Gottfried Wilhelm Leibniz, Der Briefwechsel mit den Jesuiten in China (1689–1714). Französisch, lateinisch, deutsch. Herausgegeben und mit einer Einleitung versehen von Rita Widmaier. Textherstellung und Übersetzung von Malte-Ludolf Babin, Hambourg 2006 (Philosophische Bibliothek, 548).
5 Voir, par exemple, Joseph Sebes, Jesuit Attempts to Establish an Overland Route to China, Canada-Mongolia Review 5 (1979), p. 51–67.
6 Comme le montrera le sixième chapitre, la stricte hiérarchie de la société durant l’époque baroque nécessite aussi que cet envoi se fasse de manière détournée (voir p. 103 et suiv.).
7 Voir Toon van Hal, Leibniz, das Vaterunser und die Sprachvielfalt, in: Martin Grötschel u. a. (Hg.), Vision als Aufgabe. Das Leibniz-Universum im 21. Jahrhundert, Berlin 2016, S. 255–264.
8 Voir déjà Wladimir Guerrier, Leibniz in seinen Beziehungen zu Rußland und Peter dem Großen, St. Petersburg, Leipzig 1873, p. 14 et suiv.
9 Cette dimension est de fait importante, comme en témoigne le neuvième chapitre qui aborde la correspondance qu’entretient Leibniz avec des Jésuites résidant en Chine ou à Paris.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Christophe Losfeld, Rezension von/compte rendu de: Michael C. Carhart, Leibniz discovers Asia. Social Networking in the Republic of Letters, Baltimore (The Johns Hopkins University Press) 2019, 324 p., 13 ill., ISBN 978-1-42142-753-9, EUR 48,00., in: Francia-Recensio 2021/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79534