Dans la tradition initiée par l’historien allemand Wolfgang Reinhard, les études sur les »réseaux clientélaires« continuent de bénéficier d’un fort renouvellement et d’une grande fécondité. L’étude abordée ici sur les réseaux de clients des envoyés espagnols et pontificaux à la cour de l’Empereur Rodolphe II en fournit un exemple. Fruit d’un projet de recherche des deux historiens tchèques Tomáš Cernušák et Pavel Marek, l’étude a été traduite en allemand par Eliška Bokovà et publiée (exclusivement) dans cette langue.
Cet ouvrage compare les envoyés pontificaux et espagnols à la cour impériale de Prague au point de vue de leurs réseaux, des canaux d’information et des canaux de communication qui les lient à leurs clients. Le postulat de l’ouvrage est que les envoyés du chef de l’Église romaine et du roi catholique formaient des »centres de pouvoir« à la cour de l’empereur. Sur cette base, les auteurs se demandent comment cette position pouvait s’avérer efficace, comment elle était mise en place et comment elle avait été maintenue. Ils formulent leur réponse en fonction des réseaux de clientèle et de patronage que ces ambassadeurs construisaient, entretenaient et exploitaient au nom et dans l’intérêt de leurs princes.
De plus, Tomáš Cernušák et Pavel Marek remarquent une alliance diplomatique (»diplomatische Allianz«, p. 58) des envoyés pontificaux et espagnols à la cour impériale, qui constitue une réalité permanente (»Die Zusammenarbeit der Diplomaten beider katholischen Mächte wurde zur dauerhaften Realität des Kaiserhofes«, p. 254) malgré les divergences macropolitiques de ceux qui les avaient envoyés. Les moteurs de cette coopération étaient d’éliminer le protestantisme dans l’Empire, la mise en œuvre du catholicisme post-tridentin dans les pays des Habsbourg autrichiens ainsi que l’unité de la maison des Habsbourg.
Après un examen détaillé de l’influence politique des nonces et des envoyés, les réseaux sont d’abord caractérisés, puis les stratégies de maintien des réseaux sont analysées – l’introduction contient un aperçu chronologique des missions des 16 nonces et des quatre envoyés espagnols à l’époque de Rodolphe II. Après une introduction explorant le lien historiographique entre »diplomatie« et »cour« et le positionnement de l’étude dans l’état de la recherche internationale, les auteurs se tournent d’abord vers l’influence politique des différents nonces et des envoyés du roi espagnol à la cour impériale.
Avec ses 113 pages, ce chapitre occupe la majeure partie du livre. Il aboutit à renforcer la désignation des ambassades comme des centres de pouvoir dans les processus de décision à la cour, et s’interroge sur leurs modes de vie et leur coopération. Les ambassadeurs sont décrits comme des protagonistes majeurs, dont la mission à la cour impériale était aussi cruciale pour leur propre carrière. En même temps, les auteurs s’interrogent sur les fondements de l’influence et de la coopération hispano-papale à la cour impériale et les identifient dans la politique de l’impératrice Marie d’Espagne, sœur du roi Philippe I, épouse de l’empereur Maximilien II et donc mère de l’empereur Rodolphe II (p. 62‑68). Par des mariages orchestrés entre les nobles espagnols et autrichiens/tchèques, l’impératrice créait la clientèle dont, vers 1600, la diplomatie espagnole et papale pourrait faire usage. L’exemple de l’occupation des offices d’État de Bohême en 1599 montre l’influence des diplomates grâce à ce réseau – une influence qui est précisée pour le reste du règne de Rodolphe et pour la dispute fraternelle des Habsbourg (Bruderzwist). Comme l’état de santé de l’empereur s’aggravait d’une part et son ressentiment envers ses partenaires catholiques et leurs ambassadeurs grandissait d’autre part, il devenait nécessaire de recourir plus souvent au réseau de clients à la cour. Dans ces conditions, après 1600, la question conflictuelle de la succession et les conflits politiques religieux dans le royaume de Bohême intensifiaient la coopération hispano-papale à Prague. À partir de 1608, il y avait un partenariat étroit et intensif lié par un intérêt commun: la réconciliation des Habsbourg (p. 108).
Selon les auteurs, cette coopération hispano-papale était fondée sur des objectifs convergents et un réseau partagé: Les deux parties utilisaient les mêmes clients dans les plus hauts offices de la cour. Cependant, les auteurs identifient des structures et des différences dans ces réseaux des ambassadeurs. Tout d’abord, ils rejettent les termes communs de »faction« ou de »parti« tant pour le réseau pontifical que pour le réseau espagnol et parlent plutôt de réseaux clientélaires de nature confessionnelle (p. 166). Du côté des clients, les réseaux étaient motivés sur le plan idéologique, religieux ou matériel tandis que les ambassadeurs tiraient plusieurs avantages politiques de leur clientèle, à savoir des informations sur l’empereur, sa santé et ses décisions, la transmission des déclarations des ambassadeurs lorsque les diplomates n’étaient plus admises en audience et la mise en œuvre de projets et d’intérêts pontificaux ou espagnols (l’obtention de titres, de droits et de privilèges, la lutte contre l’hérésie). L’appartenance au réseau des clients était majoritairement décidée par les ambassadeurs sur place, mais dans le cas papal, il y avait aussi d’autres moyens de gestion du réseau comme les relations finales, les instructions principales et les brefs de recommandation, qui garantissaient la reproduction du réseau alors que les nonces changeaient fréquemment.
Les réseaux des ambassadeurs pontificaux et espagnols se recoupaient non seulement dans leur dimension personnelle mais aussi dans leur dimension spatiale: au-delà des antichambres sur le Hradschin, les diplomates rencontraient leurs clients dans les nombreuses résidences et monastères de Prague, lors de fêtes et d’offices religieux, et y pouvaient discuter des options à venir. Les stratégies de récompense pour les clients étaient tout aussi variées: alors que les Espagnols, en plus des ordres de chevalerie et de la plus haute distinction de la Toison d’or, comptaient sur des incitations matérielles avec des pensions (héréditaires) et des cadeaux, les nonces accordaient presque exclusivement des avantages, des beneficia ou des honneurs pontificaux.
L’étude de Tomáš Cernušák et Pavel Marek offre des résultats importants qui sont pertinents dans diverses perspectives de l’histoire de la cour et de la diplomatie. D’une part, il y a l’analyse concise d’une diplomatie vers 1600 conditionnée par les particularités du complexe territorial des Habsbourg, et permise par le maintien de structures (les réseaux de communication espagnol et pontifical) et de références idéologiques (l’unité de la dynastie) prégnantes. L’un des principaux résultats, la fluidité et le besoin de conservation et de stratégie des réseaux clientélaires dans la diplomatie n’est pas particulièrement nouveau, mais il est bien documenté et justifié dans cette étude. En outre, l’ouvrage offre des points de comparaison utiles pour interroger le rôle politique de l’impératrice (ici: Marie d’Espagne). Enfin, la coopération entre les envoyés, malgré des divergences de leurs princes, suscite le besoin d’examiner de plus près la communauté des diplomates dans des espaces spécifiques comme la cour.
L’ouvrage étudie la »diplomatie« au sens de la nouvelle histoire de la diplomatie, qui ne peut être appréhendée avec les implications contemporaine du terme. Dans cet exemple de Prague, les réseaux de clients étaient à la fois une condition préalable et le résultat de l’activité diplomatique. Mais qui jouait le rôle de patron dans ce clientélisme? Les auteurs suggèrent que les courtisans de Prague dépendaient du roi d’Espagne ou du pape lui-même comme patron, tandis que les ambassadeurs assumaient le rôle de »brokers«. Cependant, les zones d’influence et les options de contrôle des ambassadeurs envers les clients soulèvent la question de savoir si le rôle intermédiaire ne correspond pas lui-même à celui du patron. Pour être broker, les nonces et les ambassadeurs espagnols disposaient d’une grande liberté dans la sélection, l’instruction et l’évaluation des clients, et faisaient fond sur leurs dispositions personnelles, leur confiance et leurs intérêts, même si le prince et sa cour approuvaient la relation de clientèle et la rendaient (financièrement) possible.
Dans l’étude, le traitement des princes impériaux suscite l’étonnement. D’une part, ceux-ci sont appelés à tort princes souverains [sic] du Saint Empire romain (»souveräne Fürsten im Heiligen Römischen Reich« p. 242, comme aussi p. 226), et d’autre part, ils sont mentionnés de façon assez éclectique comme des clients (du roi d’Espagne). Dans ces exemples, une distinction plus claire entre les princes d’Europe centrale dans la sphère d’influence espagnole et le réseau de clients des ambassadeurs à la cour impériale aurait été souhaitable. Cependant, la grande majorité des relations de clientèle discutées sont établies à la cour de l’empereur.
En plus des contributions substantielles de cet ouvrage, ses réalisations historiographiques sont appréciables: La prise en compte de la littérature allemande, française, anglaise, espagnole, italienne et tchèque permet une large perspective sur l’état de la recherche. Le corpus de sources d’archives de neuf pays européens, y compris les fonds d’archives aristocratiques tchèques, conduit à une présentation facilement compréhensible. Les auteurs s’adaptent toujours à leurs lectrices et lecteurs en traduisant toutes les citations de source dans le texte et en les citant de l’original dans les notes de bas de page. De plus, une version numérique du livre est disponible pour les utilisateurs disposant des licences appropriées.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jonas Bechtold, Rezension von/compte rendu de: Tomáš Cernušák, Pavel Marek, Gesandte und Klienten. Päpstliche und spanische Diplomaten im Umfeld von Kaiser Rudolf II., Berlin, Boston (De Gruyter Oldenbourg) 2020, VI–298 S., ISBN 978-3-11-061383-4, EUR 69,95., in: Francia-Recensio 2021/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79535