Depuis les années 1980, la recherche historiographique sur l’aube des Lumières apporte un intérêt particulier à la praxéologie1, approche qui tente de mettre en lumière des pratiques perçues comme mode d’action spécifique à un groupe particulier, et qui a tout particulièrement profité de la théorie de l’acteur-réseau énoncée par Bruno Latour.

C’est dans cette perspective que s’inscrit le recueil d’articles publié par Markus Friedrich et Jacob Schilling sous le titre »Praktiken frühneuzeitlicher Historiographie«, qui rassemble les textes de conférences d’un congrès tenu au printemps 2017, dont l’objectif était de mettre en lumière comment, au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, on écrivait l’histoire et d’aborder, par conséquent, le travail de l’historien de cette époque sous toutes ses perspectives, qu’elles soient matérielles, institutionnelles, confessionnelles, etc.

Il ne suffit pourtant pas d’écrire l’histoire: il faut aussi, pour ainsi dire, la rendre visible. À ce titre, recourir ou à des cartes, ou à des illustrations (sous la forme de gravures), est également un aspect non négligeable, comme l’indique Ramon Voges dans son étude sur Franz Hogenberg. Par une fine analyse tant de scènes que de cartes historiques conçues dans l’atelier de Hogenberg, Voges démontre combien ce dernier recourt à une »rhétorique de l’évidence« (p. 34) pour présenter l’essentiel de l’événement historique à un public soucieux de se faire lui-même une idée de ce qui s’est passé. Dans le même temps, la disposition de la gravure et les choix qu’elle révèle dans la représentation d’un événement, loin de placer l’observateur dans une posture passive, l’invitent à prendre position, de sorte que l’illustration participe de la formation d’une opinion politique (»Un regard jeté dans l’atelier de Franz Hogenbergs [vers 1535–1590]«, p. 19–41).

Une narration historique n’est pas moins vierge d’une orientation politique que ne l’est l’illustration d’un événement. Harald Bollbuck dans la contribution qu’il consacre aux »Centuries de Magdebourg« (1559–1574) en montre bien l’intention apologétique, après avoir retracé la gestation du groupe d’historien qui devait se lancer dans ce vaste programme d’historiographie chrétienne: pour les historiens rassemblés autour de Matthias Flacius Illyricus et Nikolaus von Amsdorf, il s’agit, en effet, de prouver que la religion luthérienne, loin d’être un nouveau dogme, est la parfaite expression de la vérité évangélique. Pour le démontrer, Illyricus et Amsdorf s’appuient sur l’analyse critique de nombreuses sources auxquelles ils accèdent grâce à un vaste réseau de correspondants issus des milieux théologiens, humanistes et diplomatiques. Et Bollbuck cherche à décrire les démarches entreprises pour garantir aussi le financement très coûteux de l’entreprise, comme l’utilisation d’un réseau de libraires déjà existant permettant de réduire les frais de port et le recours à la pratique de la dédicace d’acquérir, parfois, de nouvelles sources d’argent. Que des aspects contingents soient en mesure d’exercer une influence sur la rédaction de l’histoire, Bollbuck le montre, dans le second pan de son article, en analysant combien un historien, en l’occurrence David Chytreus, dont l’approche s’apparente à celle des auteurs des Centuries, n’échappe pas à certaines pressions de la part des autorités locales, en vertu desquelles il infléchit parfois sa narration (»Prétention à la vérité, critique des sources et œuvres commanditées. Reconstructions du passé sous la plume de théologiens luthériens au XVIe siècle«, p. 43–84). La comparaison de la démarche des auteurs des »Centuries« et de l’»Historia Saxoniae« est heureuse, dans la mesure où elle permet bien de ressentir les formes différentes que peut prendre une conception, pourtant analogue, de l’histoire.

Un pareil constat vaut pour les historiens attitrés d’un même souverain, en l’occurrence du duc Maximilien Ier de Bavière. En dépit d'une conception humaniste commune, grâce à laquelle Marx Welser, Matthäus Rader et Christoph Gewold parviendront à entretenir une correspondance empreinte de respect, leur origine et leur position sociale respective influencent manifestement la manière dont ils rédigent l’histoire, et ce tant dans le choix des sujets traités que la façon dont ils les abordent, mettant l’accent qui sur l’aspect juridique, qui sur la dimension juridique, qui sur une relecture par des pairs (Magnus Ulrich Ferber, »Recherche – critique – réception. La fonction de la correspondance érudite chez les historiens de la cour de Bavière Welser, Rader et Gewold«, p. 85–113).

Les correspondances érudites d’historien ne s’éploient pas seulement de manière horizontale, mais ont également une dimension verticale que révèle bien le »carnet d’adresses« dans lequel le moine bénédictin Bucelin, à partir de 1670, a répertorié pas moins de 376 noms, carnet étudié par Stefan Benz (»Le carnet d’adresses de l’historien Gabriel Bucelin OSB (1599–1681)«, p.115‑140). L’œuvre historique de Bucelin, renommée à son époque, n’aurait guère été possible sans les informations auxquelles il pouvait accéder grâce à ses relations professionnelles et aussi familiales, en particulier avec les milieux de la noblesse. Les représentants de cette dernière que l’on est, dès lors, en droit de considérer comme des acteurs (au sens de Latour) de la république des lettres, pouvaient en retour attendre que des informations exactes concernant leur famille soient publiées dans un contexte en garantissant la validité – une dimension capitale à une époque où le prestige symbolique s’exprimait dans le détail des titres auxquels on pouvait prétendre.

Plus problématique est le rapport à ces sources que sont les pèlerins orthodoxes venus de Constantinople pour quêter des fonds destinés à payer ou les impôts que devait verser l’Église orthodoxe aux autorités ottomanes, ou les rançons nécessaires pour libérer les Chrétiens de l’esclavage. Être en contact avec eux pouvait constituer une source précieuse afin d’approfondir les connaissances sur le monde oriental à condition d’en vérifier la qualité et l’authenticité, comme le fait, par exemple, Christoph Arnold, au risque de constater – ce qui aboutit chez Wilhelm Ernst Tentzel à une amère déception – que leur fiabilité n’allait pas de soi. De fait, comme l’analyse finement Stefano Saracino, la communication entre les érudits du Saint-Empire et les pèlerins était entravée par des intérêts différents et même des préjugés de la part des uns ou des autres (»Les pèlerins grecs orthodoxes en quête d’aumône (Almosenfahrer) dans le Saint Empire romain germanique«, p. 141–173).

La question de l’acquisition et du (re)travail des sources n’est pas le seul problème auquel est confronté l’érudit à l’aube des Lumières. Son travail dépend aussi, comme l’examine précisément Andreea Badea, de l’accès à un poste stable, ce qui n’est pas sans conséquences sur le choix des sujets voire de la discipline choisie, comme l’illustre la biographie de Francesco Bianchini (1662‑1779) qui délaissa ses travaux dans l’astronomie et les sciences naturelles, conscient qu’il ne pourrait bénéficier, sinon, de la protection du pape Alexandre VIII réticent vis-à-vis de ces dernières (et qui n’aurait jamais approuvé les tendances galliléistes de Bianchini) et opta par la suite pour l’histoire après qu’Innocent XI, le successeur d’Alexandre, avait fait de publications historiques la condition pour postuler à un poste dans les bibliothèques du Vatican. L’»Istoria Universale«, fruit de ce changement de direction, est une œuvre qui a fait date, non seulement par la méthode qu’utilise Bianchini, mais aussi par le programme didactique qu’il y formule, programme dont Badea montre très bien les tenants et les aboutissants (»›Par la présente, j’ai l’honneur de me porter candidat au poste de …‹. Francesco Bianchini et son Istoria Universale. Entre érudition et poste à la curie romaine«, p. 176‑192).

Recherche de sources et jugement critique porté sur elles, souci d’une approche méthodique solide et positionnement sur des questions politiques: trois aspects que révélaient les contributions précédentes et qui constituent le fondement de l’analyse, proposée par Kai H. Schwahn, de l’édition d’une célèbre chronique médiévale par Johann Schilter (1632–1705). Avocat à Strasbourg où il défendait les droits de la ville, dont les édiles étaient majoritairement protestants, contre les prétentions de la couronne de France au lendemain de la capitulation de 1681, il entreprend l’édition d’une chronique médiévale réputée. La qualité de son méticuleux travail d’édition a été reconnue par les contemporains avec lesquels il correspondait (comme Leibniz, Tentzel et Mabillon, par exemple). Les commentaires, ayant parfois l’apparence d’un véritable traité, qu’il apporte au texte médiéval sont l’occasion, pour Schilter, de défendre les droits de la ville de Strasbourg, ce qu’il fait souvent très subtilement afin de n’attiser point les conflits (»Entre résistance et soumission. Remarques sur l’édition, par Johann Schilter, de la Chronique de Strasbourg de Johann Twinger von Königshofen à l’horizon de la capitulation de Strasbourg [1681] p. 197–225).

Dans une longue contribution à la très riche documentation, Stephan Waldhoff montre bien comment Leibniz a rassemblé les documents nécessaires à la »Mantissa«, profitant largement, d’une part, de la »générosité« d’érudits prêts à transmettre des informations aux représentants de la république des lettres, une république qui, sans cela, ne saurait exister et, de l’autre, de son vaste réseau de correspondants. Ce qui frappe à la lecture de l’article de Waldhoff, c’est l’écart flagrant entre le nombre de documents mis à la disposition de Leibniz et ceux que ce dernier a effectivement publiés. Pour tenir en partie à un malentendu quant à la nature des documents que Leibniz souhaitait éditer, le choix qu’il opère parmi ceux qu’on lui envoie est indissociable de la position sociale des contributeurs, confirmant par là l’interaction, déjà relevée dans le recueil entre les conditions socio-politiques et les choix scientifiques (»L’acquisition de sources par Leibniz pour la rédaction de ›Mantissa Codicis juris gentium diplomatici‹«, p. 227‑281).

Le traitement de sources si nombreuses comme celles dont disposait Leibniz pour les »Annales Imperii« aurait été une gageure sans l’aide de collaborateurs fiables et efficaces chargés d’en rédiger des extraits et de les classer selon les vœux de l’éditeur comme l’étaient Johann Friedrich Feller ou Johann Georg Eckhart. C’est à un troisième, moins connu, que s’attache Nora Gädecke: Johann Friedrich Hodann – même si les constats qu’elle formule ne seront confirmés que lorsqu’auront été dépouillés intégralement les fonds sur lesquels elle s’appuie – un collaborateur dont Leibniz s’est apparemment montré peu satisfait (»Johann Friedrich Hodann, un collaborateur de l’atelier d’historien de Leibniz«, p. 283–306).

La création d’une œuvre scientifique implique, au-delà de l’auteur, un certain nombre d’acteurs, comme on peut l’illustrer aussi à partir de l’»Historia Fuldensis de Johann Friedrich Schannat (1683–1739)«. La vie de ce dernier, dont la situation financière précaire n’avait rien d’exceptionnel jadis, permet de bien percevoir les étapes qui étaient nécessaires pour pouvoir participer à la république des lettres. Ayant appris par un de ses contacts que le prince-abbé von Buttlar cherchait un rédacteur pour l’histoire de l’abbaye de Fulda, Schannat met à profit le réseau qu’il entretenait pour obtenir le poste, de même qu’il y recourra pour collecter un certain nombre d’informations – l’orientation scientifique de son ouvrage étant indissociable des fonds auxquels il a pu avoir accès ou non. Pour ce qui est du travail sur ces sources, Schannat travaille avec le même souci méthodique que ses contemporains, s’inspirant par exemple de la méthode de Mabillon et il ne se montre pas moins préoccupé qu'eux de reproduire certains artefacts, allant même jusqu’à engager, pour ce faire, deux moines du couvent de Fulda à qui il transmet son savoir paléographique (Joëlle Weis, »Avant que naisse un livre. La gestation de l’›Historia Fuldensis‹« (p. 309–330).

Le dialogue que, de manière fondamentale, les historiens entretiennent entre eux au sein de la république des lettres s’opère aussi de manière indirecte, comme en témoigne le passionnant article rédigé par Lisa Regazzoni sur la découverte de vestiges gallo-romains sur le mont Donon et leur interprétation successive. Après que Dom Alliot a rendu compte de découvertes faites à l’été 1692, il se livre, avec son frère, à une description et analyse précises du lieu ainsi que des résultats des fouilles dont il fait état aussi dans le »Journal des Sçavants« (son rapport faisant l’objet de commentaires de la part de Jean Mabillon). Ces résultats sont divulgués ensuite à un public européen grâce à l’œuvre dirigée par Bernard de Montfaucon: l’Antiquité expliquée et représentée en figures (1719–1724) qui les analyse simplement en se fondant sur des illustrations. Bien plus, Montfaucon procède, parmi les artefacts découverts, à une sélection qu’il interprète, hors contexte comme des »mercures sans sexe«, sans se soucier des thèses qu’avait formulées Alliot. Son interprétation sera reprise par Jacques Martin dans »La Religion des Gaulois« (1725), puis remise en cause par Dom Calmet (»Notice de la Lorraine«, 1756) – qui lui non plus n’avait certainement pas vu les statues en question puisque c’est seulement au début du XIXe siècle qu’un nouvel examen des statues montrera qu’elles avaient bien un sexe, Lisa Regazzoni prouvant bien par là le potentiel des images dans la création de »vérités« scientifiques (»Comment le Donon est parti pour Paris et en revenu. Circulation et transformation de vestiges gallo-romains … «, p. 331–370).

Bien qu’il soit parfois difficile, a posteriori, de distinguer ce qui relève d’une pratique érudite de ce qui appartient à la normalité, on peut, à l’instar de Thomas Wallnig faire apparaître quelques caractéristiques du monde érudit au XVIIIe siècle, comme le souci d’une forme d’économie dans les échanges et de leur rationalisation (»Berhard Pez envoie une lettre. Remarques sur l’intersection entre pratiques érudites et non-érudites«).

Dès la fin du XVIIe siècle, on peut noter, enfin, la volonté marquée de procéder de manière systématique dans l’application de la méthode de l’histoire, ce qui aboutit, dans les milieux universitaires, à la naissance d’une pratique nouvelle, qui jouira d’une grande popularité: celle de cours se fondant sur l’étude de la presse (»Zeitungskolleg«) dont Kai Lohsträter propose une analyse aussi fine qu’exhaustive (»Histoire contemporaine, empirisme et pragmatisme. Le ›Zeitungskolleg‹ comme champ d’expérimentation de méthodes historiques modernes«, p. 387‑436).

La lecture de »Praktiken frühneuzeitlicher Historiographie« est certainement très enrichissante, car elle éclaire maints aspects de la production historiographique à l’aube des Lumières. Certes, le choix des sujets pourrait sembler disparate, ce qui est, souvent, le cas dans des conférences telles que celle qu’ont organisée Marcus Friedrich et Jacob Schilling. Il serait pourtant injuste de voir dans le recueil une simple illustration de la praxéologie de l’histoire érudite du XXIe siècle. En effet, il permet au lecteur vigilant de comprendre tout ce qu’il faut considérer lorsqu’on aborde le monde des historiens et celui de la pensée historiographique au tournant du XVIIe et au XVIIIe siècles. De plus, et les éditeurs ont raison de le souligner dans leur préface (»Remarques introductives sur le sujet, l’approche et l’intérêt d’une histoire scientifique de l’historiographie«), c’est en multipliant les études relevant de la microhistoire que l’on peut espérer améliorer, de manière structurelle, la connaissance d’une époque.

1 Sur la généalogie de cette approche historiographique, voir Marian Füssel, Praxeologische Perspektiven in der Frühneuzeitforschung, dans: Arndt Brendecke (dir.), Praktiken der Frühen Neuzeit. Akteure, Handlungen, Artefakte. Frühneuzeit-Impulse, t 3., Cologne, Weimar 2015, p. 21–33.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Christophe Losfeld, Rezension von/compte rendu de: Markus Friedrich, Jacob Schilling (Hg.), Praktiken frühneuzeitlicher Historiographie, Berlin, Boston (De Gruyter Oldenbourg) 2019, VIII–445 S., 10 Abb. (Cultures and Practices of Knowledge in History/Wissenskulturen und ihre Praktiken, 2), ISBN 978-3-11-057230-8, EUR 79,95., in: Francia-Recensio 2021/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79537