L’étude des pratiques médiévales de l’écrit reste un sujet neuf pour l’historienne et l’historien. Bien que les travaux à ce propos se soient multipliés depuis quelques décennies, ils connaissent un constant renouvellement, dont témoigne ce recueil stimulant, qui s’attache à une question rarement abordée: l’innovation dans le contexte de la »révolution documentaire« de la fin du Moyen Âge. Ce bouleversement du rapport à l’écrit, largement analysé par l’historiographie depuis les travaux de Michael Clanchy, repose non seulement sur une massification de la production et de l’utilisation de l’écrit, mais aussi sur une diversification de ses usages. Il va donc de pair avec la genèse de nouveaux types d’écrits, comme le souligne Harmony Dewez dans une introduction très éclairante: ces créations répondent à des besoins documentaires inédits et, en retour, en suscitent d’autres, susceptibles à leur tour d’infléchir le paysage scripturaire. Dans ce mouvement constant, qui transforme progressivement jusqu’aux modes de pensée, l’innovation joue un rôle essentiel, même si elle avance le plus souvent masquée: ainsi que le rappelle Jean-Baptiste Santamaria dans une contribution essentielle sur le rapport à l’innovation qu’entretiennent les administrations comptables, une telle notion est si décriée politiquement que la nouveauté doit être parée des vertus de l’antiquité pour s’imposer. C’est à la démasquer sous toutes ses formes que s’emploient les contributions réunies ici par Harmony Dewez.

Pour ce faire, elles s’attachent avant tout à observer comment une institution ou un individu crée de nouveaux outils documentaires et les modèle progressivement pour qu’ils répondent au mieux à ses besoins. Les écrits ainsi produits peuvent se couler dans un moule déjà éprouvé, tels les cartulaires en rouleau de l’abbaye de Margam au début du XIIIe siècle (Élodie Papin), ceux de la ville d’Amiens au XIVe siècle (Marie-Émeline Sterlin) ou encore les registres de délibérations des villes champenoises au XVe siècle (Cléo Rager). Ils peuvent aussi revêtir des formes plus originales, que la critique a souvent occultées par l’emploi réducteur, bien que commode, des termes »cartulaire« ou »registre«. En réalité, il s'agit le plus souvent d'objets hybrides, élaborés au gré de phases successives de cartularisation et d’enregistrement – deux processus complémentaires qui se distinguent par le moment où ils interviennent dans le cycle de vie des documents copiés, le premier s’attachant à des archives déjà constituées, le second à des écrits qui circulent encore, qu’ils soient destinés à être transmis à leur destinataire ou à être directement archivés. Ainsi le »Livre rouge« de l’échevinage de Reims, dont Emmanuel Melin détaille les phases de constitution au fil du XIVe siècle, forme-t-il un véritable »registre‑cartulaire«. Quant aux volumes créés au cours du XIVe siècle par l’archiprêtre de Lesparre-Médoc et par le seigneur de Gâtines en Anjou, leur composition est plus hétérogène encore, puisqu’ils mêlent documents authentiques et écrits de gestion autour d’un censier qui en constitue le noyau primitif. Isabelle Bretthauer et Marlène Hélias-Baron proposent donc de les qualifier de »livres de gestion«, une expression parfaitement adaptée pour désigner les nombreux »livres«, »manuels« et »mémoriaux« dans lesquels individus et institutions ont rassemblé des documents hétéroclites à des fins de gestion et d’administration – ce qui inviterait à parler plus largement de »livres de gestion et d’administration«. C’est un des grands mérites de ce volume que d’attirer l’attention sur ces outils trop peu étudiés.

La mise en lumière de ces créations documentaires permet également de mieux saisir les circonstances qui poussent à innover. Dans des institutions aux pratiques conservatrices, l’impulsion initiale vient le plus souvent – si ce n’est toujours – de l’extérieur, qu’il s’agisse des menaces que fait peser un concurrent sur les biens et les droits acquis, ou du contrôle qu’entend désormais exercer une autorité supérieure: les innovations documentaires sont d’abord des outils défensifs. À ce titre, le contexte de la guerre de Cent Ans stimule de telles créations, en particulier dans les villes: à Amiens comme en Champagne, les relations tumultueuses avec le pouvoir royal et les tensions urbaines sont un terreau fertile pour faire fleurir les initiatives.

Est-il possible d’en savoir plus et de déterminer à quelles sources scribes et administrateurs puisent leur inspiration? L’enquête est difficile: à travers les écrits présentés ici, on devine parfois l’emploi de modèles documentaires, notamment lorsque des registres de délibérations municipales sont créés dans les villes champenoises sous l’égide de la royauté. De même les institutions financières des princes imitent-elles ouvertement celles du roi de France. Dans les autres cas étudiés, il est impossible d’en savoir davantage: les processus mobilisés pour innover demeurent dans l’ombre. Sans nul doute les parcours personnels jouent un rôle essentiel: comme le souligne Jean-Baptiste Santamaria, l’innovation est d’abord individuelle et elle se nourrit de l’expérience de chacun. C’est donc au gré des carrières des scribes et des administrateurs que circulent les techniques scripturaires. Rares sont cependant les hommes qui sortent de l’anonymat: le présent recueil offre quelques portraits, dont le plus intéressant est celui de Pey de La Fita, archiprêtre de Lesparre, mais aussi notaire public et auteur pour l’archevêque et le chapitre de Bordeaux de multiples écrits (rentier, obituaire, comptes); la confrontation de ces documents avec le »livre de gestion« établi par Pey serait assurément riche d’enseignements sur la literacy de ce dernier et sur sa capacité à transposer à son profit les pratiques qu’il a mises en œuvre dans d’autres cadres. On regrettera que le présent recueil ne se soit pas davantage attaché à ces hommes de l’écrit, pour autant qu’il était possible de les suivre.

La part prépondérante que joue l’initiative individuelle dans l’innovation documentaire explique également que celle-ci soit fragile et souvent éphémère. Toutes les études de cas présentées ici soulignent combien les productions écrites sont le fruit de tâtonnements, d’un »bricolage«, au sens conféré par Claude Levi-Strauss à cette notion. Aussi l’innovation peine-t-elle à s’enraciner. Il convient donc de ne pas oublier qu’à côté des réussites documentaires, qui ont parfois transformé en profondeur le paysage scripturaire d’une institution, s’accumulent les essais avortés à plus ou moins brève échéance, bien plus discrets, mais attestés ici par une page inachevée, là par un brusque changement de plan dans un volume. Même quand une innovation documentaire prévaut un temps, sa transmission aux générations ultérieures reste une gageure: c’est seulement lorsqu’elle passe des mains d’individus à celles d’une institution que sa pérennité est assurée, comme le souligne la contribution de Jean-Baptiste Santamaria qui vient brillamment clore le recueil. Elle s’intègre alors au »style« en vigueur et devient tradition.

Au total, c’est un questionnement renouvelé sur la révolution documentaire et ses mécanismes qu’offre le présent volume. Si les six études de cas réunies ici ne prétendent pas épuiser le sujet, elles invitent à être plus attentifs à toute la diversité typologique des écrits médiévaux et ouvrent des perspectives d’analyse fécondes sur leur genèse et leur transmission.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Olivier Canteaut, Rezension von/compte rendu de: Harmony Dewez (dir.), Du nouveau en archives. Pratiques documentaires et innovations administratives (XIIIe–XVe siècle), Vincennes (Presses universitaires de Vincennes) 2019, 192 p. (Médiévales, 76), ISBN 978-2-37924-028-7, EUR 20,00., in: Francia-Recensio 2021/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79550